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Chutes d’une vie – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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Chutes d’une vie

Intérieur : Table (Sur le jour fugace) est la nouvelle création de la Cie Emile Saar dont la création est reportée au printemps prochain, mais se donnait à voir pour une poignée de gens.

Intérieur : Table (sur le jour fugace) se donnait à voir le 23 novembre devant un petit comité au Théâtre du Merlan. Et d’une certaine manière, ce spectacle résonnait bien avec cette salle étrange, faite de « pros », comme on dit : On y cherche la vie. Elle arrive par bout, par morceaux, là où la citation, le souvenir, ou disons simplement le théâtre arrive à l’arracher de la répétition. Fugace oui, c’est fugace, la vie et sa manifestation. On vacille ainsi entre ces fugacités et un abandon à ce qui a été, ou plutôt on se surprend de trouver de la vie là où tout a été. C’est à partir de ces repas de famille où on ne sait plus qui est père, qui est fille, qui est mère, qui est fils, c’est à partir de cette déprime, d’un espoir passé, mort, ou d’une socialité moche de bourgeois toujours près du fascisme et que quelque chose retourne comme une chaussette, que surgit un élan de vie, inattendu. Tout à coup cela danse, ça danse une valse ou un Madison, il y a des joies qui traversent l’air et ça chute. Ils chutent souvent, Anne-Sophie Derouet et Vincent Joly, tous deux d’une précision folle, on a tendance d’être fasciné par cette virtuosité. Cette virtuosité même dans la chute, ils dansent en chutant. Et ce spectacle qui est fait de morceaux de cinéma rejoués, on pourrait dire par des chutes d’un film d’une vie ou de plusieurs vies (mais n’avons-nous pas tous plusieurs vies ? Et quand on regarde ces chutes de vies, ne se dit-on pas cela pourrait être la mienne ?), ce spectacle de chutes met ces morceaux en danse. Une danse un peu folle dans une lenteur tranquille. Cela tourne et on perd le file quand on veut en tenir un. Mais n’est-ce pas cela aussi notre vie ? Nous ne maîtrisons rien et on veut nous faire croire que nous sommes responsables. Alors qu’il n’y a que des moments.

Marie Lelardoux nous met devant cela et renoue ainsi avec cette expérience si intime de vivre qui est condamné à notre solitude. Les trois comédien.ne.s – je n’ai pas encore nomme Johana Giacardi alias « Jojo » qui est là et pousse des tables comme on les poussera jusqu’à la fin des jours, ou plutôt jusqu’à la mort qui nous attend comme elle a attendu cette grande-mère, et qui nous jettera dans le noir – les trois comédien.n.es esquissent dans ce noir, qui suit la mort, un regard, éclairé par une allumette, vers le public, mais ils ne semblent rien y avoir. Une deuxième tentative plus tard : « What’s your name ? How are you ? » Rien.

Il n’y a donc pas à espérer de pouvoir échapper à cette solitude. Nous ne pourrons savoir comment l’autre vit sa vie, ni lui expliquer. Il n’y a qu’à agencer des signes et voir ce qui passe la rampe. Marie Lelardoux nous a mis devant des signes et c’est dans leurs multiplicités et dans leur régime qui n’est pas soumis à une quelconque linéarité narrative, que nous sommes devant quelque chose qui est de nos vies, de nos solitudes. Nous pouvons être seuls à plusieurs. Et cela fait du bien d’être devant du théâtre qui ne veut pas nous faire croire à la messe et la communion laïque. Et cela était la réponse nécessaire à cette pratique sociale du théâtre qui nous dit : « Cela fait du bien de se retrouver ensemble dans une salle, cela fait longtemps. » Oui, cela fait du bien, et cela est aussi douloureux, mais pas pour nous retrouver, mais pour faire une expérience qui ne pourrait se faire ailleurs. Pour se retrouver, on a des bars, si on en a, pas des théâtres.

Au milieu de tout cela, il y a la table et c’est bien autour de la table qu’on tente toujours à nouveau de se parler, de briser cette solitude, tendre vers l’autre, et on ressasse cela, peut-être toute notre vie. On pousse la table dans un autre coin du plateau, dans une autre pièce, marqué au sol. On rejoue des scènes de cinéma, on double les voix pour refaire le chemin de la vie qui y était, on décline ce geste, cette traque d’un instant, jusqu’à l’infini. Et peut-être c’est quand on a oublié le référent, quand on a oublié ce que la vie devrait être, ce qui a été filmé par des femmes et hommes de cinéma qui ont capté cette instant, que la vie surgit là devant nous, fugacement. Et on se dit que sans doute cela parle du théâtre et que nous ne maîtrisons jamais quand la vie y est ou non. Elle surgit.

Rare le théâtre où on s’arrête si longuement sur quelqu’un qui prend quelqu’un d’autre dans ses bras, où on s’arrête si longuement sur deux qui vident leurs assiettes de soupe sans soupe, où un homme repose un à un des fleurs fanés dans une vase pour faire un bouquet, c’est que la grande mère est morte ; ces gestes, ces petites gestes qui font et fondent notre existence, nos peines et nos joies. Elles sont ici toujours placées quelque part grâce au travail de Josef Amerveil au son et Béatrice Kordon à la lumière, et en même temps, ils sont toujours ailleurs. Il y a sans cesse cette tension entre un ici et un ailleurs qui est à l’œuvre dans Intérieur – table (Sur le jour fugace) et on est ballotté de l’un à l’autre.

Enfin, rare aujourd’hui un théâtre qui ne nous dit pas quoi comprendre, quoi penser.

Merci.