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Des Arbres à abattre, de Lupa : un spectacle dans un fauteuil – L'!NSENSÉ
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Des Arbres à abattre, de Lupa : un spectacle dans un fauteuil

Des Arbres à abattre, mise en scène Krystian Lupa

d’après le roman de Thomas Bernhard,
mise en scène Krystian Lupa

Avignon 2015, La FabricA

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Krystian Lupa, maître polonais de la mise en scène qui a notamment formé Krzysztof Warlikowski, est enfin programmé à Avignon depuis sa venue annulée lors du Festival 2003. Il présente à la FabricA, que Warlikowki avait inaugurée avec l’onirique Kabaret Warszawski (Cabaret Varsovie), l’adaptation, la mise en scène, la scénographie et la lumière de Wycinka Holzfällen (Des Arbres à abattre) de Thomas Bernhard, son sixième spectacle d’après l’écrivain autrichien. Ou comment nous embarquer sur un phrasé, une humeur irritée, une présence-absence, le Léthé, une pensée…


Le jour du suicide d’une amie commune, Joana, le narrateur tombe malencontreusement sur les Auersberger qu’il évite depuis plus de vingt ans et qui en profitent pour l’inviter à leur coutumier « dîner artistique ». Un célèbre acteur, le soir de la première du Canard sauvage d’Ibsen où il joue Ekdal, en est le convive de marque. Assis dans le fauteuil à oreilles, qui était un peu le sien lorsqu’il fréquentait le salon, Bernhard nous plonge dans un monologue intérieur suscité par l’attente interminable du comédien, puis – entracte – par le dîner proprement dit quand enfin celui-ci arrive : plus de 04h20 entre soirée mondaine exécrable et veillée funèbre spectrale, ironie désabusée et émotion poignante, diatribe et rêverie.
Phrasé
Dans la deuxième partie du spectacle, la Auersberger (Halina Rasiakówna) fait écouter le Boléro de Ravel dans deux versions différentes. On peut considérer ce morceau entêtant, un tube en somme, comme étant l’extraction musicale, à l’état pur, du principe d’écriture si singulier de Bernhard : l’itération, à savoir une répétition qui produit insidieusement de la différence. Des Arbres à abattre, moins roman que monologue démesuré d’un seul bloc typographique, énoncé par un narrateur qui semble se confondre avec l’auteur lui-même, se compose de séquences plus ou moins étendues, ponctuées par l’incise récurrente « pensai-je dans le fauteuil à oreilles », et organisées autour de la répétition d’un mot obsédant, d’un « signifiant maître » (Lacan), dont la phrase épuise la totalité du fiel ou du miel jusqu’à le laisser tomber comme une coquille vide, « aboli bibelot d’inanité sonore » (Mallarmé), au profit d’un autre terme qui subira le même sort, jusqu’à extinction. La phrase bernhardienne tantôt se crispe sur ce mot auquel elle ne finit pas de s’arrimer, comme un bateau emporté par un tourbillon dont les efforts désespérés pour s’en éloigner ne font que l’y ramener davantage, tantôt s’en désarrime pour tenter de glisser sur un calme vers la ligne d’horizon. La phrase se construit et se déconstruit selon ce mot honni, mais le heurt incessant des vagues syntaxiques finit par l’éroder. Un exemple parmi d’autres :
« Chaque année, un ou plusieurs de ces terrains que les époux Auersberger possèdent à Maria Zaal sont vendus à des gens de la région de Maria Zaal qui, avec leurs constructions ignoblement laides, défigurent peu à peu complètement Maria Zaal et ont d’ailleurs déjà complètement défiguré Maria Zaal, car je suis allé une fois, il y a deux ou trois ans, à Maria Zaal, pour ainsi dire incognito, alors que je m’en retournai à Vienne, venant d’Italie, et je n’en ai pas cru mes yeux, pensai-je dans le fauteuil à oreilles, en constatant l’ampleur des dégâts déjà causés par la vente perverse des terrains ayant appartenu aux Auersberger. » (Des Arbres à abattre, trad. par B. Kreiss, Gallimard, coll. « NRF », 1987, p. 104)
Les « Auersberger » ouvrent et ferment cette longue phrase (une épanadiplose en rhétorique) : source d’une circularité obsessionnelle, irritante et viciée qui entraîne tout ce qui en dépend, selon un implacable mouvement concentrique dont ici « Maria Zaal », lieu de villégiature des époux que leur présence délétère dégrade, est une des multiples occurrences.
