عساهُ يحيا ويشمّ العبق d’Ali Chahrour, danse avec la mort
Théâtre Benoît-XII, Avignon In 2018 | par Arnaud Maïsetti
C’était en 2016, dans la cour du Cloître des Célestins balayée par le vent : Fathmeh ouvrait le chant funèbre d’Ali Chahrour. Le chorégraphe libanais entamait alors une exploration des rites funéraires chiites, d’abord à travers la figure de Fatima Zahra, fille du prophète, avant de la poursuivre avec la pleureuse Leila, dans Leila se meurt, présenté à Avignon la même année. C’est aujourd’hui à une autre femme qu’il revient de verser les larmes. Ali Chahrour puise cette fois dans un rituel chiite qui n’est pas celui de l’Islam : le poème sumérien de la Descente d’Ishtar aux Enfers raconte comment Ishtar a profané le Royaume des Morts pour en prendre possession, comment elle est y devenue prisonnière avant de monnayer sa place en livrant son propre mari — sous prétexte qu’il n’avait pas porté assez son deuil. Sa sœur chantera dès lors sa perte, et ses lamentations le feront revenir à la vie chaque printemps — et chaque printemps, c’est elle qui prendra sa place dans les Enfers. Mais loin de nous transmettre le récit, Ali Chahrour prend appui sur certains de ces motifs, et surtout sur la force enclose en eux pour poursuivre le sillon d’un travail sur ce que peut le théâtre face aux morts, en regard des morts et des vivants. Rituel ? Mais, oui, avons-nous besoin de tels rituels… ? Peut-être la nécessité d’un tel moment se trouve-t-elle ailleurs, loin de la célébration d’une transcendance — bien plutôt dans la convocation au présent de ce qui demeure nu face à l’énigme de la vie : qu’on est de ce côté de la mort, et qu’en faire [1] ?
« Ô vous, peuple des maisons lugubres, peuple des tombes obscures […] nous vous donnons de nos nouvelles… »
Noir, et dans le noir, ou à travers lui (comme une image qui voudrait le plus simplement possible faire lever les ténèbres, les enfers, ou le théâtre — quelle différence ? —), un cri d’abord : un cri long comme une douleur, une colère. Puis dans ce cri, rien.
Plateau nu, on est vraiment chez les morts, et au théâtre, ou dans tout ce qui fait le vide autour de lui : tout ce qui appelle à la vie ?
Une femme appelle, déchire le vide pour le remplir. C’est la première image, et elle n’en est pas une, puisqu’il n’y a rien, seulement une vague brume dans le noir : c’est la première loi de ce théâtre de se bâtir par lui-même en forgeant sa propre matière – théâtre qui saisirait du théâtre un rapport à la vie, et de la vie sa possible forme théâtrale. Heureusement, ce n’est pas de théâtre dont on va nous parler, mais comment avec la matière on pétrit quelque chose de cette vie qui nous peuple, nous hante et nous appelle, et qu’on appelle, faute de mieux, la mort – la mort qui n’est pas le contraire de la vie, plutôt son devenir et son amont, et sa déchirure.
Scène de la mort ; intuition immédiate : le récit mythique qu’on nous propose dans la feuille de salle ne nous sera pas donné. Rien ne nous sera donné : on n’est pas au marché de l’offre et de la demande. On traversera ici, sur une heure à peine, le seul motif qui importe si on décide d’être vivant : celui de la mort quand elle n’est pas une idée vague de philosophe en chambre, mais le sentiment toujours indépassable de la fragilité et de la vanité, des possibles, des injustices et de ce face à quoi on est toujours appelé : Alas, poor Yorick.
