Communauté… trouver le « commun ôté »
Né du cheminement amical qu’observent l’écrivain Sylvain Prudhomme et le metteur en scène Jonathan Châtel, Communauté livre la matière éparse d’existences en transhumance aux prises avec la mémoire et la grandeur de la vie. A même ce qui se dit et ce qui s’invente dans l’instant, quelque chose danse d’un esprit privé d’ivresse et de chaleur rattrapé par une vitalité insurgente. Une autre manière, encore, pour le travail qu’accomplit la Compagnie ELK, depuis plusieurs années, de faire résonner les spectres de l’intime et les pèlerins du commun ôté. C’était au Bois de l’Aune, à Aix en Provence.
« A un moment je t’ai cru morte »… dira Vassili (Pierre Baux) à Katherine (Bérengère Bodin) qui l’a rejoint, au hasard d’une marche aux pas perdus, dans un lieu, une île, une côte, une falaise, ou un non-lieu, ailleurs et loin, protégé des courants du monde. A un moment, plus tard, elle et lui partageront les « salicornes » qui sonnent comme un met mythique et merveilleux. Plus tard, comme un serment que se font des partenaires au seuil toujours d’un retour ou d’un départ, elle dira « je me tairai je te jure »… promesse promise à une pérennité estropiée parce que la parole, et précisément le dialogue, reviendra quand les « règles du savoir-vivre » seront partagées. S’en suivront des échanges d’idées, parfois des aveux imprévus et des confessions douloureuses, loin des bavardages, et proches de ce qui habite la pensée quand elle n’obéit qu’à l’esprit d’escalier qui conduit forcément à nommer l’essentiel. Où quand « se parler » ne se fait plus à tort et à travers, mais devient une manière de respirer avec l’autre, d’emplir les poumons d’un air commun qui manquait dans les mondes suffoquant.
Au point d’orgue de cette association étrange qui semble s’être accordée sur l’essentiel et le futile, le nécessaire et l’accessoire, les conversations profondes et les échanges enjoués qui sont comme autant de tableaux de funambules en équilibre, apparaîtra alors un sous-marinier échoué après que le sous-marin qu’il habitait a été piégé par une vieille.
La vieille de la grotte qui, ici, est une voisine invisible aux pouvoirs que le monde ne saurait imaginer. Vieille inquiétante qui rappelle au trio que forment désormais Vassili, Katherine et Nikolaos (Francesco Italiano) qu’à l’entour l’autre monde leur arrive toujours sous la seule forme de ce qui vient à s’échouer : déchets ou fragments insolites qui, tous, ont une histoire tue. « Histoire tue », dis-je, qui conduit Vassili, Katherine, Nikolaos a passé le temps en leur fabulant un passé, tout en entonnant parfois un chant ou une partie de briscola où la donne des cartes se fait à rebours des aiguilles d’une montre, et donc du temps.
S’égrènent ainsi quelques « minutes supérieures » comme l’eut dit Maeterlinck d’un tragique quotidien où Communauté s’entend non plus à rappeler la « lutte déterminée d’un être contre un être, la lutte d’un désir contre un autre désir ou l’éternel combat de la passion et du devoir (mais plutôt) à faire voir l’existence d’une âme en elle-même, au milieu d’une immensité qui n’est jamais inactive ». Et Maeterlinck de poursuivre « Il s’agirait plutôt de faire entendre, par-dessus les dialogues ordinaires de la raison et des sentiments, le dialogue plus solennel et ininterrompu de l’être et de sa destinée. Il s’agirait plutôt de nous faire suivre les pas hésitants et douloureux d’un être qui s’approche ou s’éloigne de sa vérité… ».
Communauté va ainsi, d’éclats de rire, en écarts de voix, dans les parages d’une sérénité à conquérir ou à retrouver à travers un geste naïf, un récit imaginé, une parole sans cause ni conséquence, une adresse incertaine, un quotidien sans calcul… là où la rationalité, d’un commun accord entre Vassili, Katherine, Nikolaos, n’est plus qu’une voie parmi d’autres qui lui sont préférées. Là où l’étonnement s’est effacé puisque les possibles y sont à nouveau présents et représentés.
A l’abri d’une voile immense, d’une bannière inachevée, à moins qu’il ne s’agisse de la cime d’une montagne, d’un relief presque semblable à celui d’Empedokles de Grüber, d’un refuge… ; au rythme de la boîte magique qui tombe le jour, organise l’océan des sons, donne aux mouvements de la marée sa musicalité ; au gré des ponctuations sonores de Gabriel Des Forêts… Communauté de Jonathan Châtel développe un rapport à l’écoute qui soulève des pans d’intimité ; encourage le regard à s’habituer au simple ; rappelle que le lieu du théâtre est encore celui de la fable mystérieuse et humble. Que le jeu, au théâtre, renouvelle à chaque fois l’arbitraire et le signe, au point qu’un geste, un mouvement, une parole, une situation peuvent s’écarter de l’habitude et ouvrir des mondes. Aussi, dès la première image, à l’endroit d’un geste de mise en scène tout entier dévolu à une dramaturgie de la Rencontre, aux premiers mots échangés dans la distance où tout est en jeu : l’hésitation, l’attente marquée, la retenue imposée… c’est un théâtre de situations qu’il faut apprivoiser qui se met en place, puisque la Rencontre est ce chaos qui est de l’ordre d’une autre échelle. Au premier instant, on entre ainsi dans un univers des premiers pas qui concernent aussi bien la voix que les gestes parce que tout devient ou relève d’une rédemption spirituelle autant que corporelle. Premier pas dans les premiers mots que Vassili avait presque oubliés et dont il fait à nouveau l’apprentissage ; inscrivant l’articulation à l’endroit de l’effort d’une mastication lente et hésitante ; incertaine dans le choix des rythmes et des sons, fragile dans la finalité et l’adresse ; retrouvant dans la parole destinée le goût de parler dont l’isolement l’avait mutilé. Alors, au terme de cette rééducation peut s’entendre au dernier instant de Communauté le O Solitude de Katherine Philips ou quand la parole se fait chant et la pensée harmonie. Ultime expression de Communauté qui parvient d’une voix apaisée : « O solitude, O solitude my sweetest choice ! ». Ou, au dernier instant, s’accomplit la rencontre avec soi.