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Broyage, voyage en Tarkosie – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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Broyage, voyage en Tarkosie

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Broyage, de Jessica Batut et Latifa Laâbissi

Avignon 2015, Jardin de la Vierge du lycée Saint-Joseph


Au programme des Sujets à Vifs, jardin de la Vierge, lycée Saint Joseph, Latifa Laabissi et Jessica Batut proposent Broyage, une performance physique et verbale qui puise dans le texte de Christoph Tarkos Je gonfle. Une matière qui, revisitait, donne lieu à un solo, un voyage en apnée dans le monde des mots qui induisent des gestes, des sons, des contorsions… qui se regardent comme le résultat d’un mouvement anthrophagique entre divers espaces chorégraphiques, poétiques, plastiques… là où l’art se débarrasse des frontières.


Deux mots sur Sokrat
Inventeur de la « patmo » et donc de la « pâte des mots », Tarkos rattrapé par une tumeur au cerveau, comme celle d’Artaud, disparaissait en 2004, à l’âge de 40 ans. Il laisse l’éditeur POL endeuillé et en héritage une série d’œuvres prises dans le maelstrom d’une langue en construction ou déconstruction qu’il courbait, repliait, dépliait. Oui, Al Dante (1996), Processe, Ulysse fin de siècle (1997)… pour les textes du début, puis Le Signe (1999), La Cage (1999), Ma langue (2000), Anachronisme (2001). Un ensemble d’écrits poétiques qui pourrait s’apparenter à une forme d’actionnisme où corps et voix sont mis à contribution dans le mouvement incernable et illimité du champ performatif. Une pratique qui, comme le souligne Prigent dans sa préface « Sokrat à Patmo », à l’ouvrage posthume de Tarkos Ecrits Poétiques, se livre éventuellement à travers 5 temps : concrétisation, manipulation, plasticité, mouvement, oralisation. Mais une pratique également qui, sans qu’il soit possible de la réduire à ça, tient également au « dialogue » que Tarkos avait, depuis un bail et jusque dans les années 90, avec les poètes de la revue Doc’(k)s fondée par Julien Blaine : ouvrier de la langue, Grand Maître de la poésie tous azimuts, Très Haut de l’océan des sons dont Gilles Suzanne rapporte l’odyssée, dans un remarquable ouvrage La Poésie à Outrance, publié aux éditions des Presses du Réel. Difficile d’isoler Tarkos du carrefour d’influences sonores et poétiques d’un monde méditerranéen ou d’une méditerranée-monde (Tarkos le marque dans son nom hérité de « Socrate ») que le Cipm de Marseille, sous la force de Blaine (l’homme aux pseudos multiples et idéologiques) va fonder et incarner. Dans ce rapport étroit à la poésie élémentaire, à la poésie sonore, aux avants-gardes, à la musique, au Jazz… Tarkos rebat les cartes du poétique comme l’ensemble de ses camarades qui auront le goût du déchêt lexical, du copeau grammatical, de la décharge sémantique, du retraitement linguistique… Véritable éboueurs de la langue, les uns et les autres recyclent le langage jusqu’à lui trouver un disfonctionnement durable.
NOUS en scène
Arrivée par le passage à gauche du gradin, Jessica Batut, jean, baskets sans âge et sweet gris, capuche rabattue sur la tête, rejoint l’espace-scène du Jardin de la Vierge. Elle est de dos, elle le sera pratiquement tout le temps de sa performance qui mêle un corps cadencé, marqué par des marches aléatoires, des arrêts inoppinés, des courses en butée d’avant en arrière, des diagonales où le corps est plié, mis en extension, soumis aux gravités de rappeur… et un récit, une crise de la parole, un flux verbal dit d’un trait où pendant 40 minutes, en proie à une tentative d’asphyxie par le verbe, elle résiste au tarissement des mots, à leur appel d’air. C’est Je Gonfle, de Tarkos, qui est dit et augmenté de fragments pris ici et là dans l’histoire de l’auteur. C’est avant tout le retour d’un pronom associé à des verbes d’action, de sensation, de réaction… Un NOUS qui, pour autant que Batut est seule sur scène, semble être l’avant garde d’un clan en mouvement, une foule en rupture de ban… NOUS, pronom de la révolte qui prend d’assaut le petit « je » spectre de tout égo et tout individualisme. Ce NOUS, c’est celui des anonymes et des sans noms. NOUS marcherons, NOUS irons, NOUS et sa colonie de verbes qui marquent un retour de l’action. NOUS, pronom des états généraux, celui de Polémos, de Tsipras… Ce NOUS est ici moins un déitique identifié par Genette, qu’un ON dont Heidegger nous rappelle qu’il est la marque de la banalité et la force du quotidien. D’évidence, ce NOUS est un ON, il marque la présence d’un mouvement, d’une force et d’une énergie en marche. Un NOUS de résistance qui semble abriter tous les SANS NOMS. Dans la chevauchée infernale à laquelle se livre Batut, ce NOUS s’apparente à un étendart qui, posé en tête de chaque phrase, porte les idées d’une masse invisible, d’un collectif en formation, d’une communauté en fusion. Batut, à l’avant poste d’une lutte qu’elle a conduit avec en son dos une majorité silencieuse (le public du gradin) se regardait alors tel un porte-voix…
Et alors que s’opère un ralentissement, au terme d’une course linguistique et chorégraphique, Batut, lentement se retourne et nous impose le face à face dont elle nous a privé. Pareil à l’effet regard, au cinéma. Plantée devant nous, le regard fixant la salle, elle n’affronte à cet instant plus personne, mais semble s’inquiéter des témoins que nous étions. Peut-être questionner le témoin et son mode d’action ou d’inaction… selon que le témoin est debout ou a été broyé. Juste incroyable de force et simplicité.