De Rosas à En Atendant… d’Anne Teresa de Keersmaeker
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C’est au cloître des Célestins, dans le cadre de la 64ème édition du In d’Avignon, qu’ Anne Teresa de Keersmaeker a présenté En Atendant. Une pièce chorégraphique, pour huit danseurs habillés de noir et baskett colorées, qui tient en partie à l’intérêt de la chorégraphe pour l’ars subtilior, musique polyphonique du XIVème siècle. Å’uvre de Keersmaeker qui, commencant dans la lumière du jour s’étire jusqu’au début de la nuit…à la manière d’un film de Straub.
Pièce sur le temps ou sur l’appréhension que l’on en a, En Atendant (un seul « t » en ancien français) est peut-être une partition musicale autant que gestuelle sur les ponctuations que l’on a du temps et précisément de la durée qui est le terrain de l’expérience. Aussi, En Atendant se regarde-t-il comme une portée où l’on décèle des formes mentales qui passent par les états du corps. Une course perdue, un pas de deux, un arrêt immédiat, une trajectoire solitaire ou un passage en groupe… seraient ainsi l’apparition et la manifestation de figures plus intérieures de pensées ou d’idées qui forment une vie ou les différents séjours qui la peuplent. C’est en regardant En Atendant que l’on s’éveille au rythme des pensées crépusculaires qui viennent avec la nuit et qui sont comme l’envers d’un quotidien et d’une vie. Et d’ajouter que ces lignes sont prises dans l’énigme que pose le titre de cette pièce qui induit un ensemble de réponses sans en exclure aucune. En Atendant est ainsi le nom qui appelle son objet, qui le laisse entrevoir sans le nommer. En Atendant n’a donc d’autre fin que de faire sentir que quelque chose ou quelqu’un manque. C’est ainsi l’expression qui, dans la manière de vivre le temps et sa durée, marque une intersection où l’idée d’incertitude vaut pour le générique de tous les espoirs, de tous les manques, de tous les regrets… En Atendant est donc un temps intermédiaire qui est d’une intensité rare. Un instant ou un point, dans la vie vécue, qui est appétit.
En front des voûtes et arcades du cloître, à l’ombre de deux platanes centenaire, à même un sol poussiéreux, de part et d’autre d’un rectangle de terre à peine ocre ; là, au milieu de pierres qui ont abrité la pratique d’une spiritualité… En Atendant commencera par l’apparition d’un joueur de flûte traversière.Le temps pour lui d’interpréter les premiers mouvements de sa partition, c’est un long souffle de 10 minutes qui cherche à faire entendre. Souffle infiniment loin de toutes notes sonores et, néanmoins, infiniment musical puisqu’il est le prélude mécanique de tous les sons. Temps de lenteur et d’attention porté au modelage d’un ton. Infiniment beau, succèdera à cet instant, celui d’une voix, a cappella, entraînant un corps, d’abord seul. Et de l’instrument, de la voix, du corps naîtront un équilibre qui va se décliner sous toutes sortes de figures qui se feront écho et se répondront. Les danseurs de Keersmaeker, dans le silence balayé par le vent du cloître, régleront ainsi leur pas sur un son naturel ou sur l’ars subtilior qui les amène seul, par deux ou à trois à fouetter, caresser ou hacher l’aire de danse. Tour à tour épousant une colonne et s’y lovant, ou plaqués au sol dans un amalgame de chair, ou en quête d’un équilibre qui se regarde comme un point de fuite… ils dansent, marchent, courent, s’arrêtent, trébuchent. N’était-ce une liberté de mouvements qui composent un hiéroglyphe secret, on pourrait croire qu’ils sont nés de la pierre.Ici gisants partiellement nus, là haut-reliefs saillant dans la lumière du jour. Plus loin ronde-bosse et figure isolée ou bas-reliefs se distinguant à peine de la nuit qui gagne… ils forment des sculptures vivantes ou des statues animées, peut-être le contrepoint du mouvement d’une partition. Une pose semble évoquer la consolation. Une autre une étreinte éphémère.
Et chaque fois, pris dans une forge musicale qui les forme ou dans l’étau du silence qui enveloppe le cloître, ils sont les signe d’un paysage où l’on reconnaît une beauté humble, sans apprêt. Une grâce où les corps en mouvement, parfois un infime geste, mettent en dialogue l’absence et la présence d’un tiers que l’on nomme vérité et poésie, parce que le lexique est pauvre de mots plus nuancés pour désigner une intériorité qui se révèle à soi.
En Atendant s’achève alors dans la pénombre de la nuit. Et dans l’égarement qui saisit celui qui a été touché par une justesse puissante, c’est l’un des poèmes d’Hölderlin qui s’impose à l’oreille intérieure : « C’est la loi du destin, que chacun se découvre soi-même ; au retour du silence, qu’une langue naisse […] Depuis que nous sommes un dialogue et nous entendons les uns les autres, éprouvé l’homme ». Avec En Atendant, cette langue, un court instant, était sensible.