« Clôture de l’amour » de P. Rambert, ou la politique de la vengeance
Clôture de l’amour, texte et mise en scène de Pascal Rambert, avec Stanislas Nordey et Audrey Bonnet, les 9 et 10 octobre 2020 au théâtre Joliette de Marseille.
Par Arnaud Maïsetti
« J’espère que tu as une vie intérieure. » Alors, tout s’achève. De l’amour et de cette pièce, du théâtre, de cette lutte à mort qui dit toutes les morts, les petites et les grandes, les terriblement vaines, les insoutenables, les minusculement atroces. Deux heures, la lutte à mort. Elle prend prétexte d’une rupture qui n’est qu’une autre manière de lier l’autre à soi, le passé à l’avenir, et le présent à ce qui n’a pas d’époque parce qu’il occupe tout l’espace des temps depuis la première fois qu’un être s’est lié à un autre, et qu’il s’en est défait. Histoire d’une défaite ? Ou d’une conquête ? Deux heures, la rupture amoureuse comme elle ne se dit jamais, et comme on l’entend. Une première heure, l’homme parlera, c’est lui qui rompt le silence précédant la pièce (et qu’on nomme ce silence d’avant le théâtre la vie ne change rien à la qualité de silence qui orne la pièce et l’enserre, la menace). L’autre heure, la femme : elle répondra. Dans le jeu de repons qui est l’antique science musicale quand elle se fait liturgie, le drame noué comme un poing. C’est Clôture de l’amour, où Pascal Rambert lève, dans la simplicité géométrique, la tragédie de ce mot mort qu’est l’amour quand il meurt et qu’il devient vivant soudain. C’est deux heures, comme on frappe contre le corps morts des sentiments et des désirs pour qu’il s’éveille et il s’éveille. C’est un soir, comme on terrasse le sentimental et qu’on en fabrique la matière politique de la dignité. C’est dans les premiers jours de vent de Marseille, la vie intérieure qu’on fait semblant d’espérer pour ne pas avoir à y croire.
Puisque tout a été dit de cette pièce miraculeuse, de l’absolu atteint, de l’épure, sa simplicité âpre, sa complexité infinie dans la rigueur d’un théorème : puisque tout a été chanté des éloges quant à l’œuvre majeure d’un auteur majeur, couronné d’Avignon et sur mille continents s’ils étaient mille, que dire encore qui n’a pas été dit ? La pièce est depuis sa création en tournée ; on la lit comme un classique. Elle possède le mystère des évidences : deux monologues pour dresser le dialogue banal de la rupture amoureuse. Mais qu’est-ce à dire ? Il faudrait aussi interroger le fait même, spectaculaire, de cette incessante reprise, de cette vie recommencée de cette pièce. Étrange destin pour une pièce qui semble raconter la fin d’être infiniment rejouée, déjouant la clôture que le titre appelle. C’est peut-être que l’œuvre est davantage ouverte que ce qu’elle laisse paraître. Qu’à la Clôture annoncée s’esquisse, lignes de fuites terribles de l’amour, des ouvertures aberrantes. C’est que la pièce rend elle-même disponible les possibles de sa reprise, de ses recommencements. Recommençons donc.
Il entre d’abord, et lance les mots qui en disant la fin ouvrent le drame. « Je voulais te voir pour te dire que ça s’arrête/ça va pas continuer/on va pas continuer » — et tissant dans ce début l’appel beckettien : va continuer ((il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, je vais donc continuer, il faut dire des mots, tant qu’il y en a, il faut les dire, jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent, étrange peine, étrange faute, il faut continuer, c’est peut-être déjà fait, ils m’ont peut-être déjà dit, ils m’ont peut-être porté jusqu’au seuil de mon histoire, devant la porte qui s’ouvre sur mon histoire, ça m’étonnerait, si elle s’ouvre, ça va être moi, ça va être le silence, là où je suis, je ne sais pas, je ne le saurai jamais, dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer.)). Il a pris la parole, il ne la lâchera plus, comme un chien son os. Et Stanislas Nordey de se faire chien, courbé, penché, en appui sur ses pattes de devant, montrant les crocs, jappant. Mais le devenir-chien de Nordey se laisse traverser par d’autres devenirs : celui de la respiration quand elle devient morsure, celui de la morsure quand elle transpire, celui du langage tout dressé (comme un chien au combat) pour rompre. La phrase de Nordey (Nordey comme phrase entièrement dressée dans la langue) coupe, découpe, tranche les amarres : toute cette langue de la déchirure est celle de la cruauté. Dans l’ancienne langue, on possédait deux mots : l’un, {sanguis}, disait le sang dans le corps, enfermé, vivant ; l’autre, {cruor}, disait le sang répandu sur le sol, libéré, mortel. La cruauté de l’homme tient à ce geste de libérer tout d’une vie en une heure : à s’en libérer.
