Némésis
Contingence et tragédie : Némésis de Philip Roth, par Tiphaine Raffier
Némésis (2010) de Philip Roth, adapté au théâtre par Tiphaine Raffier, TNP de Villeurbanne, 3-9 février 2024, 02h50 (pas d’entractes)
Némésis (2010) de Philip Roth, c’est le W ou le souvenir d’enfance (1975) de la littérature américaine. Georges Perec entrecroisait la description des us et coutumes d’une société entièrement fondée sur la glorification du sport dans une île imaginaire nommée W et un récit autobiographique évoquant la mort au combat de son père et la déportation de sa mère pendant la Seconde Guerre mondiale – les échos entre fiction et autobiographie étant de plus en plus troublants au fil de la lecture. Philip Roth situe l’intrigue de son ultime roman, comme beaucoup de ses précédents, dans un quartier juif de Newark, au New Jersey, pendant l’été 1944, où lui-même, né en 1933, a grandi. La narration est à la première personne, celle d’un témoin touché de plein fouet par les événements relatés, dont l’identité n’est révélé qu’après un bon tiers du volume. En pleine canicule, une épidémie de poliomyélite se répand chez les enfants. Eugene Cantor, surnommé Bucky, jeune professeur de gymnastique, lanceur de javelots hors pair, mais honteux d’avoir été réformé de l’armée à cause de sa myopie, dirige un terrain de jeu et prend d’autant plus à cœur sa fonction. Il prône un esprit sain dans un corps sain, l’exercice physique, l’athlétisme, le grand air. Il veut occuper le terrain jusqu’au bout, ne pas déserter son poste, être un rempart face à une maladie qui désarçonne médecins et autorités. Face aux cas qui se multiplient autour de lui, menant si ce n’est à la mort du moins à la paralysie, les tourments de Bucky s’accroissent, au point d’accuser Dieu en son for intérieur. Mais il finit par céder aux instances de sa fiancée Marcia, qui le prie de la rejoindre en Pennsylvanie, où elle officie dans un camp de vacances nommé « Indian Hill », non loin d’une île au milieu d’un lac entouré de montagnes. Bucky est embauché pour superviser les activités nautiques. Dans ce havre de paix, la vie semble idyllique. On dort comme les Sioux dans des tipis autour d’un feu allumé à l’ancienne. Le couple fait pour la première fois l’amour, corps offerts mis à nu, loin du regard des parents. Mais le ver est dans le fruit. Un cas, puis plusieurs, se révèlent parmi les vacanciers. Le virus se propage ici aussi et ravage ce bonheur un temps goûté. Le narrateur saute ensuite trois décennies et nous ramène à Newark. Lui-même, de son nom Arnie Mesnikoff, est un rescapé du terrain de jeu, jambes à moitié paralysées, se déplaçant avec une canne. Il a malgré tout épousé une femme, avec qui il a des enfants. Il a fondé une entreprise florissante qui installe des équipements pour handicapés dans la ville. Il relate sa rencontre tardive avec un Bucky vieillissant, qui a entretemps été lui aussi touché par le virus et qui a poussé Marcia à rompre leurs fiançailles. Rongé par la culpabilité, il s’est persuadé avoir été porteur sain de la maladie, agent actif de sa propagation au lieu de la combattre comme il avait cru. De ce dialogue philosophique entre un professeur déchu et son ancien élève, il ressort que l’un a vécu la contamination comme un pur hasard, « tyrannie de la contingence », l’autre comme un tragique destin, antihéros à l’orgueil intact d’avoir été ainsi châtié par la déesse grecque de la vengeance.
Tiphaine Raffier adopte trois partis pris très différents pour évoquer la maladie, auxquels on ne peut adhérer également si on les isole, mais qui convainquent lorsqu’on ressaisit la progression du spectacle. Pour la séquence qui se situe à Newark en juillet 1944, la scénographie d’Hélène Jourdan, tout en stores vénitiens, et la lumière de Kelig Le Bars, chaude et aveuglante, évoquent un univers carcéral, oppressant, suffocant, à la lisière du dehors et du dedans. Une quarantaine est instaurée. Des habitants affolés cèdent aux interprétations paranoïaques. Bucky (Alexandre Gonin) s’enfonce dans ses atermoiements.
