Charmatz « danser » pensées
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Ce jeudi 7 juillet, à 22H00, rang L de la Cour d’Honneur du Palais des Papes, un ministre de la culture arrive un peu en retard et oblige ainsi les assis à se relever. Spectre lointain d’une standing ovation contrainte. Bientôt il souffrira la bronca du Peuple de la Cour quand David Lescot aura rappelé les agressions dont sont victimes les communautés artistiques. De mémoire, les sifflets qui couvriront le bruit des martinets, et la durée de cette interpellation rageuse qui dit un ras le bol, une détestation et une déliaison, valaient bien ceux de tous les spectacles qui furent malmenés dans ce lieu. Enfant, la création de Boris Charmatz, commencerait ensuite au retour du silence. Commencement où dès les premiers instants, on percevait qu’il s’agirait d’une ode, d’un chant, d’une symphonie libre, radicale, fascinante… Ou, en jeu, il serait question de quelque chose qui cède, qui rompt, qui casse, comme le claquement des agrafes le fera résonner, afin qu’une chose qui ne soit plus épiphanique ni mimétique soit livrée et trouve un passage.
B.C… en quelques fragments
Faire ou refaire l’histoire de Boris Charmatz ou l’itinéraire d’un enfant rebelle dans le milieu chorégraphique. Pourquoi pas ? Savoir qu’il est directeur du Musée de la danse de Rennes et qu’il invente de nouveaux modes de travail en faisant de son lieu une base arrière où se construisent des projets protéiformes… Se souvenir de la bande qu’il forme avec Xavier Le Roy, Rachid Ouramdame, Jérome Bel qui l’accompagnent dans cette nouvelle édition du Festival d’Avignon dont il est le seul artiste associé… Le reconnaître comme l’un des « signataires du groupe du 20 août » qui souhaitait ouvrir la danse à un horizon inattendu. Savoir qu’il fut du « Bocal » : école luttant contre le conformisme des conservatoires… Avoir gardé en mémoire quelques-unes de ses créations qui l’élevèrent au seuil d’une visibilité : Héâtre-élévision (2002), Levée des conflits (2010) dans le festival Mettre en scène de Rennes, A bras le corps (1993), Les Disparates (1994), La danseuse malade (2010 à Avignon)… ou le jalouser pour avoir eu la chance d’avoir des parentes communistes qui l’emmenaient, enfant, voir les Humanités que sont Maguy Marin, Jean-Claude Galotta, Dominique Bagouet… Lesquels ne sont sans doute pas pour rien dans le choix d’une vie et d’une formation auprès de Regine Chopinot, Odile Duboc…
Et croire à tout ce qui se dit à son propos, l’imaginer « rentre-dedans ». S’épater qu’il traduise pour les 26 enfants que compte Enfant des mouvements en jargon de récrée pour désigner un enchaînement par « l’hélicoptère », s’amuser qu’une envoyée spéciale à Rennes fasse trois lignes sur le motif du Tee-Shirt de Boris dont la poitrine est bardée, façon Miss France, d’un « protect yourself ». Et rire à l’idée qu’elle y voit un « grigri » contemporain, là où, en définitive, pour cet adepte de la « non-dance » dans les années 90, il pourrait s’agir plus simplement d’afficher un avertissement pour tous les badauds qui franchissent le Musée de la danse de Rennes qu’il tient en main depuis 2009. « Non Danse » comme il existe un Non-Art qui est un lieu, aussi, d’inventions, d’imaginations, de créations…. Préférer cette idée-là, dès lors que l’on aura entendu une fois pour toute que Boris Charmatz défie les codes, dépasse les limites, aime oublier les règles… au point que les pièces qu’il fabrique peuvent entretenir un lien étroit avec la « danse conceptuelle ». Danse qui entretient avec les dispositifs et les installations un rapport aigu comme lorsqu’il entre en dialogue avec le plasticien Toni Grand autour d’un bloc jaune, qu’il recourt à un piano pour y allonger le spectateur… ou qu’il puise dans les espaces interculturels de quoi nourrir son désir de chercher le mouvement et dans celui de l’interdisciplinarité l’occasion de travailler avec Bonnafé, Balibar, etc.
Artiste associé oblige, Boris Charmatz doit lire, ici et là, ce qui commence à ressembler à une biographie légendaire où le moindre de ses gestes (vie privée/spectacles publics), la moindre de ses paroles (discours public/confessions plus intimes) viendront grossir le portrait d’un type de 38 ans qui, au détour d’un entretien avec Vincent Baudriller et Hortense Archambault, dit : « Il s’agit d’inventer un espace public pour la danse qui ne soit ni un théâtre ni une école, mais un tiers espace où l’on ait le temps d’expérimenter par et pour la danse »[1].
Un « Tiers Espace », voilà qui est dit. Bien dit, stimulant et rassurant. Voilà qui nous éloigne de ces détails accessoires que sont les albums de famille, les modes vestimentaires, etc que d’aucun élève au rang de signes signifiants.
Boris Charmatz vous prévient et c’est clair. Sans adopter la posture de l’idéologue ou du politique en campagne, il a lui aussi un programme : « Espace Public » à inventer, un « Tiers espace » dit-il. En soi, ça ressemble à une pensée.