« Nous sommes des kilos de glace durs comme eux et/soudain nous fondons/Nous serons flaques de sang/Tu seras flaque de sang quand j’aurai fini de parler/Tu seras flaque de sang. »
Alors, la cruauté : on lâche les fauves : on délivre les énergies, les pulsions. On dit tout. Jusqu’à la démesure, on dit les défauts de l’autre, on dit aussi la faille de toute vie commune, on dit le détail de l’intime et le colossal malentendu de l’existence ensemble, tout. La parole du procureur est terrible en ce qu’elle fait feu de tout bois en préparant le bûcher, qu’elle est le bûcher même qui met tout en pièce, en accusation. Tout pour le procureur signe l’aveu d’un crime à venir, qui toujours s’était préparé. Pour le procureur, tout porte l’indice du meurtre que le procureur dévoile en exécutant.
« Ces larmes sont l’expression d’un désarroi philosophique/Oui excuse-moi du peu/Tu ne pleures pas un amour perdu pendu comme un sac à un clou/Tu pleures/Ou plutôt pleure en toi, et c’est ça qu’on voit couler/La mort d’une conception débile de l’amour. »
Quand il achève, Nordey, il exige qu’on le regarde en face : si la mort ni le soleil ne peuvent se regarder, le procureur, oui — c’est sa dernière cruauté. Puis il se tait.
La parole est à la défense et tout commence alors. C’est Audrey qui la prend, cette parole, que Stan a laissé trainer là, elle la ramasse et c’est elle qui la brandit. Mais non, Audrey ne s’abaissera pas à répondre uniquement. À occuper le terrain laissé : plutôt, elle part à la conquête d’autres territoires que sa souveraineté affranchie va, plus que mordre, dévorer. Dans ce pli qui opère la jonction et sanctionne la véritable coupure du drame, tout bascule ainsi, pas seulement parce que l’échange commence désormais, mais parce que l’ensemble de l’air tremblé autour de nous change de nature. Du monologue au dialogue, on passe ainsi de la solitude triomphale du mâle à la dialectique vengeresse. Dans leur solitude des champs de coton à eux, le deal amoureux ne connaît qu’un essai : une parole contre l’autre. Elle ne répond pas aux accusations, elle ne se défend pas : elle affronte. Elle relance depuis son camp. Et parlera au nom de leur amour à tous deux piétinés, que tout à l’heure il a voulu nier en l’effaçant. C’est toujours la tragédie : que la rupture évacue le temps passé d’un geste. Et ce qu’il a défait n’était pas seulement l’autre, la relation, leur passé, mais une part de ce qu’il était lui — dès lors, il devient méconnaissable, s’étant défiguré au tréfonds, perdant son visage jusqu’à son nom, jusqu’à tout nom.
« Tu es qui toi ?/Tu étais qui ?/Tu es devenu qui ?/On se connaît ? On s’est déjà vu quelque part ?/On s’est déjà serré la main ?/On a partagé des trucs ensemble une bière un sandwich un truc quelque chose toi et moi c’est quoi ton nom ?/C’est quoi ton nom ?/Tu as un nom toi ?/On peut te nommer ?/Tu es nommable ?… »
Alors, contre cette œuvre de mort, pas à pas, Audrey fera cette épreuve vivante, pied à pied, de défaire ce qu’il a défait, tout à l’heure, de hurler de douleur depuis la joie, de renommer les mots. La solitude dans laquelle il se tenait, glorieuse, invincible, devient sa peine, sa condamnation. Sa dignité à elle tiendra dans sa voix qui dira ce à quoi elle tient : et elle tient, malgré lui, à cela qui aura été vécu.
« Quand tu me jettes/oui quand tu me jettes/je tiens à ces quatre mots/quand tu me jettes/tu jettes aussi la longe qui les reliait à toi ».
