Deadline (Grand Reporterre #4) : Prométhée perd foie en l’énergie fossile
Deadline (Grand Reporterre #4) par Citizen.Kane.Kollektiv, Éric Massé, Heidi Becker-Babel, Loïc Risser & Julia Lauter, Théâtre du Point du jour (Lyon), 21-23 novembre 2021
Angélique Clairand et Éric Massé, directeurs du Théâtre du Point du jour dans les environs de Lyon depuis janvier 2019, ponctuent leur programmation de deux rendez-vous annuels autour de sujets d’actualité via des rencontres entre journalistes et artistes sur un temps court de répétitions.
Deadline, quatrième rendez-vous en date, traite de l’impact des énergies fossiles sur la santé et le climat. Précisons que le thème du réchauffement climatique traverse la « saison » 2021-22 – le mot sonne d’ailleurs étrangement aujourd’hui – avec La Faute (sur la montée des eaux) de François Hien et Éric Massé ou Mort d’une montagne (sur la fonte des glaciers) de Jérôme Cochet. La démarche documentaire, qui n’exclut par son heurt avec un trouble esthétique, est une autre ligne de force (Familie de Milo Rau notamment). Dans le hall d’accueil, sont exposés les travaux de la photojournaliste Kasia Strek sur les mines de charbon de sa Pologne natale. Bref, le spectateur est convié à un véritable parcours…
Bien plus qu’un spectacle de circonstances (ou une « performance », peu importe), ce qu’il est aussi, Deadline met en place un agencement où l’on perçoit très concrètement comment l’énergie, justement, y circule, se dépense, se consume, etc., pas seulement l’énergie physique des acteurs, ou celle nécessaire aux conditions techniques de la représentation, mais aussi (et surtout) l’énergie du sens de ce qui nous est proposé et adressé.
Tout part du lointain : sur le mode de la conférence, la journaliste Julia Lauter lit des énoncés à caractère informatif issus de ses investigations sur les mines de charbon de la région de Leipzig, la centrale nucléaire du Bugey non loin de Lyon et l’industrie automobile à Stuttgart, ville de Mercedes-Benz. Ceux qui aiment apprendre quelque chose en allant au théâtre seront satisfaits, certains sortiront en se disant qu’ils savaient déjà tout ceci, etc.
Mais un premier seuil de transformation a lieu au centre du plateau, sur le mode cette fois de la musique live, rock, batterie tonitruante, galvanisante. Le deuxième est constitué d’un rideau blanc diaphane, qui ménage un peu de flou, et où sont projetés des entretiens-vidéos, des sources documentaires. Le troisième et ultime sas est à l’avant-scène, espace de l’humour et d’une inventivité métaphorique. Ainsi, Prométhée, fil rouge du spectacle, n’est plus ce titan de la mythologie grecque, voleur de feu, châtié par Zeus, mais un alcoolique dont le vautour se délecte du foie jaunie afin de le faire repousser à neuf, et ainsi de suite : manière burlesque, imagée, de signifier notre dépendance aux énergies fossiles, non plus pour répondre à des besoins ni même à un confort de vie mais à la persistance d’un système capitaliste énergivore qui prospère grâce à elles. À un autre moment, on dissèque un cadavre dont sont extraits boulons, écrous, chaîne, etc., comme on disséquerait une industrie automobile qui voue encore un culte aux moteurs à combustion. Ailleurs, un expert du nucléaire, plein de morgue – c’est le cas de le dire –, discute avec une femme de ménage qui nettoie le plateau, lui pose des questions très terre-à-terre sur l’enfouissement des déchets, et détricote le mythe du nucléaire comme « énergie propre ».
En somme, ce passage d’un régime purement informatif à des figurations qui produisent des décalages (parfois comiques), du jeu dans la mécanique du théâtre documentaire, permet au spectateur d’y entrer, dans ce jeu, et pourquoi pas de dégripper certains automatismes de pensée. Julia Lauter et le Citizen.Kane.Kollektiv, dont le français n’est pas la langue maternelle, parviennent à se faire entendre. Éric Massé et Loïc Risser tiennent et cassent la baraque.