Un tableau après l’autre, plutôt que le récit édifiant convergeant vers le sens à délivrer, ce théâtre proposera une syntaxe de l’hypothèse, de l’à-coup : un noir après l’autre, on dansera la mort et avec elle, et autour d’elle : la mort d’un fils, d’un époux, d’un frère ou d’un père. Au cœur vide de cette dramaturgie du recommencement, l’homme. Et par-dessus lui, ou plutôt de l’autre côté de lui et des ténèbres, du côté de la vie hurlée en dépit du bon sens, la femme. Des forces s’organisent : à la femme la voix portée haute, la scansion du chant ; à l’homme le corps muet, vibrant, secoué comme un réceptacle de la voix. Logique sismique : la paroi du corps évoluera selon les mouvements des chants. Corps secoué à mesure de la voix, corps vibré sur place en fonction des hauteurs de la voix. Corps qui répond à la voix, qui répond de la voix. Danse articulée dans le frottement des positions, ou désarticulée plutôt, puisque sa loi sera d’affrontement non de jonction.
Ainsi de ce moment affolant : la femme dessine avec ses bras dans l’air des gestes, et l’homme derrière lui dessine mêmes gestes, comme une ombre. Comme un double. Dans ce théâtre et son double, quelque chose de terrible se joue, on essaie de se correspondre l’un à l’autre, mais on n’a pas le même corps : on n’est pas du même côté des choses et de la vie, on est en tout point dissemblable en dépit des mêmes gestes qu’on lance dans l’air de cette vie impossible et seule désirable. Ce qui est terrible est aussi libérateur et joyeux. Parfois, l’homme cesse les gestes, et la femme poursuit : l’homme, après un temps, la rejoint dans le geste : danse qui est toujours la fabrique d’une rencontre possible dans le refus des correspondances, des identités.
Puis, ces gestes qu’on trace, c’est dans l’épuisement qu’ils trouvent leur force, où ils s’accomplissent et s’abolissent. Gestes répétés des bras, de la tête qui trace des cercles terrifiants, des mains, des bustes, des pieds : danse de la répétition qui épuise le corps, qui va au bout de l’épuisement, et qui, à cette extrémité là trouve l’appui pour recommencer. Ainsi des musiciens qui font danser leurs mains sur les violes jusqu’à épuisement du poignet ; il faut parfois arrêter, faire tourner le poignet sur lui-même pour retrouver des forces, et poursuivre. Ce face à quoi on est : cet au-delà du possible qui est le critère du théâtre.
On reprend, on recommence : théâtre qui ne fera que recommencer. Recommencer sans cesse le chant qui appellera le mort à soi, et le mort de sortir de la mort, et d’aller : mais où ? Et on recommencera. La mort n’est pas ce récit orienté vers une fin, plutôt un ad lib sans origine. Du récit ne reste que cette énergie, ce mouvement terrible qui est celui de la vie même, du chant funéraire — danse qui tient dans un mouvement autour duquel on tracera les possibles : se lever. Comment se lever ? Et même : comment se relever ? Là la danse est à sa tâche : faire de la forme une force, et nous donner la force de voir la forme nue, celle de quelqu’un qui, au son de la voix d’une autre, se relève.
Est-ce qu’on n’a pas besoin, dans nos jours idiots et lâches, d’une telle force : et de se relever ?
Entre le corps de l’homme (Ali Chahrour lui-même) et celui de la femme, les ténèbres donc, l’air que respire le théâtre, et l’air vibré par la musique : les entourent deux musiciens qui sont comme l’inter-règne des morts et de la vie, ou du théâtre avec son contraire. Pardon : je me raconte sans doute des histoires. « La mort », « la vie », « les ténèbres », « le théâtre ». Des mots, des mots, des mots, sans doute : et pire que des mots : des images, des métaphores qui forcent la nudité de ce qu’on voit. Il faudrait ne pas céder à la facilité de nommer par des images ce qu’on voit quand un homme allongé devant nous fait ce geste de se relever. Mais non : je cède. Si je dis « la vie », « la mort », « les ténèbres » et « le théâtre », ce n’est pas faute de mieux, mais parce que ces mots lèvent la réalité concrète de ce qui échappe dans ma réalité. Chercher à mieux nommer pour mieux voir ce qu’elle recouvre est ma tâche de vivant. Sous le terrible dépouillement de عساهُ يحيا ويشمّ العبق, on est face à cette réalité nommée : on perçoit un homme qui se relève et il tire à lui ce que la mort désigne, pas la mort comme une idée, mais comme un corps retourne à la poussière, comme je pense à mon corps mort, comme je pense à toi aussi, que je vais enterrer en jetant dans le trou une poignée de terre et le journal du matin.
