Ce sont que des mythes bordel !
L’acteur et metteur en scène Bernard Bloch propose un voyage dans les fils entremêlés de l’archipel imaginaire de Palestine en adaptant pour le théâtre son récit Dix jours en terre ceinte. Un récit où domine la pudeur d’une parole inquiète qui fait entendre des interrogations dépassant le seul cadre biographique.
Sur le petit plateau du théâtre du Cabestan, devant une trentaine de spectateurs : une petite table à cour, avec un ordinateur et du matériel de mixage – lieu du son ; une autre à jardin, plus grande, agrémentée de quelques livres ou feuillets – lieu de l’écriture ; au fond, un écran – lieu de l’image. Circulant d’un lieu à un autre, s’adressant tantôt à l’un, tantôt à l’autre, Patrick Le Mauff déroule le récit d’un voyage singulier, celui de Cholb, seul juif (athée de surcroît) parmi un groupe de 37 catholiques progressistes qui visite la Cisjordanie dans le cadre d’un périple organisé par Témoignage Chrétien. Au programme : rencontres avec des militants palestiniens, israéliens, de responsables ONG et de curés, passage aux nombreux check points, et surtout confrontation à la mainmise des différentes subjectivités dans tous les discours.
« Le voyage de Dranreb Cholb se veut un cri d’alarme. Mais il est délibérément subjectif. Et en « terre ceinte », la subjectivité a le pouvoir : celle des uns dénie la légitimité de celle des autres. » lit-on dans le programme. Plutôt qu’un spectacle sur ou au sujet du conflit israelo-palestinien, plus qu’un acte de sensibilisation ou d’éveil politique, la question posée par Bernard Bloch est bien celle de la subjectivité et de ses mythes. Et plutôt que d’y répondre, il s’agit pour le metteur en scène d’employer le théâtre comme révélateur de ces mythes multiples. Que certains d’entre eux fondent des pratiques sociales, définissent des valeurs ou rendent possible une cohésion sociale n’enlève rien à cette première partie de la définition : un mythe est avant tout un récit imaginaire. Et c’est dans cet imaginaire que nous entraîne l’adaptation par Bernard Bloch de son récit Dix jours en terre ceinte(publié aux éditions Magellan&Cie), l’imaginaire d’une terre en archipel dont le programme reproduit la carte.
Le mythe de la judéité d’abord. Comment comprendre le sentiment d’appartenance que Cholb ressent, tout en étant athée, en arrivant en Palestine ? Et surtout, qu’en faire ? Lorsqu’au passage des check points on demande s’il y a des juifs dans le bus, le guide répond : « Ce ne sont que des français qui visitent ». Que faire, alors, de cette culpabilité que ressent Cholb d’être clandestin malgré soi ? Lorsque face à une photo d’enfance, le narrateur évoque les souvenirs de sa Bar Mitzvah faite à Jérusalem, la mémoire joue des tours : pour lui, s’il n’est pas venu deux jours plus tard sur les épaules de son père près du mur des lamentations, c’est que son père était trop petit pour le porter. Sauf qu’à l’époque il était impossible d’accéder au mur. Où est la part d’imagination dans cette identité juive avec laquelle le narrateur s’est construit ? Pourquoi ce besoin de passer par la Palestine avant de rendre visite à sa famille en Israël ?
Mythe de la terre des ancêtres dont Cholb porterait le témoignage une fois revenu en France et auquel le spectacle donnerait voix. Sauf que l’on dépasse le simple témoignage. D’abord parce que le récit avance autant par les moments de rappels historiques et/ou géographiques que par celui des sentiments et questions qui habitent le narrateur s’isolant pour griller quelques clopes. Ensuite et surtout parce que des vidéos tournées en France et non pas sur place prennent le relais de la parole et la décalent en révélant leur théâtralité. Les boutiques fermées des puces de Saint Ouen tiennent lieu de ruelle d’une ville palestinienne, la campagne française se déroule par les fenêtres de l’autobus tandis que le guide assène au micro ses vérités et saisit la moindre occasion pour évoquer les injustices faites aux chrétiens de Palestine, cherchant à s’attirer la sympathie ou l’empathie. Ce procédé permet d’injecter une distance entre les images qui apparaissent à l’écran et celles que la parole de l’acteur décrit. Comme une façon pour le metteur en scène de désigner, à nouveau, la création imaginaire qu’entraîne tout récit.
Mythe d’une guerre juste. Des sacrifices nécessaires – « je crois que seul un bain de sang pourra éveiller les consciences » confie le cousin en Israël –, d’une fin qui justifie tous les moyens. Sauf que la réalité que nous rapporte Chlob est tissée d’absurdités, comme ce témoignage d’un ancien soldat de Tsahal chargé de bloquer un passage à des horaires très précis pour créer un climat d’occupation. Guerre dans laquelle il ne s’agit pas de choisir son camp mais d’y voir, peut-être, un peu plus clair. La parole de Chlob nous rappelle des faits, des définitions, des récits d’origines et, sans prétendre ignorer la complexité du conflit ou la résoudre, en désigne des points de rencontre humaine possible au fil du voyage.
La liste des mythes est longue et le voyage (initiatique ?) de Cholb n’a de cesse de se confronter aux discours des uns contredisant les autres – le narrateur rapporte ainsi la sentence de Billy Wilder, qui, au sortir de la projection du film sur Anne Frank de Georges Stevens, aurait dit « c’est bien, mais j’aimerais avoir le point de vue adverse ». Assailli par tous ces discours et singulier dans son inquiétude, on comprend que Cholb, à un moment, craque : « mais tout ça ce sont des mythes bordels ! » Et, de fait, pourquoi l’un serait plus légitime que l’autre ? Loin de céder à un relativisme facile et réducteur, ce coup de gueule désigne le tissage complexe d’identités et de projections fantasmées sur lequel repose le conflit israelo-palestinien et le révèle pour ce qu’il est à l’heure actuelle : un archipel imaginaire.
Se perdre dans cet archipel est dès lors ce que nous propose Le Voyage de Dranreb Chlob. S’y perdre avec lui sans pour autant être témoin d’un théâtre univoquement biographique. Car si la subjectivité du récit est assumée – et le programme dit je – le metteur en scène parvient à la rendre elle-même imaginaire ou du moins théâtrale, et ce par le biais de Patrick Le Mauff. Confiant son écriture à la voix de ce compagnon de longue date, Bernard Bloch se tient tout au long du spectacle assis, de dos. Par instants, il suggère une date, un lieu, tend à l’acteur un texte ou une photo. Cette relation entre les deux hommes semble tissée d’une pudeur partagée, d’une retenue nécessaire pour que le discours ne se charge pas de cette théâtralité excessive dont font preuve les curés et autres militants de causes toujours plus justes.
Et c’est bien une nécessité, d’ordre intime, qui s’impose au spectateur au sortir du spectacle. Nécessité de raconter et d’imaginer, de rêver à des archipels possibles – cette Fédération Isratine/Palestaël qu’évoque Chlob en une ultime utopie.
Nécessité surtout de voyager pour, toujours, « penser contre soi-même ».