Ce phrasé itératif de Bernhard, opiniâtre, qui ne laisse aucune chance au mot crispant – souvent matérialisé par l’italique dans le texte –, ne s’entend jamais mieux peut-être dans le spectacle que lors du fameux « dîner artistique » phagocyté par l’acteur auto-satisfait (Jan Frycz). Celui-ci se lance dans un soliloque, strié de silences gênants, de railleries, de critiques frontales et d’interventions intempestives de la cuisinière (Krzesisława Dubielówna) qui tient à ce que le sandre soit servi sur un plateau avec force tintements de couverts. Il expose aux invités, lassés d’avance, les tenants et aboutissants du rôle de sa vie : Ekdal dans Le Canard sauvage, « Ekdal… », « Ekdal… », « Ekdal… », au point que la profération de ce seul nom propre, au bout d’un certain temps, finit par susciter le rire des spectateurs. Le Boléro de Ravel qu’on entend un peu plus tard en deux versions différentes, itération au carré, est l’essence musicale du style bernhardien, disais-je, tout comme le vieux tourne-disque à vinyles en est la matérialisation minuscule et le cube en plexiglas, qui occupe presque la totalité du plateau, sur une tournette qu’activent aux moments voulus des techniciens, en est la matérialisation grandiose, sorte de manège funèbre lorsque Bernhard (Piotr Skiba) se place sur une des arêtes de la structure pendant un de ses lents tournoiements, où apparaissent tour à tour un salon de musique, une salle à manger, des bancs d’église, la chambre de Joana… : ritournelle de la langue, de la musique, du tourne-disque et de la tournette, tel était ce qui emportait peu à peu le spectateur vers les trous noirs de la mémoire tourbillonnante du narrateur.
À vrai dire, pour qui avait vu il y a deux saisons au Théâtre de la Colline Perturbation de Bernhard adapté et mis en scène par Lupa avec des comédiens français, étonne dans cette nouvelle adaptation l’absence du morceau de bravoure attendu : le comédien virtuose récitant d’une traite un de ces immenses soliloques dont l’écrivain autrichien a le secret, tel Thierry Bosc (le prince) dans la troisième partie de Perturbation ou Claude Duparfait (Bernhard) dans Des Arbres à abattre par Célie Pauthe en 2012 à la Colline également. À la FabricA, Lupa invente des équivalents musicaux et scénographiques de ces fameux soliloques plus qu’il ne les donne comme morceau de bravoure à ses comédiens, qui n’en n’ont d’ailleurs plus besoin depuis longtemps pour prouver leur valeur. Autre écart remarquable, la voix du narrateur, point d’origine des souvenirs et des réflexions qui sont relatés dans le roman, perd de sa centralité dans le spectacle. Piotr Skiba n’est pas mis en vedette, et c’est déjà un coup de force que de savoir se faire oublier à ce point dans un coin du plateau, prostré dans un fauteuil à oreilles, à roulettes et en cuir, se réveillant parfois pour quelques commentaires acerbes sur ce qui se passe dans le cube scénique dont il est excentré. Finalement, quelle est la voix que nous entendons le plus, quasi en continu ? Celle de Lupa lui-même, assis sur une coursive dans la salle, un micro à la main. Lors de ses derniers spectacles, on s’était peu à peu habitué à cette présence, étrange la première fois, au point de ne pas l’identifier certainement. Mais avec ce dernier spectacle, les manifestations vocales de Lupa, corrélatives de son retrait de la scène, sont encore plus prégnantes. Le metteur en scène ne manque jamais de dire son admiration séminale pour Kantor, notamment La Classe morte (voir ses entretiens avec J.-P. Thibaudat, parus chez Actes Sud en 2004, p. 34-41), sans doute en raison déjà des ritournelles entêtantes de ce spectacle mythique, des morts-vivants écartelés entre enfance et vieillesse, peut-être aussi et surtout en raison de la présence physique, à même le plateau, tout près de comédiens qu’il poussait au-delà de leurs limites, de Kantor lui-même, habité, exposé. Disons que Lupa inverse Kantor. Il se tient à distance physique du plateau mais proche vocalement : du borborygme aux réflexions (parfois en français) en passant par des gémissements et des esquisses de chant, doublant les répliques de ses acteurs d’un écho grotesque – si on se souvient que l’adjectif n’est pas sans lien avec les grottes –, souffleur hors de son trou qui ravive moins la mémoire qu’il ne contribue à sa décomposition éclatante, amenant ses acteurs à jouer non à partir de leur mémoire (ou inversement des blancs qui les désempareraient, revers d’une même technique), mais des interstices de la mémoire où peut se déployer un imaginaire du rôle.
