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Cesena Amen – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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Cesena Amen


Dans le jour naissant, ce samedi 16 juillet, Anne Teresa De Keersmaeker et et Björn Schmelzer présentent en avant première mondiale leur dernière création, Cesena. Donnée dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes à 4h30 du matin, Cesena est le pendant d’En Atendant, créée par la chorégraphe flamande en 2010 au Cloître des Célestins. N’utilisant aucune lumière artificielle, les deux pièces se répondent. Là où la première laissait le spectateur dans le crépuscule, la deuxième le convoque à l’aube. La recherche de l’alliance entre le mouvement et la musique ancienne de l’Ars Subtilior est au cœur de ces deux créations. Dans ce second opus, la compagnie Rosas accueille sur le plateau l’ensemble Graindelavoix pour une communion des voix et des corps.
Surgit de la nuit, une étrange façon. Un geste artistique puissant, travaillé à l’économie et à l’intuition. Un geste qui déborde.
La chose commence avec cet homme qui revient de l’obscurité. Nu. Tel qu’il avait disparu l’année précédente sur le plateau des Célestins. En front de scène, l’homme reprend et poursuit le souffle originel qui avait été entamé par le clarinettiste d’en Atendant pendant plus de dix minutes. Et lui aussi entreprend, durant plusieurs minutes une respiration profonde, bruyante et convulsive qui ouvre progressivement la Voie/x. Celle de l’Ars Subtilior convoqué à nouveau dans Cesena. Méconnue de beaucoup d’oreilles profanes, cette musique apparaît au XIVe siècle. La cour des Papes d’Avignon est un haut lieu de son exécution. Il s’agit d’une musique raffinée et subtile faisant état d’une grande complexité rythmique et polyphonique. Une esthétique dans laquelle on peut lire les enchevêtrements du pouvoir politique et religieux. « Cesena » est par ailleurs le nom d’une ville italienne fortement liée à l’histoire papale et qui fut notamment le théâtre d’un massacre sanglant en 1377. La dizaine de motets, rondeaux, ballades et chansons chantés traverse ainsi l’Histoire de la papauté, entre sacré et violence. Porté par la pureté des voix a capella, cette ambivalence résonne dans les murs chargés d’histoire.
Anne Teresa De Keersmaeker et Björn Schmelzer se sont trouvés à l’endroit de l’Ars Subtilior mais aussi à l’endroit du geste, de l’équilibre, de la prise de risque. Faisant la magnifique proposition de confondre les chanteurs et les danseurs dans un même élan, ils nous invitent à contempler des états de communion et d’harmonie intenses. Les dix-neuf interprètes ne sont pas cloisonnés dans leur discipline respective et sont tous traversés par le langage du chant et de la danse.
Le cercle de sable a remplacé la terre poussiéreuse du Cloître. Foulé, dès la sortie du danseur nu, par le pas cadencé du groupe qui s’avance et s’en retourne dans la nuit, le sable s’éparpille au centre du plateau. Répand son grain prêt à caresser les corps. Conditionne la réception du côté du sensible, de la perception, du charnel. J’entends le bruit des pas qui agrippent, en rythme, la matière. Je frémis de distinguer dans le noir ces bras qui donnent leur chaleur à l’épaule de l’autre, soudant un groupe qui avance à l’unisson. Je tremble aux premiers murmures chantés.
Toujours, dans la partition de Cesena, le groupe s’éclate et se fragmente pour mieux se reformer ensuite. Les corps, où qu’ils soient sur l’immense plateau de la Cour d’Honneur, se répondent et sont en tension les uns vis-à-vis des autres. L’alternance des combinaisons est multiple et si, à l’intérieur, les exécutions de gestes se répètent et se ressemblent, elles sont toujours en variation, testant les strates de la partition polyphonique. Le vocabulaire chorégraphique d’Anne Teresa De Keersmaeker est de l’ordre de la géométrie et l’a toujours été. Depuis Fase (1982), depuis Rosas Danst Rosas (1983), il exploite les diagonales, la longueur, la profondeur ainsi que la circularité. Envie de voir dans ses rondes celles de Pina Baush qui étaient pourtant bien différentes. Elles ont, en tout cas, cette même intensité, cette capacité à montrer le collectif. Le langage d’Anne Teresa est hypnotique tellement il cisèle l’air. Je suis suspendue au bras et à la jambe du corps qui va chercher, impulse, étire, ramène, pose, impulse, roule, suspend, pose. Recommence. Je suis suspendue à l’élégance du dos qui se cabre, aux silences et aux accélérations, à la main si fluide, aux corps puissants qui s’engouffrent pour courir, sauter, chuter. Et parler des grappes que les corps forment en s’apposant les uns aux autres et qui statufient le groupe… Et parler des figures d’attente…
Au même titre que le geste est partout, le chant circule dans tous les corps. Le clan des « dix-neuf » passe par chaque endroit et les solistes n’existent que parce que le chœur dispersé répond, regarde, écoute. Les positions des uns et des autres s’alternent et se relaient comme avec ce geste de direction de chœur – essentiel pour assurer la métrique complexe – et qui passe de main en main. Des voix, on pourrait dire qu’elles libèrent un « son sacré » comme on dirait aujourd’hui un « son rock ». Une puissance.
Progressivement l’aurore est venue. Les noirs, les blancs et les gris ont laissé place à la couleur. Le jour s’est levé, baignant le haut de la Cour d’Honneur d’un carré de soleil.
Cesena travaille l’individu à l’endroit de son rythme biologique, à l’endroit de l’archaïque. Cesena se loge dans le point aveugle notre humanité.