Charmatz « danser » pensées.
Un « Tiers espace » comme il y eut un Tiers livre, un Tiers Etat… expression livrée par Charmatz qui, d’un coup, s’inscrit dans la lignée d’un nouveau à conquérir, à inventer, à penser. Tiers Espace qui est comme une terre à gagner où le travail de Charmatz, comme celui auquel s’attela Merce Cunnigham, Pina Bausch, Raimund Hogh (que j’aime son travail !), est de penser la danse et permettre à la danse de mettre la pensée en mouvement. C’est là, entre ces deux pôles inséparables qui articulent la théorie et la pratique, là où le mouvement donne à penser et la pensée amène à agir, que se situe le travail nomade de Boris Charmatz qui entend « dessiner le futur » en empruntant à tous les horizons qu’il parcourt. Horizons qui le tiennent au plus près, aujourd’hui, de la performance, des dispositifs, des plasticiens où les notions de temps, d’œuvre, de contenu, de formes, de sons, d’images… ne sont plus aliénés à l’enjeu de la représentation. Au sens où « représentation » a trop souvent désigné un mode esthétique et une pratique poétique où l’on se reconnaît. Au sens où « Représentation » renvoie de facto à un ordre esthétique qui n’est rien moins que la surface d’un ordre politique et morale qui le sous-tend. S’intéressant au travail plastique du vidéaste Artur Zmijewski et aux vingt trois séquences de Democrcies, Charmatz s’inquiète dès lors du rapport que l’image entretient avec le politique. Cette manière qu’un art chorégraphique : l’organisation du mouvement, l’élection d’un geste, l’agencement de déplacements… procèdent tous d’une mise en scène qui forme des entités politiques et entretient un lien avec l’espace idéologique. Souscrire à une ritualisation du mouvement, adhérer à une sacralisation du corps, faire son deuil d’une expérience chorégraphique… C’est, nous dit Charmatz, cautionner un certain ordre de la représentation collective et ce qu’elle induit. C’est suivre une rhétorique qui finit par nourrir un répertoire. Mais Danser, n’est-ce pas interroger ces rapports ? N’est-ce pas s’inquiéter de l’image que fabrique un corps ? Dans le propos de Charmatz qui fait une place à des artistes à Une Ecole d’Art, il y a une invitation à réfléchir au rapport que l’œuvre d’art entretient avec le politique. Il y a une invitation à entrer en contact avec des œuvres qui sont autant d’expériences du politique. Ça serait quoi le mouvement d’un immigré ? ça ressemblerait à quoi un geste d’égalité ? Comment s’amorcerait un mouvement de masse démocratique ? Comment faire sentir, encore, une mémoire ou étendre celle-ci à des représentations plurielles ? Quelle place y a-t-il pour le rêve et comment le partager dans un espace chorégraphique ?
Dans un petit opus, Je suis une école, qu’il a écrit, Boris Charmatz fait entendre la nécessité de construire un espace dialectique où les acquis, la mémoire, les savoirs entrent en friction pour, encore, produire de l’imprévisible, de l’inattendu, de l’incertain… Ou, un « Tiers Espace » qui est encore et toujours le lieu de l’expérimentation, de l’improvisation, celui de la performance, celui de l’imagination… au pouvoir. Celui aussi de la conscience qu’apprendre, c’est avant tout apprendre une manière d’apprendre qui est, par essence, exclusive et donc contestable. En soi, le « Tiers Espace » de Charmatz pourrait donc bien désigner que se questionner, s’interroger, parcourir le savoir, repenser les connaissances… n’induit pas un risque, ni aucune peine, mais peut nous conduire à faire l’expérience d’un savoir nouveau qui viendrait défaire l’ancien. Bataillien Charmatz qui propose des « batailles » au festival ? C’est-à-dire d’ouvrir des dialogues !
Aussi Charmatz, vraisemblablement, s’il porte un Tee-Shirt où il est écrit « Protect yourself », c’est parce qu’il propose une invitation à se protéger, avant tout, de nous-même. C’est-à-dire se protéger de l’absence de désir, de la fuite des espoirs, de l’abandon des aventures, de la résignation, de la facilité, de l’endormissement de l’esprit, de l’acceptation des contraintes, de la souscription aux règles, codes et limites…
Enfant
Le plateau de la cour se livre au regard et un tapis roulant gris anthracite est là, face aux gradins, qui fait croire à une chaise longue pour géant. A côté, une machine métallique noire déploie un bras articulé. C’est une sorte de grue dévolue au déplacement des charges avec poulies, filins, pieds en pieuvre « spités » dans le plancher. Restes esthétisés, peut-être, des matériels auxquels ont eu recours les équipes qui ont monté cette salle, et qui fascine Boris Charmatz. C’est, dans le jargon de l’art contemporain, un dispositif plastique. Une forme faite de matière et dont l’utilité se révèle à mesure que les secondes passent.