Humeur
La dernière image du spectacle, au bout de plus de 04h20, est une citation de Bernhard qui défile de droite à gauche sur l’écran qui surplombe le plateau, disant son amour-haine envers sa ville, son pays et ses habitants. Cette citation n’est précisément pas en allemand, langue d’écriture de l’Autrichien, ni dans la langue de la plupart des spectateurs de la FabricA (j’avais un Anglais à côté de moi), mais en polonais sous-titré en français. C’est dire que Lupa instille la petite musique et le petit monde détraqués de Bernhard dans la langue et l’environnement polonais et, par ricochet, dans la langue et l’Avignon d’Olivier Py. Certaines irritations des personnages pouvaient ainsi résonner selon une triple adresse : celle fictionnelle du point de départ de l’adaptation, Des Arbres à abattre de Bernhard, et donc l’Autriche des années 80 au miroir de celle des années 50, le Burgtheater de Vienne, etc. ; celle contextuelle du point d’arrivée de l’adaptation, le spectacle créé à Wrocław, où le Burgtheater est devenu « le (Théâtre) National », sans doute celui de Varsovie, dans la Pologne des années 2010 sur fond de communisme déchu et de capitalisme triomphant ; celle conjoncturelle de la tournée internationale du spectacle, en l’occurrence lors du cru vinaigré d’Avignon 2015 et, plus généralement, l’asphyxie (dont l’étymologie grecque signifie « trancher la gorge ») culturelle de l’Europe. Telles diatribes contre le défilé des directeurs de théâtre, nommés pour des raisons davantage politiques qu’artistiques, les palinodies de certains artistes et critiques, etc. résonnaient étrangement en effet.
Par-delà l’humeur, « une irritation » sous-titrait son roman Bernhard, Lupa dresse le tombeau théâtral de Joana, actrice et danseuse au talent indéniable mais qui s’est pendue, élément perturbateur d’où découle toute la suite, à commencer par la malencontreuse rencontre du narrateur avec les Auersberger. Lupa fait véritablement exister ce personnage sacrifié, ce qui est un autre des gestes remarquables de son adaptation. Alors que nous nous installions dans la jauge, une vidéo en noir et blanc était diffusée sur l’écran. Nous n’étions pas supposés avoir lu le roman. On regardait ainsi une interview où une jeune femme évoquait son parcours artistique sans compromis, allant notamment à contre-pied de Beckett qui coupe les jambes de ses personnages et des acteurs, elle voulant au contraire redonner des jambes aux personnages et aux acteurs, leur apprendre à marcher sur un plateau, affirmant également que l’art n’est naturellement abonné à aucun lieu institutionnel que ce soit, ajoutant comme un post-scriptum à notre usage que la rencontre se fera bel et bien, en dépit de ou grâce à un malentendu… Je ne soupçonnais pas à cet instant qu’il pouvait s’agir du personnage de Joana, assistant ainsi à un testament. On voyait avant tout une jeune femme d’aujourd’hui, habillée comme dans la vie quotidienne, sur le balcon d’un appartement, avec derrière elle les rues et immeubles d’une grande ville. D’emblée, nous étions embarqués dans des zones d’indiscernabilité entre personnage et comédien, explorées lors d’improvisations enregistrées dont Lupa diffuse certaines au cours même du spectacle, brouillant ainsi la différence entre répétitions et œuvre achevée, au profit d’une « différance » (Derrida) où le spectateur est partie prenante de l’expérimentation – il y eut ainsi un problème technique avec le micro HF de Jan Frycz, lors de la scène du dîner, ce qui suscita une improvisation telle des acteurs que rarement à ce point au théâtre et ailleurs nous jubilâmes.