Plusieurs images scéniques suggèrent son hybris, sa démesure, lorsqu’il surplombe au côté d’un père endeuillé l’aquarium dont s’occupait avec soin une des victimes de la polio, scène qui en annonce une autre, où l’acteur observe de haut la maquette d’une vaste demeure dans laquelle son personnage s’en va quêter les paroles rassurantes de son beau-père médecin.
Pour la Pennsylvanie et son île enchantée, le choix est cette fois d’épouser le point de vue des enfants que les adultes veulent protéger à tout prix de la réalité de la maladie. Le spectacle reprend avec virtuosité les codes des comédies musicales de Broadway, avec un chœur d’enfants de l’École nationale de musique, danse et art dramatique de Villeurbanne. Un cyclorama reproduit l’imagerie de la Wilderness américaine.
Mais lorsque l’épidémie se répand, le beau décor s’effondre. C’est dans cette désolation qu’ont lieu le retour à Newark et le saut dans le temps. Le narrateur, qu’on entendait jusque-là par intermittence en voix off, apparaît sur scène, joué par Maxime Dambrin, acteur lui-même touché par la poliomyélite au niveau des jambes. C’est le contrepied de la séquence précédente : l’incarnation, la confrontation lucide au réel, plutôt que l’euphémisation, le merveilleux en faillite. Je repense ici à une lettre de Koltès, effaré par les choix de distribution pour Combat de nègre et de chiens (1979) dans certaines mises en scène : « On ne ‟joue” pas plus une race qu’un sexe. » De même, il y a un moment où « jouer » le handicap causé par une maladie devient obscène, en l’occurrence un effacement de l’histoire. En effet, qu’évoque « la polio », rarissime de nos jours ? À quoi renvoient parmi les spectateurs d’aujourd’hui les « poumons d’acier » où on enfermait pendant des mois, voire des années, les patients gravement atteints ? De même, comment éviter de parasiter les enjeux du roman par le souvenir encore vif de la crise du covid, à laquelle on ne manque pas de repenser dans certaines scènes ? Il fallait donc mettre le public actuel face aux détails concrets et précis de cette maladie, son historicité. « Car il s’agissait là aussi d’une vraie guerre, une guerre de massacre, de destruction, de saccage, de malédiction, une guerre avec les ravages de la guerre – une guerre déclarée contre les enfants de Newark. » (Gallimard, « Folio », p. 128, traduction de Marie-Claire Pasquier) On retrouve certains clivages qui déchirent la représentation de la Shoah – de Claude Lanzmann à Roberto Benigni. De même, on a pu un temps considérer l’extermination des Juifs d’Europe comme un « Holocauste », alors qu’il s’avère que des hommes ordinaires, convertis à l’idéologie nazie, ont décidé, agi, tué méthodiquement. Bucky perçoit l’épidémie comme le châtiment d’un Dieu méchant qui s’abat sur les Juifs d’Amérique, eux qui ont fui là-bas les persécutions antisémites de leurs pays d’origine, mais ce n’est que le hasard et l’état d’ignorance dans lequel la médecine était face à ce virus qui l’ont propagé ici ou là, emportant jusqu’au président Roosevelt. Arnie Mesnikoff se tient debout, Bucky (Stuart Seide) reste sur sa chaise, prostré dans la nostalgie de ses aspirations olympiques ou olympiennes, arrêté sur l’image herculéenne qu’avaient de lui les enfants admiratifs.
Trois éléments apportent du liant, maintiennent une certaine cohésion dans l’adaptation de Tiphaine Raffier : une durée continue, 02h50, sans entractes ni coupures ; la musique interprétée par l’ensemble Miroirs Étendus installé au lointain, que l’on entr’aperçoit tout d’abord à travers les lamelles en bois des stores vénitiens, mais qui devient au fil du spectacle un acteur à part entière, un partenaire de jeu, suscitant paysages sonores et tonalités affectives contrastés ; les projections textuelles, qui excèdent une stricte fonction indicative (chapelet des jours de la semaine fatidique, changements de lieu…) ou de surtitrage (pendant les instants de comédie musicale), mais qui participent pleinement à la dramaturgie d’ensemble par un choix très concerté des types et tailles de police. On mesure le degré de conscience historique de cette adaptation de Tiphaine Raffier lors d’une scène où le directeur du camp de vacances (Éric Challier) demande une minute de silence pour ceux qui sont au front en Europe, souvent les propres grands frères des enfants. Une citation du poète William Carlos Williams est alors projetée sobrement au lointain. Elle rappelle sur quel autre charnier mémoriel on s’amuse à jouer aux Indiens.