Amnesia : pièce à thèse
Le printemps Tunisien qui s’éternise parce que la démocratie se gagne… le spectateur était confronté à Amnesia, des metteurs en scène Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi, unis au théâtre comme dans la vie pour le meilleur et pour le pire. Salle de Montfavet, c’est une pièce à thèse qui est donnée… On la prend ou pas.
A l’époque, en 1973, Fadhel Jaïbi est sollicité par le ministre afin qu’il fonde une compagnie théâtrale publique dans la région de Gafsa. Le ministre de la culture ayant opté, au lendemain de l’indépendance, pour la décentralisation inspirée du modèle français (égalité devant la culture) et celui de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (agit-prop persistante). Le Président Bourguiba développera alors le modèle des Maisons de la Culture : cathédrale du patrimoine, de la création et du ciment national. L’homo Tunisianus, précipité de l’homo sovieticus et de l’homo gauloisus, était né dans le tumulte des heurts révolutionnaires, plus ou moins proche des pays non-alignés. Dans le Sud Tunisien, Fadhel Jaïbi et son groupe, dont sa femme qu’il a rencontrée lors de ses études en France à la Sorbonne et au Théâtre de la cité universitaire, héritent d’une terre à « cultiver » et découvrent une réalité aride. Avant de « créer », il faudra écouter les populations, saisir leurs problèmes, se familiariser avec les traditions artistiques locales, notamment la tradition orale et la tradition du conte pour les Berbères. Une tradition qui privilégie la poésie et les joutes verbales. Temps d’immersion et d’énergie, de projets renouvelés, d’un passage au Canada (pour jouer un Genet mis en scène par Régy, censuré)… Bientôt Directeur d’un centre dramatique national d’art dramatique, Fadhel Jaïbi, riche d’une expérience diverse, fonde alors Le Nouveau Théâtre : la première compagnie privée indépendante de l’histoire de la Tunisie. Avec une idée, une orientation, il fera du « théâtre citoyen » ancré pour partie dans la Tragédie grecque où l’histoire du collectif n’est pas séparable du destin individuel. L’aventure va presque durer une vingtaine d’années jusqu’en 1993 où la compagnie Familia naîtra sur les cendres de la précédente. Le théâtre citoyen de Fadhel Jaïbi accélère le pas, et fera désormais du Théâtre politique. Les créations s’enchaînent, jusqu’au projet de faire une trilogie. Premier volet, Corps outrages ou une manière de revisiter l’histoire et la mémoire de la Tunisie de 1956 à 2006. Une histoire du socialisme et de sa liquidation par Bourguiba, puis Ben Ali. Second volet, Amnesia… né au saut du lit, au réveil « je veux faire le procès de Ben Ali » dit-il à sa femme qui lui conseille immédiatement de consulter un médecin[1]. Toucher à Ben Ali, au pouvoir, en démontrer la mécanique oppressive, la corruption… C’était faire du théâtre le lien d’examen d’un corps politique rongé par la compromission et ses alliés puissants, s’en prendre à une dynastie autoritaire, s’aventurer dans un procès périlleux…. C’était faire un théâtre politique ou, précisément, recourir à une pratique politique du théâtre. C’était de fait un risque lié à une politisation de l’art.
Amnesia… pas à pas
Qu’on se le dise, les acteurs qui sont sur le plateau, après qu’ils sont venus de la salle en regardant longuement chaque spectateur qui la peuplait, s’inscrivent dans une logique de la communauté qui excède la seule compagnie. Si l’idée de communauté théâtrale a encore du sens, alors disons que c’est la scène et la salle qui sont les noyaux durs de celle-ci. Dit autrement, on pourrait imaginer que le théâtre, ses fictions, sa pratique nous concernent directement. Après ce point, c’est une pantomime burlesque qui poursuivre l’entrée en matière. Ou l’art de la pantomime qui est de dire et faire passer du sens sans articuler un mot. Un art de l’implicite en quelque sorte dont on sait l’usage chez Hamlet qui ne peut dire ce qu’il sait mais tient à partager sa connaissance.
Quand la pantomime s’achève, une rangée de fauteuil de jardin blanc est mis à vue. Derrière chaque fauteuil un acteur. Or le compte n’y ait pas. Il y a un fauteuil vide. Erreur de calcul ? Non, il y a une personne en moins.
La métaphore parle encore sans détour. Et la question qui vient et qu’Amnesia soulèvera, c’est : « qui il manque ? » « qui a disparu ? », « pourquoi ? »
En soi, Amnesia, au moins sa conduite, est totalement brechtienne. Le théâtre politique doit mener à la réflexion. Pas seulement parce que la thématique est au rendez-vous. Mais parce que la pratique de la mise en scène est elle aussi signifiante de l’enjeu politique.
Jeu, ici, qui repose exclusivement sur un jeu de l’acteur qui est le point de la théâtralité, supportant le récit de l’histoire, mais aussi son agencement à travers des processus de mise en scène renouvelés et un jeu de lumière symboliques.
Au sol, la lumière dessine des cellules, à l’intérieur desquelles des acteurs parlent distinctement (au sens de position politique distincte). Et d’y voir la métaphore d’un état cellulaire. C’est-à-dire : un état carcéral.
Aussi regarde-t-on autant que nous écoutons l’histoire de Yahia, Ministre, dissident, déchu, déporté, trahit par son propre docteur Skolli… Aussi s’amuse-t-on de l’énergie que le groupe déploie pour feindre toutes les situations, graves ou drôles. Les unes, s’emboîtant dans les autres, et obéissant ainsi à un principe de distanciation qui ne permet pas l’hypnose, mais développe la dialectique et la prise de conscience critique.
Au compte des scènes mémorables, les interrogatoires psychiatriques qui sont des interrogatoires politiques sont souvent réussies. La scène de liasse populaire : sorte de déballage du magasin aux accessoires et elles aussi plaisantes. Celle d’une société qui se surveille et s’oppresse mutuellement relève presque d’un comique à la Chaplin. Celle de l’émeute du ballet des femme de ménages… dit-elle la conscience politique.
Fonctionnant aux scènes découpées, à une sorte d’esthétique du discontinu inspiré de la technique du montage au cinéma, Amnesia est un théâtre politique où les scènes de lavage de cerveau et la figure du procès par des « blouses blanches » sont récurrentes à la dynamique de jeu. Sur le mode du burlesque, souvent presque chorégraphié à l’excès, le propos est soulignée, grossi, épaissi afin non pas qu’il gagne en visibilité, mais qu’il puisse être compris pour « faire parler ». Théâtre allégorique et symbolique aussi où la stylisation du jeu sert à dire ce qui ne peut être énoncé.
Au sortir d’Amnesia, ce long procès qui fait entendre des consciences, on est partagé entre le sentiment d’un théâtre bavard et l’idée que le théâtre doit coller à ses contemporains. Entre les deux, Amnesia est de toutes les manières une pièce à thèse que l’on soutient totalement, même si la « soutenance » est parfois périlleuse du seul fait, peut-être, que le spectateur est depuis longtemps étranger à ces formes de procès, sous cette forme…
[1] Ces remarques et ces informations sur le parcours de Fadhel Jaïbi sont en grande partie prélevées dans l’entretien réalisé par les Inrockuptibles, édition spéciale, Avignon 2011, pp. 30-35. Nous prions les auteurs de nous pardonner les coupes et la reformulation.
A voir jusqu’au 17 juillet, salle Monfavet, Ã 17H00 et 22 H00