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Anatomie de la violence, 1ère partie – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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Anatomie de la violence, 1ère partie


Reconstruction. Reconstitution. Montage et démontage de la mémoire. En escale à l’auditorium du Grand Avignon-Le-Pontet, le Mapa Teatro, dirigé par Rolf et Heidi Abderhalden, est invité pour la première fois en France, avec Los Santos Inocentes (Les Saints Innocents). Célébration douce amère d’une fête et d’un massacre, entre fiction et réalité.
Dans la peau d’un noir
Le Mapa Teatro, constitué de Rolf Abderhalden, de ses deux sœurs Heidi et Elisabeth, est un laboratoire dédié à la création transdisciplinaire à Bogotá. Entre périodes de recherche, pédagogie et création, les metteurs en scène colombiens d’origine suisse, développent une esthétique qui n’hésite pas à transgresser les frontières qui lui sont prescrites. Le Mapa Teatro génère des processus d’expérimentations artistiques ancrés dans la réalité colombienne. Un « laboratoire de l’imaginaire social », une cartographie des arts vivants à la croisée du mythe, de l’histoire et de l’actualité.
Le 28 décembre, c’est le jour de la fête des Saints Innocents, un carnaval particulier en Amérique latine, sorte de « poisson d’avril », où l’on se fait des blagues, des farces. C’est aussi l’anniversaire d’Heidi Abderhalden. Elle a décidé de le fêter dans une petite ville de la région sud du Pacifique Colombien. À Guapi, les hommes perpétuent cette fête locale héritée des esclaves originaires d’Afrique. Un jeu de rôle, où l’espace d’une journée, les afrodescendants, travestis en femmes blanches et masqués, se faisaient fouetter par les membres de leur communauté, renversant ainsi le rapport des maîtres et des esclaves, avant que chacun ne reprennent sa place. A l’origine cette fête catholique était la commémoration du massacre des enfants nouveau-nés, perpétré par Hérode à Bethléem. Aujourd’hui, Heidi, une femme blanche, descend dans la rue pour filmer. La fête a changé, les masques ressemblent davantage à Halloween. On fouette toujours, longtemps, six heures durant. Elle aussi est fouettée, éprouvant dans sa chair ce que peut vivre un noir dans cette société, où il reste soumis, relégué dans un monde à part.
Aujourd’hui, c’est mon anniversaire
Sur l’écran en noir et blanc, Los Santos Inocentes se détache de la neige télévisuelle, au-dessus d’un bar contrastant par l’éclat des couleurs. Atmosphère caribéenne qui tient d’un Latino Bar tourné par Paul Leduc. Derrière le voile, on devine des murs encombrés de tissus multicolores, tout un fatras d’objets. Un juke-box, des guirlandes, des cotillons et la date du 25 sur un calendrier. Le ventilateur tourne lentement, Heidi attend, poussant inutilement le ballon de baudruche rose descendant du plafond. Une musique lointaine, la radio. Un verre de vin. Le voile s’ouvre et la scène scintille. Genaro Torres, le musicien, tient dans ses mains le gâteau d’anniversaire. Premier film. Cartographie d’un trajet. Les images se superposent à la fête, sans entretenir l’attente d’un éclaircissement ultérieur. Un homme raconte que les russes sont venus à Timbiquí pour l’or. L’écho du souffle du ventilateur se couple avec les hélicoptères. Le comédien Julián Días regardent les images défiler. C’est le jour des Saints Innocents, c’est l’anniversaire d’Heidi, la scène est lumineuse. Pourtant un malaise gagne la fête, soudainement infiltrée par l’ennemi. Herbert Veloza, alias « HH », qui incarne le pouvoir paramilitaire en Colombie, confesse les massacres auxquels il a participé. Il y en a eu beaucoup, 3000 personnes. Beaucoup ont été jetées dans le fleuve Cauca. En dix années de lutte contre les guérillas d’extrême gauche colombienne, plus d’innocents que de coupables sont morts. On n’annule pas la fête. Les comédiens masqués de crème de gâteau se tordent de rire, en énumérant les différents surnoms du chef paramilitaire.
« Dernier avertissement »
L’illusion et la réalité se confondent, les séquences vidéos se difractent. Montage et collage sur l’écran, sur le voile qui s’est refermé, sur des coupures de journaux. Abandonnés par les autorités, les habitants doivent faire face aux milices armées. Chaque jour, ils sont persécutés, sans qu’ils sachent pourquoi, les FARC s’acharnent sur eux. « On vous a identifié », « On demande pardon à la société, où des innocents y passe » disent-ils. Tout bascule, la déconstruction s’amplifie. La douce musique du marimba s’est tue, et cède la place à une bande son oppressante. L’extradition de « HH » alias le diable, se mêle aux images brutales de ces hommes innocents qui courent, sous le coup des fouets. La police ragarde passive, alors que la foule scande : « Dehors les guérilleros, dehors, les paramilitaires ! ». La violence se donne comme expérience directe, en prise directe avec ce territoire de Colombie, où se concentre les forces paramilitaires.
La scène n’est plus que la mémoire d’un saccage, où les comédiens gisent enchevêtrés, reprenant leur souffle avant de reprendre de plus belle. Seul en scène, Julían s’avance, le fouet claque sur le sol, à répétition. Il frappe à n’en plus pouvoir. Générique de fin, la longue liste de noms des victimes s’égrène.
Témoins de leur temps, Heidi et Rolf Abderhalden, prennent à contre-pied la platitude et l’uniformisation des langages. « C’est la pensée comme archive[[Gilles Deleuze, Pourparlers, Les Éditions de Minuit, 1990, p. 131.]]». Le Mapa Teatro relie les fragments avec précision. La trame complexe tissée entre ethno-histoire et poétique, aborde la vie et la mort dans un état de tension permanente. Les documents et témoignages authentiques de cette nouvelle forme de résistance civile ne sont pas sans rappeler Carlitos Medellín, le documentaire de Jean‑Stéphane Sauvaire. Film tourné clandestinement, caméra au poing. Dédié à une jeunesse oubliée d’un quartier de Santo Domingo Savio. Comme le dit le sociologue Wolfgang Sofsky : « la violence absolue n’a pas besoin de justification. Elle ne serait pas absolue si elle était liée à des raisons[[Wolfgang Sofsky, Traité de la violence, Paris, Gallimard, 1998, p. 49.
]]».
Après Los Santos Inocentes, le second volet intitulé Discurso de un hombre decente, a été présenté au Spoken World Festival de Berlin en 2011. Il s’inspire des discours de Pablo Emilio Escobar, célèbre baron de la drogue, abattu le 2 décembre 1993 à Medellín. Le triptyque « Anatomie de la violence en Colombie », sera donné intégralement en 2013.