Dans l’ombre des folies delphiques…
Au Panta Théâtre, Antonin Ménard aura présenté Nous ne pouvons oublier que la folie soit un phénomène de pensée. Un travail exigeant qui entretient l’idée que la pratique du théâtre est un espace dévolu à la réflexion, à l’écoute, aux voix des penseurs dont le geste se trouve relayé par les comédiens (Grégory Guilbert, Hélène Poussin, Laurent Frattale, Mounira Taà¯rou) avec la participation de Jérà´me Bidaux et Angélique Colaisseau. Parfois énigmatique, recourant à une poétique du discontinu… La mise en scène est ici un laboratoire, un espace sonore et visuel o๠l’enjeu semble irrépressiblement lié à la volonté de faire apparaître chez le spectateur une expérience intérieure. Quête que le metteur en scène Antonin Ménard poursuit depuis la création de Chantier 21, sa compagnie, en 1996.
Histoire de Ménard, dit Antonin
La trentaine consciente que ce monde galiléen ne tourne pas rond et que le soleil brille différemment selon que l’on travaille ou pas, Antonin Ménard regarde l’actualité du fond ou en front de scène selon qu’il devient metteur en scène, directeur d’acteurs ou acteur. On croira que son goût du théâtre lui vient peut-être de sa mère philosophe, des mathématiques dont il parlerait comme Lautréamont, de ses rencontres avec une bande d’étudiants caennais inscrits comme lui en études théâtrales à l’université…Oui, pourquoi pas ! Ménard a sans doute théâtralisé une partie de la vie qu’il vient de passer dans la cité normande là où, avec des camarades à lui : Legros, Bobée… il a construit, de 2003 à 2005, le laboratoire d’imaginaire social au sein d’un CDN qui était alors dirigé par Eric Lacascade. Une chance en soi qui lui fait rencontrer Tranvouez, Régy… mais surtout Pascal Rambert avec lequel il travaille depuis maintenant quelques années. Entre eux deux, c’est une histoire d’amitié, un pacte fondé sur l’exigence qu’impose le travail.
Des mises en scène d’Antonin Ménard, je crois que j’ai tout vu. D’Antigone de Bertolt Brecht (1997) dans un cycle de festival universitaire de théâtre, à En mémoire du futur autour du fascisme et de l’Algérie (1998). De Mademoiselle Julie de August Strindberg (1999) monté sur des palettes de « récup », à Je serai quand même bientôt tout à fait mort enfin d’après l’Innommable de Samuel Beckett (2000). En 2001, à la halle aux granges, au sein du CDN de Normandie, il se lancera dans un work shop autour de l’écriture de Didier Georges Gabily, comme il dirigera aussi un atelier de formation et de recherche sur Jean-Luc Godard. Vient ensuite un Hamlet/Machine/Gun d’après Heiner Müller en 2002. Passé pro, et toujours fidèle à une bande qui l’accompagne, il enchaînera alors Randonnée en 2005, puis présente Breakin’it down I & II (des sessions de recherche autour de Bérénice de Racine et John & Mary de Pascal Rambert). L’an dernier, sur la scène du Panta Théâtre dirigée par Guy Delamotte et Vero Dahuron, il répète une chorégraphie TOKYO-YKO en vue du festival Étrange Cargo de la Ménagerie de Verre. Tout vu, dis-je, jusqu’à ce petit film confidentiel et presque muet comme si la communication avait bouffé l’essence de la parole. Ça, ce sentiment inquiet d’un langage qui ne dit plus rien, lui vient sans doute de sa lecture de Beckett auquel il ne cesse de penser quand il conduit Marie ( sa compagne) en camion pour qu’elle joue l’irlandais. Souci récurrent que celui du langage chez lui et qui l’invite à intervenir dans les lycées pour y faire entendre la parole autrement.
Pour autant, le théâtre et Ménard, comme le théâtre de Ménard, ne se résument pas à ses créations, ses rencontres et une profession qu’il exerce.
Non, Ménard, je crois, pense le théâtre comme un mode de vie, un mode d’être : pour soi et soi avec les autres. Un lieu qui n’est pas en dehors de l’Histoire et vous en raconte des petites, mais plutôt l’un des lieux de manifestation du vivant. Peut-être parce que le théâtre, quand il est inscrit dans le champ social et dans l’Histoire, on s’y arrête comme sur une bande d’arrêt d’urgence, une marge, un espace protégé. Faire du théâtre pour cet acteur, ce metteur en scène, c’est donc travailler sur une « bande ». Je veux dire un lieu mais également un groupe. Des personnes donc. Rarement, j’ai vu quelqu’un d’aussi attentif et amical vis-à-vis des gens avec lesquels il travaille.
Et c’est sans doute ça, ce souci-là, qui l’a poussé, souvent avant chaque création, à vouloir faire un ensemble, un chœur, une sorte de communauté avec ses partenaires. Combien de marches et combien de recueillements Ménard a-t-il entrepris avant chaque spectacle ? Je me souviens que tel le chef d’un groupe de nomades, il est parti avec eux à travers la campagne pour trouver une langue commune. Pour apprendre à se parler, par exemple au moment de Randonnée. Et je sais, parce qu’il m’a été donné de marcher à côté de lui sur les côtes du Finistère qu’il est aussi un conteur, un colporteur d’histoires, un grillot d’ici. Pas un ciel, pas un animal, pas une pierre n’est étranger à ce type curieux qui avoue une passion pour les documentaires animaliers. « Les comportements instinctifs m’intéressent. Les corps et leurs positionnements selon les situations me fascinent. Ça nous ressemble ». Et quand la nature ne suffit pas, il est encore celui qui a toujours une histoire, une légende, une anecdote prise ici ou là qui vous transporte un peu plus loin que le regard que vous portez à la réalité. Histoires qu’il ponctue souvent d’un rire qui couve un « mais c’est vrai… ». C’est comme ça, Antonin Ménard aime vous renseigner sur les signes du zodiaque chinois (histoire à l’appui), vous parler du chant des baleines, vous expliquer une trace sur le sol, vous rappeler les vertus d’une plante, vous expliquer l’intérêt de lire Deleuze pour comprendre quelque chose au désert, etc. Ménard ou un personnage borgésien auquel l’argentin aura consacré une histoire…une sorte de double de ce jeune type singulier.
