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Comment raconter des histoires à Buenos Aires ? – L'!NSENSÉ
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Comment raconter des histoires à Buenos Aires ?

La mise en scène se cherche : à Paris, à New York comme à Buenos Aires. Elle se demande ce que le théâtre peut faire aujourd’hui pour attirer l’attention d’un spectateur sollicité par bien d’autres médias. Un reportage en Argentine de Patrice Pavis.


Ayant passé dix jours à Buenos Aires, du 1er au 13 août 2008, je suis à la fois surpris et confirmé dans mes attentes. Venant presque directement du festival d’Avignon à la capitale argentine, je suis frappé par la vitalité du théâtre d’ici comme de là-bas, mais sous des formes et pour de raisons différentes. Beaucoup des spectacles que j’ai vus ici ne sont donnés que les deux ou trois derniers jours de la semaine, parfois dans la maison de l’auteur-metteur en scène-acteur,etc. Cette convivialité, cette proximité physique joue souvent en faveur des pièces et se prête à une nouvelle manière de narrer, de se situer par rapport à la fiction et à l’assemblée des spectateurs.
A Buenos Aires comme en Europe, on semble découvrir—ou redécouvrir ?–l’importance de savoir conter une histoire. Comme si, d’un seul coup, on se rendait compte que la mise en scène consiste d’abord à savoir raconter une histoire. Comme si, d’un seul coup, on se rendait compte que la mise en scène consiste d’abord à raconter une histoire simple à un public venu voir des acteurs complexes et des situations scéniques compliquées. Mais il y a manière et manière de raconter. La fable est plus ou moins linéaire, épisodique ou déconstruite. Si la mode était, depuis les années 1960 jusqu’aux années 1980, plutôt à une narration non-linéaire, non figurative, il semble qu’avec les années 1990, le théâtre s’efforce à présent de raconter une histoire simple et émouvante, lisible et proche du lecteur. En ce sens, la pièce de Ganriela Izcovich, Sin Voz, appartient à l’écriture ancienne, celle du jeu entre fiction et réalité, à une dramaturgie qui a connu son apogée avec Pirandello et Genet ou avec les épigones dans les années 1960 et 1970. L’écriture d’Izcovich et le « double jeu » des acteurs sont donc d’une assez grande lourdeur. Manifestement la « nouvelle narration » n’a pas encore fait son apparition, et encore moins le ménage !
Pourtant, dans la plupart des spectacles argentins que j’ai vus, on sent l’intérêt pour l’autobiographie, la volonté de raconter un épisode ou une situation de sa vie personnelle. On le voit dans Crudo, Dolor exquisito ouTres Filosofos con un bigote. Ces spectacles choisissent des personnes réelles, ils les extraient de leur environnement habituel et les transfèrent sur une scène pour nous faire part de leurs soucis. Toutefois l’autobiographie devient vite auto-fiction, voire fiction, car les narrateurs autobiographiques ne manquent pas de se mettre en scène en chargeant le trait : on change le récit soi-disant autobiographique de Sophie Calle (Dolor exquisito) ; on imagine, plus qu’on imite, les discours déprimés des femmes de la salle de bain, en panne de séduction (Mujeres en el bano) ; même les trois dignes épisodes de l’Université de Buenos Aires ne sont guère authentiques, puisqu’ils doivent rejouer chaque soir leurs plaisanteries douteuses ou leurs considérations philosophiques banales car connues de tous les élèves de classe terminale et du grand public.
La volonté de raconter sa vie de la manière la plus directe et sincère possible conduit paradoxalement presque toujours à un retour de la fiction et de l’invention. D’où l’importance de savoir bien conter une histoire. Or, de ce point de vue, le théâtre à Buenos Aires semble avoir trouvé l’art de bien raconter une histoire avec tous les moyens scéniques possibles. Ainsi la narratrice de Dolor exquisito nous livre sa confession en distinguant tous les moments d’avant et après la rupture. Elle montre des photos de son voyage au Japon, utilise des objets ramenés de sa visite, fait parler un visage projeté sur une statue. Mais en reprenant son leitmotiv avec à chaque fois d’infimes variations, elle invente une manière sophistiquée et ironique de raconter : le tour est joué, le théâtre est sauvé, la douleur est vaincue. Dès lors, le récit devient cathartique et se transforme en une manière d’oublier un épisode douloureux de sa propre vie amoureuse, ou peut-être tout simplement d’inventer une histoire qui prenne ses distances du récit autobiographiques et invente une nouvelle forme de fiction.
Derrière ces expériences, on sent une tendance du théâtre à raconter une histoire simple, honnête et personnelle, comme s’il s’agissait de toucher le spectateur individuellement en évitant autant la virtuosité narrative illisible des années « déconstructionnistes » (1970-1990) que le déchaînement des images reliées par un récit peu lisible. Le théâtre autobiographique de Buenos Aires cherche son authenticité dans une nouvelle manière de narrer. Comment expliquer cette soudaine promotion du récit de vie ? Peut-être comme une tentative, quasi désespérée, d’échapper au bricolage et à la récupération postmodernes.
Les recherches sur l’identité en tous genres nous ont conduit à complètement reconsidérer notre vie, qu’elle soit personnelle, ethnique, politique, sexuelle. Comme si, à présent, l’authenticité ne pouvait plus être atteinte que dans un nouveau cogito : « Je suis ce que je me raconte ». C’est bien dans un théâtre de la périphérie et de la marginalité comme celui de l’Argentine que ces recherches sur le nouveau récit ont quelques chances de se développer. La crise de l’institution théâtrale et culturelle oblige à se replier sur soi et à trouver les instruments de ce décentrement personnel et familial. Parfois ce processus est parfaitement réussi : ainsi dans La Noche canta sus canciones de Jan Fosse mis en scène par Veronese dans le grand salon de sa maison. Le huis clos du couple en rupture y est magnifiquement montré. Parfois, au contraire, ce processus n’aboutit pas tout à fait, comme si la salle à manger et les soixantes minutes de jeu ne suffisait pas à développer une histoire crédible : ainsi dans Revolucion de un mundo, Inés Saavedra (l’auteur, metteur en scène et l’une des actrices) ne parvient pas à dépasser l’ébauche de la situation et des personnages, à aller au-delà d’une « étude », au sens musical et stanislavskien, d’une famille bourgeoise et snob qui étouffe toute velléité d’indépendance et de créativité de ses enfants. Le récit reste en quelque sorte compact, il n’est pas suffisamment dérouté par une fable articulant clairement ses arguments, il reste trop limité au portrait satirique des protagonistes.
On le voit : savoir raconter une histoire ne dispense pas de continuer à maîtriser le langage scénique, à varier et à approfondir le jeu des acteurs et de leurs personnages. Ce qui assure le succès des spectacles que j’ai vus, c’est au fond l’équilibre entre un art renouvelé de la narration, une maîtrise impressionnante des codes de jeu et surtout une tension et une ambiguïté permanente entre fiction et authenticité.
Il me semble que les fragiles autobiographes du théâtre argentin d’aujourd’hui sont bien en avance sur les lourdes théories de tous les savants du théâtre argentin classique. Et c’est pourquoi en quittant Buenos Aires, j’ai, contre toute attente, l’espoir au cœur.


Article publié en espagnol dans Perfil en août 2008 / Patrice Pavis
Texte recueilli par Charles-Marie Renion