Il n’y a pas à le convaincre, seulement à nommer la mésentente là où elle a lieu : dans cet espace entre eux. Elle a parcouru la diagonale et se tient à la place où il se tenait : au lieu de la parole. Et en ce lieu, la parole se renverse, oui, venge. Pas la vengeance mesquine qui fait ce qu’on reproche à l’autre, mais l’écriture de la contre-histoire capable seule de vérité, capable d’exercer le pouvoir, celui qui peut, plutôt que celui qui s’exerce contre. Pas de négociation possible : mais l’écriture. Pas d’entente : on ne s’entend plus. La contre-offensive, ou simplement le contre, comme on dit sur les terrains de sport — jusqu’au déséquilibre affolé que la langue seule peut approcher dans l’indicible.
« Que tues-tu quand tu tues ce qui nous constituait ? »
Alors, l’antique parole contra, le contrapuntique est leçon politique, qui rend des points à la pseudo-démocratie qui voudrait, selon le mot de Godard, donner la moitié du temps de parole à Hitler, et l’autre moitié aux Juifs, pour se satisfaire d’avoir été réalisée. Dans le jeu d’inéquivalence qui s’établit plutôt dans ce champ de bataille, de ruines, si la parole d’Audrey l’emporte, c’est aussi en vertu de sa puissance vengeresse. Car insidieusement, le théâtre de Rambert rencontre le fracas de nos jours. La pièce possède soudain et malgré elle les échos des luttes féministes de ces dernières années : la vague #MeeToo, les prises de paroles contre les violences faites aux femmes dans tous les milieux, le décompte des féminicides sur les murs des villes. Avec Audrey Bonnet s’entend la voix du féminisme de combat, celui par exemple d’Elsa Dorlin ((Elsa Dorlin, Se défendre, La Découverte, 2018)), de Mona Chollet ((Mona Cholet Sorcières, La Découverte, 2019)), ou des radicalités de Judith Butler ((Judith Butler, Troubles dans le genre, La Découverte, 1990)), de Despentes ((Virginie Despentes, King Kong Théorie, Grasset, 2006)), de Coffin ((Alice Coffin, Le Génie Lesbien, Grasset, 2020)) – des voix vives qui semblent dessiner les signes les plus féconds des émancipations collectives. La pièce écrite en 2010 les précède, ou les pressentait. Alors, peu à peu, on écoute la voix d’Audrey parmi ces voix et ce combat prend corps dans le champ de bataille de l’époque. Ce n’est plus une histoire d’amour et de couple, mais une lutte plus vaste dont l’enjeu est bien de réécrire l’Histoire, jusqu’alors composé par les hommes. Si Stan a commencé l’entreprise de démolition, c’est en racontant d’abord. La prise de parole de la femme naît sur ces ruines et ces violences : il s’agit de reprendre la main. D’où cette puissance de vengeance sous la contre-offensive. Cette main armée par les autres puissances féminines fait entendre l’autre histoire, qu’on tait, qu’on minore, qu’on entrave. Elle dit la dignité, elle dit surtout qu’on ne s’en tiendra pas au silence que veut imposer l’homme, que ce silence a voix et corps, qu’il prend corps. Qu’il se dresse comme une lutte, refusant l’apaisement, mène la guerre au nom de la guerre menée contre elle. Cette syntaxe politique qui excède la fable amoureuse n’est pas dans le texte Rambert, mais dans tout ce qui l’entoure, dans tout ce qui nous entoure cet automne 2020. Le texte se laisse non recouvrir par cela, plutôt porter, et emporter avec d’autant plus de nécessité rageuse et de férocité vengeresse — et donc salutaire — qu’il ne s’en laisse pas réduire.
Si la fin réécrit Tchekov – l’appel au travail, à ce qu’il faut travailler, à ce qui reste à travailler –, c’est bien dans la mesure d’une projection, d’un débordement du spectacle qui fait signe faussement vers le théâtre (l’usage des prénoms des acteurs, l’allusion à leur métier d’artiste), pour affecter l’ensemble de l’usage du monde : un monde à travailler, contre lui, et dans ses déchirures mêmes, au nom des promesses qu’il porte.
« J’espère que tu as une vie intérieure. » On entend presque « antérieure ». Pour la vie à venir, le corps d’Audrey se tient, droit et digne, pour en figurer le serment, déjà la puissance, la souveraine liberté.