Autre exemple : la vidéo où Joyce (Adam Szczyszczaj) et James (Michał Opaliński) sont dans une salle de bain aseptisée d’hôtel et discutent d’un manifeste de leur génération coincée entre le Sida et le 11 septembre 2001. Mais d’autres vidéos se substituent à des scènes fictionnelles qui auraient pu être jouées directement sur le plateau : la rencontre malencontreuse de Bernhard et des Auersberger, l’enterrement de Joana… Les costumes participent également de ce trouble : tandis qu’Adam Szczyszczaj a tout du hipster type d’aujourd’hui (barbe, coiffure, tatouages, bretelles, tee-shirt à large col en V, pantalon en velours slim retroussé, boots), la cuisinière en uniforme semble sortie de l’Autriche des années 50 et la Auersberger avec ses brillants aux oreilles de celle des années 80.
Léthé
On regarde au cours du spectacle une vidéo de la même actrice d’avant le spectacle qui se révèle être celle qui joue Joana (Marta Zięba) : cette fois, le fond de l’écran est noir, son visage est cerné en gros plan, il sort et se résorbe dans l’ombre, alternativement. « Embarqués », disais-je plus haut, nous le sommes véritablement peu à peu, et le fleuve de ce spectacle, son flux, a tout du Léthé, de l’Oubli, la barque du nocher n’atteignant pas tout à fait l’autre rive, mais sombrant dans un tourbillon qui tantôt l’en approche tantôt l’en éloigne, vacillant entre les deux. La manière dont les comédiens occupent le plateau, la qualité de leur présence, est tout à fait paradoxale en regard des théâtralités dominantes. Il ne s’agit pas d’entrer sur le plateau comme sur un terrain de jeu à exploiter ou un territoire d’actions à conquérir. Les comédiens de Lupa occupent le plateau sur un mode léthargique, à commencer par Piotr Skiba prostré dans son fauteuil à oreilles. Leur présence est hantée par une absence, une « solitude essentielle » (Blanchot), une présence-absence, comme on dit parfois avoir eu une ou des absences, c’est-à-dire que cette absence n’en est pas moins étrangement sensible. Elle donne au moindre geste, a priori insignifiant, ceux que les théâtralités dominantes font tout justement pour sauter, mais pas un Claude Régy par exemple, une autonomie inouïe : gestes d’outre-tombe qui franchissent la frontière intangible entre un geste mort et un geste vivant. Magnifique choix de Lupa d’avoir fait incarner Joana. C’est toute l’ambiguïté de ce spectacle qui maintient la vie dans la mort même, où la revenante a plus d’aura que les vivants.
Si le Boléro de Ravel peut correspondre à la quintessence musicale du style bernhardien, l’état de corps léthargique des acteurs entrerait alors en résonance avec la Cold Song de Purcell qui scande à plusieurs reprises – autant de glaciations si intenses qu’elles donnent la sensation de brûlure – le cours du spectacle. Cette léthargie, qui ne va pas sans soudaines éructations d’autant plus violentes – quel art du rythme sur l’ensemble d’un spectacle !… –, a un sens dramaturgique en lien avec le roman de Bernhard. La recherche d’une passivité active – « demi-rêve » ou « sur-veille » – débute chez Lupa au moins en 1995 avec son adaptation des Somnambules de Broch : « Quelquefois, lorsque l’on reste longtemps en état de veille la nuit, on a du mal à appréhender l’espace, on est complètement plongé dans des pensées qu’on ne maîtrise pas, qui s’accomplissent elles-mêmes, tout comme les rêves. » (Entretiens avec Thibaudat, p. 49) Léthargie, lenteur, abandon du corps, somnolence, pesanteur, prostration permettent cette autre pesée, cet autre poids qu’est la pensée, la venue des pensées, le flux incessant des pensées qui se fixent tour à tour sur un défilé d’obsessions changeantes dans la tête du narrateur. On ne peut s’abandonner ainsi à ses souvenirs et réflexions si on n’est pas soi-même, le corps que l’on est, abandonné confortablement dans son fauteuil à oreilles, un des invités du « dîner artistique » mais un peu à l’écart, assez pour éviter ainsi de devoir faire la conversation, pour laisser venir les pensées en soi, qu’elles s’écoulent avec le temps et non plus contre le temps. C’est exactement ce dont nous, spectateurs, sommes privés la plupart du temps et dont il nous est fait don ici, le partage d’un même abandon, sur un autre fauteuil.