Histoire de la folie…
Alors il n’y a rien de « singulier » dans ce geste qui l’a conduit à investir le champ de la folie. Rien de singulier alors que l’époque et ses ténors remettent en cause la folie au point d’en ignorer le langage et les gestes. Récemment, ces mêmes ténors n’ont-ils pas remis en cause le clinique en le ramenant à l’arsenal juridique. Et Ménard le veilleur de son temps, sans doute, s’inquiète de ces nouvelles lois qui pèsent sur les « fous » au point de les confondre avec des droits communs. Au point de les soumettre à un code que leur raison ignore. J’imagine, regardant son travail qui se déploie sur le plateau du Panta Théâtre, qu’Antonin Ménard avait en tête les gesticulations des biens pensants. Ceux, justement, qui sont privés de la pensée et de son mouvement. Sur scène, dans cet espace mental où les murs accueillent des tags littéraires et philosophiques, où les interprètes semblent mus par une énergie sourde, où la parole lente se substitue au débit d’un langage qui ne parlerait plus… Ménard choisit de rompre avec une théâtralité de la folie attendue. C’est-à-dire expansive, faite d’écarts, de voix imprévisibles, de gesticulations inattendues, de commentaires convenus. Tout au contraire, comme à l’intérieur d’un espace intime, les textes qu’il a pris à la littérature et aux penseurs s’entendent comme autant de partitions minimalistes, de berceuses oubliées, de chants privés de lyrisme, de douleurs modelées, de cris pris dans les méandres de la grammaire et le harcèlement du lexique. Ménard et ses comédiens travaillent donc à minima. Dit autrement, il creuse, il fore, il s’enfonce dans cet univers insondable qui n’est pas interprétable par la raison. Pas interprétable, dis-je, mais plutôt accessible au sensible : autre face plus souvent délaissée et opposée à l’intelligible.
Et c’est l’espace littéraire et philosophique qui est le terrain privilégié de cette approche et de ce frôlement de la folie. Espace aporétique que celui de la littérature qui ne se tait jamais et ne dit rien comme le rappelait Foucault. Espace où les formes du discours s’amalgament et ne permettent plus de distinguer la folie de ce qui n’en est pas. Où les personnages, les scènes, les rites, les souffrances, les gestes et les activités humaines… évoqués ne peuvent d’aucune manière s’inscrire dans un monde clivé. Sur les planches d’un théâtre qui ne se veut plus un espace asilaire, mais bien un espace littéraire, Ménard agence donc un monde privé de ses repères quotidiens où les gestes et les mots échangés ne nous sont donc pas étrangers. Il fabrique ainsi une communauté ou rappelle que la diversité de nos communautés tient à des normes dont la littérature et la pensée s’affranchissent, rendant les frontières entre les univers incertaines et fuyantes. Espace théâtral, donc, qui se refuse à faire de la folie un théâtre en marge. Sur scène, donc, les quatre interprètes de « La folie est aussi un mode de pensée » se livrent à un exercice de diction où le choix des textes (de Lacan à Khane, de Mallarmé à Deleuze, d’Artaud à Gogol…) est réglé par le désir de faire entendre une grammaire de l’esprit. C’est un rythme et un mode de pensée qui sont mis en scène et qui sont esthétisés au point que ces « difformités » nous apparaissent dans leur accent de vérité et de beauté. Et de souligner que chaque interprète agissant indépendamment les uns des autres est peut-être le seul signe de l’isolement que l’on prête à la folie. Peut-être et sans doute pas, car la folie ici n’est plus une maladie mais un mal de vivre qui rend chacun d’eux étranger aux autres. Ménard a ainsi choisi d’éclater un groupe afin de montrer que la folie est avant toute chose un parcours singulier, un tracé interrompant toute logique, une aventure du sujet qui s’atèle à des tâches qui ne regardent plus que lui et qui modifient le regard que les autres lui portent. Une chaise retient l’attention, un geste précipité rappelle qu’il y avait là une urgence, un déplacement dans l’espace semble pointer une direction résolue, un regard soudain vers un horizon indistinct rend sensible l’invisible, etc.
Tout ici, frayant avec un monde imperceptible ou plus simplement délaissé, vient à nouveau hanter la raison. C’est que s’intéressant à la folie, le metteur en scène Antonin Ménard aura commenté son contraire la raison qui est le lieu de l’appauvrissement et de l’exclusion, celui de la norme et du jugement. Au vrai, la seule folie que l’on pourra condamner puisqu’elle ne relève pas de la clinique.
Et de regarder ce travail, et le portrait d’Artaud qui vient à être exhibé sur scène comme la tentative réussie de faire entendre un langage. Précisément un autoportrait de 1947 où le visage d’Artaud, tout à fait reconnaissable, montre non pas une blessure mais un espace noir. Quelque chose d’obscur, donc, qui semble souligner que l’être tient en lui une part insondable, un espace connu mais inaccessible. Inaccessible qui est bien le mot qu’Antonin Ménard, tout au long de son travail, aura réussi à faire disparaître et à éloigner. Au point que ses fous nous deviennent familiers. Et que leur folie semble delphique…