Alors devant un tel « spectacle », on se raconte nécessairement des histoires parce qu’il fraie dans une sorte d’évidence qui ne cherche pas à se peupler d’artifice : on est à nu ici, dans le dépouillement de quelques gestes, et face à soi-même, jetant pour plus tard dans un trou noir une poignée de terre qui recouvrira le journal du matin.
On reprend. Après le prologue dans le noir, la scène n’est soudain plus vide : la femme est là maintenant, on est au tout début du spectacle et elle chante le poème : « puisse-t-il se relever et humer les parfums » (Chose curieuse que ce titre en anglais : pour mieux favoriser sa carrière à l’export ? Il est vrai que l’anglais est la langue du monde…). C’est le début du récit : et tout y est, de cette relevée de la mort, et de cette matérialité désespérée et joyeuse du monde enclose dans un parfum, sa sensualité perdue, son érotisme élégiaque. Tout le spectacle est là dans la phrase titre autour de laquelle les paroles vont tourner, et retourner : « puisse-t-il se relever… » Pour cela, elle va user de tous les cris et de toutes les ruses, de tous les affects pour hurler l’injustice de la perte, la colère du deuil, la mélancolie résignée, la vengeance.
D’abord, elle nous donne des nouvelles des vivants, en plongeant ses regards en nous. On comprend qu’on est de ce côté de la vie, de ce côté de la mort. On se souvient qu’avant le début, trois hommes se sont levés pour nous voir : qui seront les trois autres « acteurs ». Qu’après un tel regard, on est face à nous-mêmes surtout. Des nouvelles de la vie : voilà ce que nous donnera ce spectacle. D’une vie nouvelle, d’une vie renouvelée par le regard posé sur la mort.
Travail de patience : une heure à peine, et pourtant, chaque tableau prend le temps de poser un affect et d’en creuser les possibles par le corps et la voix, la musique et l’espace. Dans chaque tableau se joue une sorte d’ordalie secrète de tout le spectacle avec lui-même, qui pourrait durer dix heures ou cinq minutes. Par exemple, ce tableau où le défunt est allongé, à l’avant, la tête renversée ; la femme endeuillée chante la douleur de dos, au fond. Les deux musiciens entourent le « cadavre » (pardon pour l’histoire qu’on se raconte : impossible de me perdre dans l’abstraction de gestes purs). À jardin, l’un des deux musiciens joue de la viole, son archet strie les cordes en passant par-dessus la gorge offerte de l’homme renversé. Image puissante et nue d’un égorgement, d’un sacrifice. Mais sacrifice à l’envers : le contraire d’une mise à mort. La musique que le musicien obtient de l’instrument, on dirait qu’il la tire de la gorge même de l’homme. Et tandis que la femme chante, la musique traverse le corps de l’homme qui répond, musicalement, à travers l’instrument.
Là encore, on me dira : histoire, histoire, et mots (mots, mots) que tout cela. Suis-je pris au piège de la représentation ? Dois-je me contenter des belles images ? Mais si je demeure ainsi face à l’image pure, je suis contraint d’être saisi d’une émotion (ou de la refuser). Touché, être touché, et toutes ces choses dégoûtantes. Devant le sacrifice on contraire, je suis de nouveau face au monde, non à son sentiment. Alors je choisis de voir un sacrifice, plutôt qu’une image abstraite.
