Arrête avec tes mensonges: les fils d’une enquête
Arrête avec tes mensonges de Philippe Besson, adapté par Angélique Clairand & Éric Massé, Théâtre du Point du Jour (Lyon), 1er-13 octobre 2020.
Par Jérémie Majorel
Les codirecteurs du Théâtre du Point du Jour ouvrent cette saison par l’adaptation d’un roman autobiographique de Philippe Besson, Arrête avec tes mensonges (2017), lauréat du Prix Psychologies du Roman inspirant. La rencontre inopinée avec le fils de son premier amant replonge le narrateur dans ses années-lycée à Barbezieux, dans une histoire d’amour qui aura duré six mois, avant qu’elle ne bifurque en deux trajectoires distinctes : l’un, fils d’agriculteur, optant résolument pour le mensonge d’une vie familiale avec épouse et enfants après avoir repris le vignoble paternel, l’autre, montant à Paris et devenant l’écrivain médiatique que l’on sait, autre façon de vivre dans le mensonge.
Après de L’Ève à l’eau la saison précédente, Angélique Clairand & Éric Massé s’intéressent de nouveau aux transfuges issus du monde rural mais, cette fois, dans une optique qu’on appellerait « intersectionnelle », au croisement du sexe et de la classe. Dans le genre, Pour en finir avec Eddy Bellegueule (Seuil, 2014) d’Édouard Louis et le livre de Philippe Besson représenteraient deux pôles extrêmes : le trash et le soft, le misérabilisme et l’eau de rose, le réseau Didier Eribon et le réseau ferré, la langue plate comme summum du littéraire et la langue littéraire comme summum de la platitude…
L’un ne « vaut » pas mieux que l’autre, si on pense à ce qui exaspérait déjà Deleuze dans les années 1980 et qui a fleuri allégrement depuis, encombrant les rentrées littéraires de pseudo-scandales et de confessions intimes :
« Quand on écrit, on mène pas une petite affaire privée. C’est vraiment les connards, c’est vraiment l’abomination de la médiocrité littéraire, de tous temps mais particulièrement actuellement, qui fait croire aux gens que, pour écrire un roman, il suffit d’avoir une petite affaire privée, sa petite affaire à soi, sa grand-mère qui est morte d’un cancer, ou bien son histoire d’amour à soi, voilà, et puis on fait un roman… mais c’est une honte, c’est une honte quand c’est des choses comme ça. C’est pas l’affaire privée de quelqu’un, écrire. C’est vraiment se lancer dans une affaire universelle, que ce soit le roman ou la philosophie. » (Abécédaire, « A comme animal »)
Le problème de cette ouverture de saison n’est donc pas une mise en scène qui avec fluidité épouse la multiplicité des lieux (chambre, gymnase, bibliothèque, champ de blé, gare, maison, morgue…) et des identités (un même comédien pour l’amant et son fils, deux comédiens pour l’écrivain quarantenaire et le lycéen qu’il était), une mise en scène qui passe au fil d’une heure et demie par tout un nuancier entre réalisme documentaire (slips et morceaux de musique des années 80) et onirisme (le plateau de théâtre comme scène mentale, aire d’une intro- et d’une rétrospection).
Le problème est le choix de ce qui est mis en scène, et qui manque ici singulièrement de langue, au sens large du terme, que ce soit l’histoire ou la manière de raconter cette histoire. Pourquoi ne pas avoir cherché un dramaturge « vivant » ?
Sur le site du Théâtre du Point du jour, on peut lire : « ce roman autobiographique scrute avec acuité ceux qui s’invisibilisent pour fuir la stigmatisation et l’homophobie qui, dans des contextes sociaux et familiaux trop traditionnels, ne peuvent s’assumer. » Certes, Philippe sort du placard tandis que Thomas y reste comme dans un tombeau. Mais à aucun moment le spectacle ne traite à bras-le-corps de cette « épistémologie du placard » qu’a étudiée Eve Kosofsky Sedgwick. Il ressort au contraire que l’histoire d’amour entre les deux lycéens est une histoire d’amour comme une autre. Elle finit mal, après avoir traversé les mêmes clichés sentimentaux-photographiques : la scène de première vue, le dépucelage, l’analyse inquiète de la moindre petite conversation téléphonique, l’exaltation lyrique, la-mère-qui-rentre-trop-tôt-du-boulot-alors-qu’on-est-tous-deux-dans-la-chambre, le partage des goûts musicaux, les disputes, la décristallisation, la séparation, les étranges retrouvailles, le temps qui s’est écoulé sans vraiment s’écouler, les lettres non envoyées… Les choses de la vie en somme… Thomas semble se taire, et taire son orientation sexuelle, parce qu’il est un taiseux : raison étroitement psychologique, caractérielle, que Clairand & Massé ne contrebalancent pas, en dépit de leur intérêt pour les sciences sociales, puisque jamais ils ne nous montrent Thomas dans sa propre situation familiale et sociale. Le spectacle manque de contre-champ…
Mais c’est peut-être par là aussi qu’il touche un point d’universalité sans pour autant oublier son sujet : que deux jeunes homos des années 80 puissent vivre une histoire d’amour comme une autre. La fiction ici ne venge pas le réel ‒ qu’on sait être d’une autre nature en ces années Sida et de militantisme gay à cœur battant. La fiction pose simplement un rêve qu’on souhaiterait voir se réaliser enfin dans les années 2020. C’est une manière de changer, sans les heurter de front, les représentations mentales dominantes, au risque de minorer la nécessité parfois de la conflictualité.