Ci-gît un corps, ou Un cri devenu inaudible
Rage se joue du 10 au 20 juillet à 12h15 aux Hiverales. Une chorégraphie à voir.
Un corps de femme est posé là au bord du plateau et les 45 minutes qui suivront raconteront comment ce corps est arrivé là. Les gestes d’abord épars, des situations d’abord décousues se forment petit à petit en un tout et on reconstitue, on reconstruit jusqu’à ce que… le geste de la mort rencontre son objet, ce corps de femme.
Ce n’est pas qu’elle n’aurait pas luté, mais le monde est ainsi fait qu’il n’y a pas de réponse, de personne, aux appels de secours. Si notre besoin de consolation est impossible à rassasier, c’est que personne n’offre un bout de pain. Les hommes sont comme absents, ou absentés d’eux-mêmes, et lorsqu’ils tentent d’encourager l’autre, ce n’est que torture. Des encouragements comme des fouets auxquels on tente d’échapper. Mais l’autre veut du bien et à default de savoir ce qui pourrait être une caresse qui répond à un appel, il sera amené à anéantir celle qui souffre car il ne sait quoi faire avec cela.
Des mouvements, des figures se répètent comme des obsessions à s’accrocher à la vie et interpeller celui dont elle espère secours. Lorsqu’il est trop tard et que le corps est déjà tombé, l’homme fait danser ce corps mort, lui fait répéter la même figure, la même obsession qui à son vivant n’a pu rien faire. C’est comme une infini manque d’imagination, un désespoir et un abandon de l’hypothèse que nous pouvons quelque chose l’un pour l’autre. En faisant danser ce corps mort de la même manière, la même chose qui ne l’a pas pu sauver de la mort, c’est comme un faux intérêt, un « fais pas chier », une incapacité, même là, face à la mort, de nouer un rapport. Il la laisse dans sa solitude. Chacun dans sa solitude.
Et cette fin n’était pas seulement déjà annoncé par le corps gisant au bord du plateau, mais du premier regard qui s’ouvrait au public. Un regard du fond d’un gouffre qui me rappelle des regards d’appels infinies dans les gravures et dessins de Käthe Kollwitz. Elle, elle donnait forme à la misère du début du XXe siècle et à la douleur immense que la guerre produisait dans le peuple, l’exposition de son corps aux canons, la vulnérabilité et la tentative de donner abri à un enfant avec les mains nues. Tsai Po-Cheng retraverse avec Rage cette exposition du corps sans aide possible comme pour dire que les moyens d’exploitation et les souffrances qu’ils impliquent n’ont pas changé, ils sont simplement devenus plus invisibles, ils se déguisent mieux sous une propagande du bien-être. Mais ils empêchent toute possibilité de bonheur, toute solidarité, toute amitié. Sauf une fois où deux hommes dansent ensemble et semble se tenir mutuellement, s’entretenir, quelque chose d’un rapport humain apparaît qui n’est pas qu’hostilité, incompréhension, malentendu.
Et comme chez Kollwitz, chez B.Dance les mains sont le fondement de toute possibilité d’un lien (comme si elle disait là aussi qu’elles pourraient servir à autre chose qu’au dure labeur et si elles n’étaient pas là pour protéger l’autre, elles pourront toujours porter les armes contre ce qui nous oppresse, nous étouffe) , sauf qu’ici, chez B.Dance ils n’arrivent jamais à former cet abri, cette protection impuissante des mains de Kollwitz. Elles deviennent des armes dirigées contre notre sœur. Deux doigts deviennent des piqures insupportables. L’homme forme ses deux mains en une sorte d’épée pour achever celle en face. Il la pénètre rythmiquement, fortement, avec une violence qui a perdu la capacité d’être arrêté par le regard de l’autre. Massacre. Viol.
Reste un cri et la possibilité d’une communauté dans la rage, la colère impuissante contre cette folie qu’est notre vie en commun. Momentané, deux ou trois fois, cette figure revient aussi, et les huit danseurs se forment en une sorte de bataillon et, dans la diagonale, crient, mais sans faire de son. Miment le cri d’une certaine manière. Il est devenu inaudible.
Et enfin comprendre l’enthousiasme déchaîné du public à la fin et être emmerdé en même temps car la virtuosité de ces corps (ils volent littéralement) et la chorégraphie avec les cordes qui l’accompagnent, qui frôlent parfois le kitch, semblent en contradiction avec ce qui pourra nous sauver pendant un instant : une main simple, aimante, humaine et vraie qui ne sait voler, mais dont sa maladresse et sa lourdeur terrestre serait sa danse.