Pig Boy (2017) de Gwendoline Soublin
Chœur porcin : Pig Boy de G. Soublin mis en scène par Ph. Mangenot
Pig Boy de Gwendoline Soublin, mise en scène de Philippe Mangenot, Théâtre de la Renaissance (Oullins), 4-5 mai 2023
Son titre complet est Pig Boy 1986-2358 : replay du devenir homme. Lauréate en 2017 des Journées de Lyon des Auteurs de théâtre, publiée dans la foulée aux éditions Espaces 34, c’est une pièce monstre, composite, chimérique, en trois parties. La première relate, en parodiant les histoires dont vous êtes le héros ‒ ces ancêtres des fictions numériques interactives ‒, la vie de Théodore Bouquet, jeune homme qui hérite d’un élevage de porcs en Bretagne. Lui qui se rêvait cow-boy finit par s’immoler dans sa propre ferme, accablé par les dettes. La deuxième partie retransmet en direct le procès médiatique du lointain rejeton d’un cochon ayant réchappé aux flammes. Devenu l’incarnation d’une grande marque d’agroalimentaire, il a été surpris dans une chambre d’hôtel avec une admiratrice japonaise. Le PDG vient témoigner à charge, prenant prétexte du procès pour annoncer la reconversion de sa multinationale au service d’une idéologie transhumaniste :
Imaginez ! [une truie accouche d’un bébé ‒ c’est un bébé d’homme]. Les cellules animales nous complètent. Les microtechnologies nous suppléent. ‟Tout est possible à celui qui croit” a dit Marc, verset 9-23. Nous aurons des poumons neufs, du sang nouveau, nous serons puissants. Nous nous consoliderons et chacun pourra déterminer libéralement ce qu’il est, veut être, sera [carré blanc]. (p. 45)
Pig boy est condamné par le public à être pendu et brûlé. La troisième partie suit la fuite hors de son laboratoire d’une truie grosse d’une portée humaine. Le projet transhumaniste s’est donc réalisé entre-temps. La truie annonce dans sa langue étrange un monde où organes, proies et prédateurs, espèces et règnes fusionneront :
Nous tous ensemble groin-nez-pattes-cornes-crinière-jambes-index à la. Nuit. Des nuits. Forestières parmi les animaux multiples. Ils seront là aussi les lions. Fusionnés brebis. Les corbeaux-autruches. Les ours-scarabées. Les marguerites-louves les chiens-croco les peupliers-ruisseaux les antilopes-coqs. Nous tous. Nous accouplés sans. Box. Nous cochons-hommes parmi la faune immense. Nous sommes l’ultime songe pacifique. (p. 67-68)
Ses poursuivants mettent le feu à la forêt où elle semble avoir trouvé refuge. Théodore, transfiguré en John Wayne, vient dénouer la situation, tel le deus ex machina d’une tragédie grecque. À moins que la truie n’hallucine tout depuis le début.
Lire Pig Boy est une expérience, tant G. Soublin investit la typographie pour inscrire une forme de théâtralité à même la page, comme ici où le visible fait écran au lisible, cherche à saturer l’attention :
Voir Pig Boy mis en scène est une autre expérience. L’écueil aurait été de traiter des sujets comme l’élevage intensif, l’idéologie transhumaniste et la ferveur antispéciste sur un mode platement redondant, illustratif, voire documentaire (ou documenté). La deuxième partie aurait ainsi pu se prêter à une débauche de moyens technologiques, du type intermédialité mal comprise, avec multiplication d’écrans et de gadgets numériques. Le parti pris de Ph. Mangenot se situe justement à contre-courant : six acteurs sur un plateau vide à l’exception d’un podium et de micros sur pied. Le metteur en scène opte résolument pour un travail subtil autour du son, de la voix et de la choralité. Chemises à carreaux et chapeaux de paille suffisent à évoquer visuellement l’univers du western, de même que des pulls à col roulé blancs immaculés pour l’univers de la science-fiction. Mais le principal relève d’un travail synesthésique autour de « paysages sonores » (Marc Favre et Éric Dutrievoz) ‒ échantillonnage d’Ennio Morricone, musique électronique mêlée de cris d’animaux, spatialisation irréelle de l’écoute ‒, ainsi que d’une partition vocale et chorale des acteurs opérant de multiples variations entre dissonance et consonance. De même, introduire un véritable porc, ou une véritable truie, sur le plateau de théâtre, outre les difficultés de tous ordres inhérentes à une telle tentative, non seulement aurait cédé à la tentation mimétique mais surtout aurait reconduit une forme d’exploitation animale dont la pièce démonte par ailleurs les rouages…
Johan Boutin, qui joue Pig boy après avoir incarné Théodore Bouquet, ne verse pas dans l’imitation grotesque : ses grouinements sont aussi brefs et rares que perturbants, ses postures évoquent un corps entravé et aliéné. Dans la troisième partie, la choralité, bien que plus inattendue puisqu’il s’agit du soliloque de la truie qui s’adresse dans sa fuite à elle-même et à sa portée, fait merveille. Laure Barida, Rafaèle Huou et Mathilde Saillant prennent en charge cette langue à l’état naissant, tour à tour maladroite, enfantine, poétique et messianique. Il n’est pas dit que la vision d’un monde sous le signe d’une hybridation généralisée ne soit pas aussi dévastatrice que le projet transhumaniste du PDG entendu lors de la partie précédente, habilement développé par un Olivier Borle en fauteuil roulant, aussi vulnérable dans sa finitude que dangereux dans sa volonté de la rédimer et d’en tirer profit. D’un discours à l’autre, on réentend les mêmes accents sectaires. Le trio met en relief le côté schizé et clivé de la truie fugitive, ainsi que les glissements hallucinatoires de sa perception. Mais il actualise également la potentialité féministe de ce finale. Les comédiennes se meuvent comme les trois sorcières de Macbeth, oscillant, vacillant, tantôt esprits vengeurs, tantôt émanations craintives. C’est dire si cette opération de greffe d’un chœur porcin sur la pièce de G. Soublin est une belle réussite.