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Peine d’Amour : le conte pas perdu – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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Peine d’Amour : le conte pas perdu

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En commettant « Conte d’Amour », crée en 2010 à Berlin, sur la scène Avignonnaise, le vidéaste Markus OHRN et les quatre acteurs des compagnies finlandaise et suédoise Institutet et Nya Rampen s’ajoutent à la liste des créateurs radicaux du festival. Se hissent au rang des spectacles controversés sur lesquels le public, sans demi-mesure, gerbe ou applaudit, part ou reste. Trois heures durant, le Conte d’Amour enferme les spectateurs dans la vie de famille de Fritzl, cet autrichien qui a séquestré pendant 24 ans sa fille et les enfants qui sont nés de leurs rapports incestueux.
J’aime les faits divers quand ils sont bien racontés. La presse aussi les aime et en noircit ses pages, en ponctue ses journaux télévisés, en fait même des émissions spécialisées. Parce que ça augmente le lectorat et l’audimat garantissant, ainsi la survie économique de certains médias. Mais aussi parce que ça fait place à la face cachée de la société, à sa part sombre et ténébreuse, scabreuse.
Pendant 24 ans Fritzl, l’autrichien a violé et séquestré dans la cave de sa maison sa fille Elisabeth et détenu également trois des sept enfants qui sont nés de leurs rapports incestueux.
J’aime les faits divers. Quand ils sont bien racontés. L’affaire Fritzl est la matière première du spectacle Conte d’Amour. Markus Ohrn sait raconter. Il sait que la représentation littérale, « l’authenticité naturaliste » comme il la nomme, n’a pas d’intérêt au théâtre. Il sait que le fait divers est la matrice d’un dérèglement, d’une dérive que la société refoule. Alors il cultive l’affaire Fritzl pour travailler sur la « famille et la structure patriarcale » dit-il.
Les gens biens sous tous rapports cachent des dessous noirs
Le carré de pelouse artificielle abrite une habitation cossue délimitée par une petite barrière blanche de maison de poupée. Maison des merveilles au pays de notre enfance. Le salon des gens biens est perché à 3 mètres du sol. Et pour cause, au dessous il y a la cave : structure en aggloméré retenue par des échafaudages et bâchée. Des dessous noirs, obscurs, impénétrables.
Le dispositif scénographique s’amuse des frontières entre théâtre et vidéo pour créer l’enfermement. Ohrn repousse le théâtre à la cave pour ne donner à voir au spectateur que l’image de ce théâtre incestueux et souterrain. Caméra fixe en plongée et caméra au point filment le huis-clos impensable. Les images sont projetées et données au spectateur sur le grand écran du salon, comme à la télé : un carré pour les gros plans ; un carré pour le plan large. Mis à part trois séquences à vue, jamais on ne verra les acteurs directement.
La monstruosité systémique
Conte d’Amour représente le quotidien de la famille, le père et ses trois fils, écartant bien des aspects factuels du fait divers. Celui-ci est évidé de son sensationnalisme.
Ohrn traite les motifs de la captivité : manger, attendre, s’occuper – penser ? – pour dessiner la relation « bourreau/victime » scellée par l’amour. Ainsi il fait apparaître progressivement les rituels et les codes propres à la famille et érige une figure toute puissante et grotesque du père. Les trois heures de spectacles sont éprouvantes mais il faut bien cela pour ressentir l’ampleur du système déviant. Alors que l’on pourrait croire que les scènes se répètent et s’engluent dans des actions plus grotesques les unes que les autres, le récit progresse pour dévoiler la perversité et la monstruosité de cet amour exclusif et possessif.
Ohrn joue avec le spectateur. Le plonge d’abord dans un semi état de torpeur lorsque le père descend pour la première fois à la cave. Bruit d’échelle, gémissements, couinements, obscurité, masses informes, « nous avons faim, nous avons soif », étrangeté de ces bêtes, éclairées à la frontale. Et voilà que le père apporte des poches McDonald et prend soin d’ouvrir les cartons de hamburger, de déposer les frites une à une, d’y faire couler la sauce lentement installant un suspens équivoque. A chaque mouvement, le spectateur pense découvrir l’horreur. Ohrn le met en effet dans la peau d’un pervers en suggérant des images mentales obscènes et violentes qui, par effet de retardement, n’adviennent pas et se transforment à l’écran en tendresse et en attention. Quand le petit dernier demande à « jouer à la thaïlandaise avec Papa », on imagine le pire. On commence à voir le fils faire une fellation à son père. Mais non, il enlève simplement sa robe de chambre pour lui faire un massage, comme beaucoup d’enfants le font… pour rigoler avec leurs parents.
La vie de famille à la cave est peuplée de jeux infantiles qui vont crescendo et basculent dans la violence : on se frappe, on se masturbe. Tout cela en rigolant, habillé. Une violence stylisée, oserait-on dire ?
Ohrn maîtrise le rythme de sa pièce à la perfection.
Alors que le père est remonté à la surface, dans le salon, vautré à nouveau sur le canapé, le spectateur croit tout naturellement que la fin du spectacle approche. Or Fritzl finit par redescendre à la cave accompagné d’un bruit d’hélicoptère grondant au dessus de la scène. « Ca doit être les autorités qui interviennent » pense-t-on bêtement. Oui c’est cela. Oui c’est la fin. Mais non. C’est juste le début d’une nouvelle journée, d’un nouveau délire où Fritzl se prend pour un docteur humanitaire en Afrique. Le début d’une folle séquence ou l’acteur en slip et chaussettes s’agite, imite le singe, transpire, devient rouge, viole la mère-poupée sous le regard interloqué des trois enfants à qui il ordonne de jouer des percussions.
C’est un nouveau jeu que le père tout puissant apprend à ses gamins. C’est une vision fantasmée et délirante de la réalité du monde extérieure qui entre dans la cave.