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De A, Aïda, à X, Xavier – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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De A, Aïda, à X, Xavier


Vaste immensité pour un seul homme lorsque John Berger traverse le plateau de la Cour d’honneur du Palais des Papes. A ciel ouvert, sous l’étoile polaire, l’auteur et directeur de la mise en lecture de De A à X annonce avec humilité que nous patienterons avec l’écoute de la fin d’une émission de France Culture. La chaîne de radio, captant et diffusant en direct la lecture portée par Juliette Binoche et Simon McBurney en ce dix juillet 2012 a un peu de retard sur son programme. Deux chroniqueurs débattent autour du sort réservé à un terroriste-meurtrier. Coïncidence avec ce qui va suivre ? La correspondance avec celle de l’histoire de A à X ne relève certainement pas du pur hasard. A la fin de l’émission l’annonce de la météo pour le lendemain ne trompe plus, l’introduction radiophonique du spectacle révèle le conciliabule entre John Berger et France Culture pour cette Première.
B à Ba
Pour John Berger, artiste multiple, à la fois écrivain romancier, peintre, critique et essayiste « Le travail de l’écrivain, c’est de montrer qu’il n’y a pas un “eux” et un “nous” ». À quatre-vingt deux ans, son engagement politique à travers les arts n’a pas pris un pli. D’origine anglaise, installé depuis quarante ans en France dans un petit village de Haute-Savoie, John Berger s’exprime et se place via l’écriture du côté des opprimés, dépourvus, laisser-pour-comptes, exilés et résistants. Inspiré par ses voyages, les chemins qu’il croise et ceux qu’il rencontre, l’auteur n’a cesse, non sans poésie de prendre des thèmes de la vie courante pour parler de l’universel. De A à X, fait partie de l’un de ses romans, qui, tout comme G, King, Qui va là, La Cocadrille – pour n’en citer que quelques uns – pose un regard sensible et aiguisé sur des sujets sociaux dont nous sommes tous les témoins. Solidaire résistant des solitaires, John Berger parvient à s’adresser à tous lorsqu’il publie. Ici, c’est avec Simon McBurney et Juliette Binoche qu’il choisit de présenter son dernier texte De A à X, dans lequel Aïda écrit, inlassablement des lettres à son amant enfermé à perpétuité pour un crime que l’on suppose relevé d’un acte terroriste. La correspondance écrite est à sens unique. Les lettres de Xavier ne paraissent pas dans le roman, seules les notes qu’il prend au verso, resté blanc, des lettres qu’il reçoit nous parviennent.
Simon McBurney, qui prend en charge la lecture des notes de Xavier, est l’artiste associé, invité par Hortense Archambault et Vincent Baudriller lors de cette 66ème édition du Festival d’Avignon. Acteur et metteur en scène anglais découvert en 1995 lorsqu’il monte The Three Lives of Lucie Chabrol d’après la Cocadrille de John Berger, il aime à se définir comme un «raconteur d’histoires». Le lien de complicité qu’il maintient depuis avec l’auteur prend ici, une nouvelle fois consistance.
Juliette Binoche, actrice française de cinéma bien connue ici et reconnu à l’international se prête au jeu pour la lecture des écrits de Aïda.
Premières lignes…
Pour la lecture du prologue, John Berger vient se placer, en toute simplicité au centre du plateau. Il joue une seconde fois de l’ambiguïté qu’il a posée dans le préambule radiophonique, donnant le résumé de l’histoire qui va suivre comme s’il s’agissait d’un fait divers réel retranscrit fidèlement par sa main. À distance de ce qu’il a écrit, il annonce, comme un reporter ayant archivé dans l’état les lettres trouvées, sans les reclassées, ce qui va suivre. Lorsque Xavier, prisonnier de la cellule numéro 73 de la prison de Suse est nommé, Simon McBurney rejoint l’espace qui lui est propre. Une douche vient simultanément délimitée sa geôle, éclairant le banc acétique sur lequel il prend place. Au tour ensuite de Juliette Binoche de s’installer à la table, à cour, à l’appel de Aïda, l’amante de Xavier. La lumière, simple douche, transforme la table de lecture en bureau d’écriture. À la fin du prologue John Berger s’éloigne, témoin et auditeur discrètement éclairé, ne disparaissant qu’à demi. Le partage de la correspondance peut alors démarrer.
…Intimement partagées
«Tu te souviens…», «T’es d’accord avec cette version ?» «Rappelle-toi…» «T’as pas remarqué?» «Je t’ai déjà raconté ?»
