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Le Radeau : passé, présent, futur – L'!NSENSÉ
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Le Radeau : passé, présent, futur

Item (déroulé), film réalisé par Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval, Théâtre Kantor (ENS de Lyon), 14 mars 2022

Après le Centre Pompidou le 5 décembre 2021, on doit à Olivier Neveux la deuxième diffusion publique de la seule captation non officieuse et de qualité d’un spectacle de François Tanguy et du Théâtre du Radeau. C’est plus qu’une captation : un film documentaire réalisé par Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval, qui nous fait redécouvrir le spectacle sous des angles inédits, à partir des côtés, du lointain, ou des coulisses. Tanguy rôde ainsi invisible au public et titille avec un archet des verres à pied d’où sortent quelques sons aigus, stridents, en ponctuation de telle ou telle séquence. On perçoit l’espace vide derrière l’amas des châssis, l’envers des tableaux, et la circulation entre ce vide et ce plein, le rythme, diastole-systole, flux-reflux. Lorsque l’image est de face, en plan fixe, on est frappé par la récurrence des corps assis et positionnés de profil, à cour ou à jardin, calmes, immobiles, en attente. Les réalisateurs opèrent parfois quelques passages en accéléré, avant de revenir à la situation de départ, afin de mettre en relief la gestuelle burlesque, sciemment saccadée, que peuvent adopter les comédiens-automates dans certaines autres séquences, ainsi que la sidération temporelle, les décrochages et les ancrages, les rêveries et les intensités, propres à l’expérience de chaque spectacle du Radeau.

Ce spectacle n’est pas n’importe lequel : Item, le dernier en date. Le film s’est improvisé, bricolé, par la force des événements, manière d’être solidaire des vagues sans les subir, puisque la tournée à Gennevilliers s’est interrompue entre les manifestations contre la loi retraite concoctée par le gouvernement et le début des restrictions sanitaires liées à la pandémie. Plutôt qu’un teaser, nouveau formatage communicationnel des spectacles qui s’est imposé ces dernières années, un film, qui de fait fixe un point de vue et un état de ce processus vivant, imprévisible, remuant, qu’est toujours le théâtre et plus encore le Radeau, Tanguy n’hésitant pas à surgir parfois sur scène, Kantor facétieux, ni à modifier avec ses acteurs certains points décisifs pour les représentations suivantes. On assiste d’ailleurs à quelques moments des répétitions : Tanguy se prête au jeu, montre par exemple comment se faufiler sous un châssis pour mieux réapparaître, comment se mouvoir dans l’enchevêtrement scénique, faire surgir une issue, un interstice, une place pour le corps, faire vivre en somme cet espace. Une indication de jeu de Tanguy aux acteurs : moins occuper l’espace par leur présence, que libérer de l’espace, faire du vide.    

Le film était suivi d’une discussion avec Laurence Chable, historique du Radeau, qu’on aura rarement entendu évoquer aussi frontalement le travail commun effectué avec Tanguy, pour ce spectacle, et plus largement depuis leurs tout débuts dans les années 1980 jusqu’à la nouvelle création annoncée pour mai 2022. Me reviennent surtout ces quelques paroles, à la fois fermes et fragiles, que je peux restituer/reformuler ainsi : à quel point, peu avant la fin d’Item, il est important que Frode Bjørnstad, parlant d’un condamné à mort, assis à une table face public, puisse enrouler une nappe en plastique, et ainsi être un peu en dehors de sa parole, ne pas trop l’intérioriser (on se dit alors que Klotz et Perceval ont bien choisi leur titre, ont perçu cette figure du déroulement et de l’enroulement à l’échelle même du spectacle) ; qu’à la toute fin, cette fois, lorsque les acteurs réunis autour d’une table, au sein d’une lueur qui s’assombrit, chantonnent du Brecht en allemand, le petit rideau qui palpite côté cour n’est pas un détail, mais ce que Barthes appellerait un punctum ‒ ce qui nous point, nous perce, nous émeut au sein de l’image scénique ‒ (j’ajouterais de mon côté le bruit d’un train que l’on entend également un peu avant), en l’occurrence pour Laurence Chable le souvenir lointain des représentations du Radeau données à Sarajevo pendant le siège, qui se télescope après-coup avec les Ukrainiens réfugiés dans les caves de leurs villes bombardées en ce moment même par Poutine ; que la dimension politique du Radeau consiste notamment à n’avoir jamais réduit son travail à des spectacles ou à l’étroitesse des plateaux de théâtre mais en l’occupation d’une ancienne succursale automobile au Mans, La Fonderie, de 4 000 m2, reconvertie en espace certes de représentations, partie émergée de l’iceberg, mais aussi de vie, de séjour, d’accueil, de répétitions, de création, de réflexions, point d’ancrage et de rayonnement du Radeau, ce qui là encore est sans doute sa manière de déjouer un néolibéralisme hors-sol que certains artistes globe-trotters épousent inconséquemment ; que Tanguy est bel et bien un metteur en scène, ce qui soulève une autre question politique, metteur en scène méticuleux agençant les premiers éléments de ses nouvelles créations dans La Tente (elle aussi plantée au Mans), refusant de les agencer selon un plan de successivité (d’abord la scénographie, ensuite les textes, puis le jeu, avant les lumières, etc.), mais opérant par simultanéité, où bricoler des roulettes sur un meuble, improviser des gags burlesques à la pelle, lire du Dostoïevski, se lancer dans des considérations philosophiques pendant des heures, où tout ceci est mis sur un même plan d’immanence, de coprésence.

La prochaine création du Radeau s’intitule Par autan, qu’accueillera le bien nommé Théâtre des 13 Vents – CDN de Montpellier. L’autan est ce vent de haute mer qui balaie l’Occitanie, « vent du diable » qui « peut rendre fou » selon les paysans du coin, soucieux des récoltes. C’est le Autant en emporte le vent de Tanguy à un moment où résonne plus que jamais à nos oreilles un acronyme homonyme accusé par un dictateur d’avoir semé le vent à ses frontières… Ni Nato ni Poutine, mais l’autan… Dans cette création prochaine, une scène du Tartuffe pourrait côtoyer une prose de Walser. Les châssis qui encombraient jusque-là le plateau disparaissent, au profit de rideaux que fera palpiter l’air. Tout se passe comme si Tanguy repartait, amplifiait, ce qui était déjà plus qu’un détail à la fin d’Item : le petit rideau grübérien, et la force du Dehors, le vent d’une Histoire en cours, qui menace de tout ravager. Les rideaux se soulèvent aussi.