Cette page requiert que JavaScript soit activé pour fonctionner correctement. / This web page requires JavaScript to be enabled.

JavaScript is an object-oriented computer programming language commonly used to create interactive effects within web browsers.

How to enable JavaScript?

Une Comédie, des erreurs – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
illustration article

Une Comédie, des erreurs

—-
Curieusement, alors que je sors du Théâtre du Jeu de Paume d’Aix en Provence après avoir vu La Comédie des Erreurs de Shakespeare dans l’adaptation de Dan Jemmett, c’est aux éditions de Libération de mercredi et celle d’aujourd’hui 14 avril que je songe.
Peut-être parce que le travail de Dan Jemmett fait écho à la question qui était posée à Jean-Jacques Aillagon et à Jack Lang, tous deux ministres de la culture : « L’artiste doit-il être irrespectueux ? ». Peut-être parce que ce jeudi matin, à la terrasse d’un café, je pouvais lire l’interview de Frédéric Mitterrand, lui aussi ministre de la culture, qui expliquait pourquoi il remerciait Olivier Py qui devrait quitter l’Odéon. Irrespectueux Py ?
Peut-être parce que dans La Comédie des erreurs, je n’arrive pas à oublier la réplique de Dromion de Syracuse « Il faut avoir une longue cuiller pour manger avec le diable ». Py aurait-il oublié cette maxime ?
Sans doute et vraisemblablement parce qu’à la question de Libération, Aillagon répondait que « le créateur reste le seul maître de ses choix », quand Lang réfléchissait à haute voix « L’engagement particulier de l’artiste c’est descendre aux entrailles des choses ». Et qu’à bien entendre ce qui se disait pour l’un et l’autre, si le premier défend ou s’abrite derrière la sacro-sainte liberté de l’artiste ; le second – qui ne refuse pas cette liberté – exige avant tout un travail d’approfondissement, et donc de conviction.
Bref, Shakespeare ce contemporain, depuis que Jan Kott nous a invité à y penser, trouvait dans l’actualité, de quoi « rebondir ». D’autant que les loufoqueries de Den Jemmett, ces ruades et pochades… auront posé la question non pas de l’irrespect, mais bien celle de la liberté d’un metteur en scène et/ou de son rapport à l’approfondissement d’une œuvre. En d’autres termes, sortant du Théâtre du Jeu de Paume, marchant dans la chaleur provençale, il y eut au commencement de cette critique un questionnement que l’on pourrait livrer simplement. Ce soir, était-ce La Comédie des erreurs ou fallait-il s’inquiéter Des erreurs sur la comédie ?
Avouons-le, et reconnaissons que nous étions sous le charme du talent des comédiens. Nous étions au parterre, et nous avons ri aussi, peut-être un peu moins que d’autres, mais finalement comme presque toute la salle. Le nier, nous renverrait à quelques caricatures saisies par Molière dans La Critique de l’école des femmes. Nous avons donc ri aux endroits auxquels nous étions sensibles. Et sans abandonner la vigilance que l’on doit à ceux qui travaillent, il était vraisemblablement impossible de ne pas sourire en coin, d’opiner du bonnet d’un air entendu, de s’amuser et de rigoler, voire de s’étouffer hilare. Den Jemmett, passé maître dans l’art comique, sait s’entourer des comédiens qui produiront cet effet. Aussi, alors que le plateau offre un décor de paillotes ou de buvettes de plage (clin d’œil à cette autre comédie qu’est La Tempête ?), de cabines WC/PVC qui n’ont rien à voir avec les guérites en bois de Deauville, de sono disco pour fêtes nocturnes arrosées où les reliefs du matin sur le sable se regardent comment autant d’installations contemporaines où le plastique est le marbre des plasticiens… Où les sacs-poubelles transparents sont de mise dans le cadre de Vigipirate… Où le distributeur de bière est la fontaine moderne qui n’appelle que le désarroi de Narcisse que les fanions du plafond ne pourront plus jamais égayer…Cinq comédiens rompus au métier, habiles en mimiques et certains de leur adresse jouent un peu moins de deux heures, qui deux personnages jumeaux, qui quatre personnages en un, qui une femme mariée et une putain, etc.
A ce jeu-là, David Ayala en Antipholus de Syracuse et d’Ephèse, habillé d’un costume violet digne des papes de Bacon, chaussera lunette et coiffera son cheveu pour feindre l’homme rangé, quand son jumeau aura la chevelure en bataille et le col de chemise à la Elvis pour signifier le frère déstabilisé ou déstabilisant. Alternant l’un et l’autre, le premier joue les mielleux à la manière de Decaunes et de son personnage « langue de pute » à la belle époque des guignols, quand l’autre tient à figurer le règne des cadors miteux comme Hardy. Flanqué d’un domestique, Vincent Berger, lui-même conduit à jouer son jumeau, accompagne Antipholus. Lui, Berger/Dromio, est de la trempe des valets taquins, des Arlequins moqueurs et battus, des zanis italiens géniteurs de lazzis de la commedia dell’arte. Berger et son chapeau à la « presque Monsieur Hulot » court, se démène, se débat comme les sanchos ou les laurels. A eux deux, Berger et Ayala forment ainsi quatre personnages et deux couples dans la plus pure tradition du Maître et son valet. Et comme Puntila et Matti, à l’ombre des cabines, ils pissent la bière dont ils s’arrosent copieusement. Jouant l’ivresse burlesque jusqu’à l’alcoolisme grotesque.