Avec la nonchalance d’une bête féroce qui connaît sa force, le bras, qui pourrait être une tête, se balance de droite à gauche. Et ce mouvement exerce une tension sur un filin qui fait sauter les agrafes disposées de loin en loin, jusqu’à ce que cette corde : ce cordon ombilical, révèle qu’il est attaché aux corps de deux danseurs inertes. Après ce temps, alors, où le différé, l’attente… sont autant d’instants nécessaires à l’action, la machine, cette « bête », tracte ces presque cadavres et, dans un jeu à peine cruel, les anime d’un mouvement impulsé par cette énergie extérieure qui imprime au corps des postures soumises. Ces loques humaines sont ainsi le jouet de courses verticales répétitives, de déplacements horizontaux où la machine, qui semble avoir une intention, se heurte à l’inertie de ces vies absentes. Images d’amas de chairs et de charniers, images de corps sans vie promis à la décharge et la fosse commune. Sons de cliquetis et bruits de chenilles en mouvement également qui ne sont pas étrangers à l’idée que l’on se fait du déplacement de forces brutales. Privés d’une autonomie par cet automate, l’homme qui inventa la machine semble, selon la prévision de Marx, en être devenu la victime.
Et de regarder cette œuvre « postcontemporaine » qui est, a écrit Lyotard dans Que Peindre ? : « moins monnayable, moins racontable, moins signifiable », comme l’image aussi d’une ère postindustrielle, où l’ère du vide aurait emporté une victoire.
Enfant commence donc ainsi, dans le bruit régulier et mécanique que produit une machine qui s’est greffée à la vie. A même un son constant, un mouvement déterminé Enfant commence là où la vie semble achevée. Instant incertain où la fin est en balance avec un commencement, où l’image entretient un flou sur le devenir. Des corps aliénés subissent ainsi le roulement du tapis ou l’image d’une chaîne de montage qui ne livre pas son dessein à celui qui y officie. Une surface tape-cul n’en finit pas d’animer les danseurs de soubresauts. Dans cet espace, la conscience s’est absentée et la corporéité est traitée comme matière en attente d’un geste pensé. Pour autant, ces tremblements, ces balancements, ces roulements ne sont pas étrangers au mouvement. Ils en sont les formes primaires, les esquisses souterraines et minières et seront, dès lors qu’une intention le décidera. Enfant désigne alors peut-être l’enfance d’un mouvement. Je veux dire sa forme génétique, son informe plastique.
Et de voir d’autres danseurs, tout en noir, venir disposer à la périphérie de ce cœur qui bat de mille bruits, des corps d’enfants pris dans un sommeil ou une léthargie qui n’est pas différente. Et de regarder les danseurs-manipulateurs se mettre en action et insuffler à ces pantins enfantins une vie artificielle faite de petits gestes organisés. C’est un corps de ballet funèbre qui se met ici en place, un corps de marionnettes brisées. Image d’effroi, image et sentiment d’être face à des corps morts, d’être devant le spectre de quelque Classe morte imaginée par Kantor. Images encore d’une lutte terrible entre ce qui agit et ce qui est agi et évoquait l’Epreuve de Feu. Images qui ne livrent aucune clé et renvoient celui qui regarde à un monde sensible, à ses pensées intérieures, à ses souvenirs enfouis…
Sur le plateau, sans qu’il soit possible de dire quand la mutation aura été repérée, 26 enfants sont maintenant en action et courent, s’arrêtent, affirment une trajectoire ou un mime, parmi les 9 danseurs. L’épisode Billies jean de Jakson dépassé, les uns et les autres semblent partager une même idée, le même appétit de trouver dans l’espace une matière propre. Inversion de gestes, appréhension de comportements échangeables, mouvements partagés, corps partiellement dénudés… les uns et les autres ont pris le dessus sur une machine qui a gagné un état d’inertie, à moins que la bête ne sommeille.
Quelque chose de vivant est là qui ravage le champ visuel. Ce qui se passe n’est pas narratif, mais explosif comme seule devrait être la pensée, d’après Nietzsche. Et d’entendre le son rock d’une cornemuse disputer au cri des mouettes qui viennent envahir la cour… Et de regarder ce joueur de binioù entreprendre d’être un Hamelin. Sorte d’aimant du mouvement qui finira suspendu, pareille à une carcasse.
L’affolement des déplacements, mais aussi l’image des poings sur les yeux que l’on pose au sortir du sommeil ou au début d’une tristesse se mêlent dans cette pièce chorégraphique où sont atomisés la symétrie, la rectitude, l’uniformisation…
Aussi, alors que tous s’écartent du plateau au bout d’un peu plus d’une heure, Enfant a livré à la cour son étonnante vitalité, ses images délivrées de leur référence, ses sons initiatiques à quelques espaces inouïs… Des pensées qui inscrivent le travail de Boris Charmatz dans une cour d’Honneur à laquelle il permit d’être une cour de ré-création. Comprenons le lieu commun, le Tiers espace, le passage de toutes les énergies qui font que l’ordre et le désordre sont consubstantiels du mouvement. De la création.
[1] Une Ecole d’Art, pour le Festival d’Avignon 2011, édition P.O.L. Petit livre offert gratuitement à tous les festivaliers.