Depuis l’extérieur, Aïda débute souvent ses lettres par l’évocation d’un évènement passé, lorqu’ «ils» vivaient encore ensemble, côte côte. L’entrée par le souvenir, l’invocation du passé pour éveiller la mémoire de ce qui fait partie à présent de l’ Avant, construisant le Maintenant (et la maintenance) permet à Aïda de se lancer dans l’écriture, de s’adresser à celui qui est enfermé, éloigné, absent. De l’autre côté du mur qui les sépare, le temps continue de s’écouler, le quotidien, bien qu’il ne soit plus le même qu’Avant traîne sa routine fastidieuse. Elle partage à Xavier des anecdotes qu’elle vit, seule, de l’autre côté, en pensant à lui. Elle lui confie les rêves qu’elle fait, la nuit, l’attente à la boulangerie, des échanges qu’elle a avec ses collègues de travail à la pharmacie…les rencontres qu’elle y fait, Raph’ entre autre, le jeune homme blessé par balle, qui sert les dents de douleur lorsqu’ils parlent d’amour. Lorsqu’il lui demande «À quoi rêvent les femmes ?», elle, répond: «d’endroits qui ne serait pas séparés». La mère de Xavier apparait également dans le récit, le temps d’une remise de bague, mariage symbolique que raconte Aïda à son amant dans une de ces lettres. Jamais, dans aucunes des lettre lus, «retrouvés» dans la cellule numéro 73, on apprend ce qui a fait permuter l’Histoire des deux amants. On suppose qu’ «il» a commis un acte terroriste politique sans jamais en avoir les détails. L’acharnement de celle qui écrit à l’absent, chaque mois, durant les longues années qui les séparent, est bien plus conséquent que les circonstances qui les ont menées à cette réalité. Parler des autres et du présent sans s’étendre sur le passé est un moyen pour Aïda de garder des choses à dire à celui qui n’est pas là. Pour lui, celui qui est de l’Autre côté, enfermé, c’est un moyen de garder un regard, de regarder ce qui reste du présent extérieur qu’il ne connaît plus. Les lettres que Xavier écrit en réponse à Aïda ne sont pas écrites par l’auteur. Le cadre de la fiction plaçant la découverte de la correspondance depuis la cellule de X, seules les notes que lui prend, sont partagées. Ce qu’il écrit s’adresse donc à lui seul. Notes concises, prises rapidement, à l’ébauché, pour ne pas perdre conscience. Une liste de prénoms revient à deux reprises. Une énumération de chiffres et de numéros. Des réflexions aussi, lui permettent de continuer la lutte d’Avant au présent : «Leur anachronisme muselle la langue comme leur action étouffe le monde», «L’Histoire humaine refuse de fermer sa gueule» «Collectivement, les pauvres sont insaisissables», «Ils supposent que la précarité est notre force».
Dans cette correspondance de A. à X., et malgré l’absence des lettres de X. à A., le partage de deux consciences intimes adressées l’Une à l’Autre tient de A à Z. Condamné physiquement à demeurer à l’intérieur, enfermé, Aïda semble n’être pas moins enfermée à l’extérieur, sans celui qu’elle aime et continue à aimer, partageant parfois sa culpabilité d’être au dehors.
Sous la direction de John Berger, Simon McBurney et Juliette Binoche tendent à former un couple de «Bonnie and Clyde» contemporain. Chacun dans son espace pour porter le texte, ils ne s’adressent visuellement et physiquement que rarement l’un à l’autre. Côte à côte, face public, ils ne cherchent ni à dénoncer, ni à demander approbation. Lui, s’adresse au spectateur pour mieux se parler à lui-même. Elle, parle au spectateur tout en s’adressant à Lui. Absent, semblant ne pas recevoir au présent les mots que lui adresse sa partenaire, la frontière qui les sépare, matériellement visible par un simple effet de lumière, agit théâtralement comme un mur de béton érigé entre eux. La direction d’acteur, précise et concrète joue sur des regards/non-regards efficaces : lorsque Juliette Binoche apostrophe Simon McBurney qui demeure immobile, «Ce silence que les mots laissent derrière eux» pèse finement devant la défaillance de réponse. Nul besoin de sur-jouer les mots, la langue qui opère d’elle-même. À chaque changement d’interlocuteur, le poids de la séparation se fait sentir.
Après l’absence, elle revient à la lecture, poursuivant le récit, la narration. Interprétant le double niveau d’adresses lorsque la voix d’Aïda dialogue avec celle d’autres personnages présent dans le récit, l’actrice parvient à rendre vivant la scène qu’elle ré-invente sous nos yeux. Parfois, cependant, elle semble s’emporter dans le discours de la narration, jouant de quelques effets de voix pour transcrire l’émotion du regret, de l’amour, ou de la colère, s’éloignant de la partition qu’elle porte, nous laissant également un peu à la traine. Un bémol qui n’empêche en rien l’appréciation et le bon suivi de cette mise en lecture simple et efficace d’un texte qui gagne à être découvert.
À la sortie du spectacle, les traces poétiques demeurent intactes, résonnants dans notre mémoire. Les mots «Attente» et «Espoir» prennent une définition toute autre à travers cette histoire d’amour en aller-retour qui trouve refuge dans l’écriture : «Nous n’avons pas l’espoir nous lui donnons refuge».
Bonnie and Clyde se soutiennent sans besoin de se porter, l’un n’étant pas plus libre que l’autre, mais devenant Autre. Ils créent ensemble leur nouvelle Histoire, dans l’écart que leur séparation leur autorise : «Je deviens une troisième personne, ni toi, ni moi. Et toi aussi tu es une troisième personne». La simplicité portant cette acharnement amoureux nous laisse une douce saveur de résistance et de défit du temps.