Et tous deux sont poursuivis par d’honnêtes femmes. Valérie Crouzet/Adriana, femme d’Antipholus d’Ephèse, pourrait être une héritière lointaine de dame Ginette au goût incertain et à la gouaille vive. Improbable look d’une femme sur le retour qui n’en finit pas de recourir aux artifices cosmétiques qui la rendent artificiels sans jamais pouvoir la rendre totalement superficiels. Véritable sparadrap écorché, ou mégère jamais apprivoisée, Valérie Crouzet joue l’hystérie, l’amour fou, l’épleurée, la femme trahie, la femme mariée qui pense être avariée. Un peu plus loin comme une rédemption, elle est une catin affranchie de l’amour, enfin sauve. Une perruque rousse, bardée de cuir noir, c’est une maîtresse femme, une dominante enfin. Un double pensait par Den Jemmett, qui subtilement, prête à l’une ce qui fait défaut à l’autre. Dans un autre registre, Fanny Mary endossera, elle, trois rôles où pêle-mêle elle est Egéon le père condamné à mort, la sœur éprise du sosie de sa sœur Adriana, et l’abbesse qui est aussi une mère…Et tout ce petit monde de jumeaux, de masqués, de dédoublés… obéit au Duc, Thierry Bosc, qui interprétera encore Angelo l’orfèvre et Pinch…
Et cette joyeuse compagnie de paillettes fait claquer les portes comme chez Feydeau, joue à cache-cache comme dans un Musset où l’on ne badinerait pas avec l’amour, lorgne du côté de la farce… Un pantalon tombe, des gobelets volent, des coups pleuvent, des plateaux servent à bastonner, des lunettes se portent de travers, des voix se perdent sous l’émotion, des pets felliniens sont libérés, des spectateurs sont pris à parti, etc… ça gerbe, ça éructe, ça se dépense sans compter. C’est une comédie où le comique ne recule plus devant rien quand la situation l’exige. Le spectateur, pris à témoin, mouillé dans l’histoire, endossant un rôle de policier ou pris pour un client « t’as pas chaud mon lapin avec ton pull »… Oui, rien n’aura manqué à ces comédiens qui sur les planches font feu de tout bois et auront défait le quatrième mur de Jullien. Et Dan Jemmett, à cet endroit, ne commet aucune erreur de timing, de rythme, de tempo…Bien que parfois, le burlesque qui est un trait comique fin, tend ici et là à devenir un grotesque un peu lourd. Ce que l’on nomme le trivial, ou le ridicule.
Mais on aura ri, oui… Mais
Pour autant que le théâtre élisabéthain est le lieu du baroque et d’une liberté toujours complexe. Pour autant que cette comédie écrite vers 1593 emprunte à la farce et à Plaute. Pour autant qu’il est donc possible de lire cette pièce et de la passer à la scène pour ce qu’elle a de drôle, une grande partie du théâtre de Shakespeare, et donc de ses pièces, permet tout et son contraire. Heiner Müller, que Dan Jemmett a joué aussi, disait que « la tragédie est une comédie vue de dos ». La Comédie des erreurs pourrait bien figurer cela. Au point que le motif qui sert de leitmotiv : la gémellité, doit être interrogé. Peut-être parce que cette comédie, qui commence par une condamnation à mort et une loi indépassable, s’achève par un acquittement et une loi défaite. Peut-être parce que le motif du père à la recherche de sa femme et de son fils perdus lors d’une tempête procède d’une quête noble. Peut-être parce qu’ici encore, la gémellité – qui n’est pas une fin mais un moyen – nous invite à penser la séparation, la disparition, l’épreuve… qui sont autant de traits graves. Sans doute et toujours parce que nombre de répliques et de sentences dans la Comédie des erreurs entretiennent un écho étrange avec des développements entendus dans Hamlet, dans le Roi Lear, Henry IV, etc.
Sans aucun doute parce que le thème du double est aussi et toujours celui qui s’inscrit dans un jeu de miroir où une chose vue, connue, sue… trouve dans le dédoublement une autre manière d’être regardée.
Et d’ajouter que Dan Jemmett le sait quand, au commencement de la pièce, la couleur de la scène tient à la froideur avec laquelle le Duc condamne Egéon à mort. A cet endroit, Fanny Mary, trop petite pour le manteau gris qu’elle a endossé et fragile sous son chapeau cloche, a tout d’une figure d’exilé inquiet, de clandestin promis à un mauvais destin.
Car La Comédie des erreurs, c’est encore ça. Cette histoire où les intrus risquent la mort, quand leurs semblables, leurs jumeaux… des humains tout comme eux ont tous les droits, sont protégés par le droit.
A écouter et lire cette pièce, on songeait ainsi à ces différences qui frappent une humanité qui est indivise. On s’inquiétait de la parole qui vaut pour les uns, quand elle n’est rien pour les autres. On s’étonnait aussi de voir que la justice bégaie, quand Dromio ou Antipholus (selon qu’ils soient de Syracuse ou d’Ephèse) disant la même chose, étaient tantôt protégés, tantôt accablés.
Ainsi ces cinq actes forment-ils un puzzle complexe où la similitude (qui est finalement le principe qui fonde cette pièce) n’en finit pas de nous interpeller sur la difficulté d’arbitrer et de juger des choses. De nous interpeller sur la façon dont le regard apprécie les limites de toute chose. Un motif essentiellement shakespearien, en définitive, que celui du jugement et son complice redouté « l’erreur ».
Dans la chaleur de la nuit, alors que les comédiens emprunteront l’entrée des artistes et la rue de la mule, un regret se formait. Dan Jemmett avait oublié de nous parler de ces aspects-là. Du moins les avait-il mis à la marge au point que les nuances d’une comédie écrite (et non un canevas) n’apparaissaient plus. Jemmett avait ainsi choisi entre l’œil et l’oreille, le spectaculaire et l’écoute. Et choisissant ou privilégiant un théâtre de farce où il s’y entend, si l’œil fut plaisamment distrait, l’oreille perdit en audition.