« Quelle vie vivre ? »
C’est une des questions que lance le cri de désespoir de la femme : c’est la seule qui vaille. Dans Beyrouth où la mort n’est pas une statistique ou un concept, dans un monde arabe (comme on dit), où la mort est un événement aussi tragique que banal – quand la femme s’avance, au tout début, c’est dans un bruit de guerre et de fracas, face à quoi elle expose son corps, fragile et digne –, il n’y a pas d’autres questions : quelle vie ? Tâche du théâtre de la poser en face, avec les corps et les mots qui s’arracheraient de la vie pour le dire.
En occident, on peut regarder cela comme un rituel, et on se tromperait peut-être : aucune religiosité ici, aucun appel à la transcendance comme clé de l’énigme, comme direction, comme discipline des affects. Puis : aucune participation effective demandée, requise. On peut contempler cela comme un spectacle, et on se tromperait davantage : on l’évaluerait à l’aune de son efficacité — fait-il bien le mort ? chante-t-elle justement ? On peut aussi choisirde traverser une expérience : faire le compte intérieur de nos morts, ce qui est mort en soi, ce qu’on enterre chaque jour.
« Le théâtre n’est pas le rituel, il a lieu au lieu où le rituel s’est retiré », disait à peu près Brecht, qu’aimait à rappeler Grotowski. Dans ce jeu de retrait, ce qui demeure n’est pas la nostalgie des dieux, mais la fabrique de notre monde au présent où les morts vivraient auprès de nous leur vie de morts.
Est-ce qu’on rêve encore ?
Non, on cherche, on fouille. On continue à désirer. On voudrait éprouver le contraire d’une fascination pour la mort : et si j’ai dit que le plateau nu du théâtre semblait la mort, c’est pour cette raison aussi, cet envers de la vie qui nous jette ensuite armé d’un corps égaré, troublé, autrement taillé, dans la vie.
« Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face. »
Il y a ce moment de saturation dans la musique au début, qui monte, et excède toute perception, on n’entend plus que l’insupportable du bruit — et soudain tout cesse : on est rendu à notre corps. Il y a cet autre moment, miroir, où dans le demi-jour brumeux soudain la lumière explose et nous aveugle. Et les corps autour de moi de légèrement sursauter, certains de se réveiller même. De l’ouïe à la vue, et de l’imaginaire à la pensée, théâtre qui expose la plaque photographique de nos corps – nos corps rêvant, pensant, désirant – pour mieux nous la faire éprouver comme tel : à vif.
Oui, face à la mort, on ne voit rien. C’est de cela qu’il s’agit peut-être : voir et regarder encore. À la fin, danse des trois hommes qui s’entraînent les uns les autres à parcourir tout l’espace du monde (de ce plateau de théâtre qui est le monde alors). Quand tout fut épuisé de l’espace, c’est la musique qui s’épuise et cesse : on entend soudain, comme un miracle, le corps des hommes marteler le sol, et les souffles : le corps rendu à la chair et aux muscles, à la fragilité d’être de la peau posée contre le sol, le corps retrouvé de l’autre côté du théâtre et de la musique, le corps frappant, martelant sa force d’être en vie en l’éprouvant, avec la dureté du talon et à la sueur de son front. Enfin revient la femme, qui de nouveau appelle à la vie. Cette fois, elle s’adresse à nous, en chair et en os : avancée sur les marches de la salle, elle nous regarde l’un après l’autre. Se retourne. C’est Orphée, évidemment, et l’homme est Eurydice, qui se retire. Nous, au milieu, nous sommes les pierres, et les bêtes sauvages. Nous n’avons pas de larmes à verser : seulement des yeux, et ils ne sont pas faits pour pleurer, mais pour voir. Alors nous voyons. Et tout s’arrête. Noir.
Quand nous sortons du théâtre, il fait jour. Tout recommence.