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Du RICHE au REICH… The Third – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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Du RICHE au REICH… The Third

Accueilli par le théâtre des Calanques et programmé dans le cadre du festival Actoral, The Third Reich de Romeo Castellucci (créé en septembre 2020 à San Francesco dans une version différente), est repris et présenté comme une forme performative reposant d’une part sur une installation vidéo de Luca Mattei où une multitude de mots et de lettres spectraux sont projetés et, d’autre part, un travail chorégraphique bref, à l’ouverture de l’expérience, de Gloria Dorliguzzo. Moins d’une heure, dans un environnement hypersonore constant de Scott Gibbons. Reprise plus radicale ou nouvelle performance, en quelque sorte, qui ne laisse plus aucune place au parler.

Agonie de l’agonal

« Avec Bros […] Castellucci semble franchir une nouvelle étape […] Bros est bien un moment de bascule dans l’œuvre du metteur en scène. Et si précédemment et dans ses créations antérieures, la parole était encore échangée (prise à quelques poèmes, dialoguée, esquisse de quelques conversations), ici elle semble s’éloigner de tout jeu agonal au point de voir dans la convocation de son absence la présentation d’une agonie. Agonie de l’agonal, en quelque sorte. Disparition de la parole donc, et avec elle disparition de l’harmonie des sons partageables et des futurs que la parole a toujours portés » 1 écrivions-nous le 29 octobre 2021.

The Third Reich, à une échelle exponentielle, augmente ce phénomène de disparition, mais alors qu’auparavant il concernait exclusivement l’espace scénique et les constituants qui le peuplent, Castellucci étend son travail jusqu’à l’appliquer à la présence du spectateur. Et alors que ce dernier pénètre dans quelque chose qui relève d’une Black Box où il hésite sur l’espace qu’il doit occuper, libre d’aller et venir, sans place, sans siège, sans voisin ; que ce spectateur est plongé dans une obscurité qui sollicite son équilibre ; que son regard comme son écoute sont mis à l’épreuve d’un principe de saturation qui développe chez lui un rapport à l’infirmité du voir et du percevoir ; que ce qui est produit devant lui, autour de lui, en lui et pour lui l’inscrit dans un registre de sensations… ce que génère cet univers plastique et esthétique qu’est ce The Third Reich relève d’un innommable pour l’intellect.

colonne d’os

Plateau d’os

À moins que dans cette avalanche de sons saturés, de lumières furtives, de lettres et de mots intermittents, l’œil se soit juste mis à l’écoute du souffle de la flamme de la bougie qui veillait deux segments d’une colonne vertébrale brisée. Peut-être est-ce à cet endroit exact du plateau, en son centre, que se contemplaient les restes d’une humanité. Là, à même cet autel insaisissable et diaphane, il y avait peut-être une relique de la vie qu’il fallait regarder longuement, et qui incarnait l’espoir que fut notre verticalité gagnée, aujourd’hui sinon perdue, du moins menacée.

Tas d’os mis à vue, ces deux segments de la colonne se regardaient comme une porte organique et rappelaient peut-être le coup de barre de fer ou le coup de couteau, à Dublin ou devant l’église des réformés à Marseille, qu’évoque Artaud dans Les Cahiers de Rodez, dans les poèmes, dans les lettres… « Colonne vertébrale » qui hante Artaud, et qui est le motif (et non la métaphore) de la vie malmenée, de l’existence humiliée,  de l’Homme mutilée que ne cessera de psalmodier et de crier Artaud… Artaud qui, à la fin de sa vie (comme ici dans The Third Reich où la parole a disparu) écrivait encore dans un poème : « Dix ans que le langage est parti/ qu’il est entré à la place ce tonnerre atmosphérique/Cette foudre… anti-logique/anti-philosophique/anti-intellectuel/anti-dialectique de la langue ». Le même qui, encore, dans la première version du Théatre et son double écrit qu’il veut redonner au théâtre sa « liaison magique, atroce, avec la réalité et avec le danger […] et ce que le théâtre peut encore arracher à la parole, ce sont des possibilités d’expansion hors des mots, de développements dans l’espace, d’action dissociatrice et vibratoire de la sensibilité ».

Tas d’os, donc, désormais fossiles archéologiques que Guide, Prêtre, Financiers et autres domestiques de la tribu des dominants et des enrichis (ces anti-humains) regardent comme autant de trophées d’hommes invertébrés que fabriquent à la chaîne les chaines du Capital qui se nourrit, entre autres, mais toujours, des corps, de leur chair et ce jusqu’à l’os de la misère.

Là où Riche et Reich sont moins une anagramme qu’un graphe double qui avoue l’essence du second dans le dessin du premier.

Tas d’os, dis-je, qui préexiste à l’entrée du spectateur dans la salle et marque un territoire post-humain et apocalyptique, post-capitaliste où Gloria Dorliguzzo entreprend, pendant quelques minutes brèves, une danse rituelle contemporaine. Moment où gestes et mouvements, esquissés dans un monde funèbre, se regardent comme des offrandes de vie, des signes mémoriels… et où le pancho qui enveloppe le corps de la danseuse vaut pour ce qui reste d’un vêtement socialisé : une guenille. Instant qui laisse passer la fragilité d’une solitude, elle qui, seule, semble parler à ses morts jusqu’à ce qu’en fond de scène apparaisse le mot incandescent CHOSE, suivi de OS… suivi d’une succession de mots partiellement indéchiffrables et de lettres illisibles jusqu’à celui d’HORIZON, 50 minutes plus tard, qui marque la fin de The Third Reich.

Century gothic

Century Gothic

Entre temps, entre la performance dansée et le mot final Horizon, sur fond sonore saturé où la puissance et la pression acoustique viennent heurter les témoins de ce processus, c’est une ligne lumineuse de lettres et de mots qui défilent à plus ou moins grande vitesse, invalidant partiellement la réception de ceux-ci. Ou quand le processus dramatique mis en place concerne autant la lecture que l’écriture mis à l’épreuve du son. Moment où la musicalité de la langue, son rapport à la rythmique, à l’écart et à l’intervalle, nécessaire à la compréhension, est mis à mal par le souffle sonore d’une machine électro. Comme si la langue était mangée, comme si elle était trouée… Moment où l’effondrement de la langue devient palpable, victime de la mitraille des percussions, des explosions sonores, du minage des lettres et des mots produisant des signifiants régulièrement vides. Tantôt une lettre centrale, tantôt un préfixe semblent être la matrice d’une série signifiante jusqu’à ce que, rattrapés par le vacarme et la vitesse de défilement, le lisible ne s’inscrive plus que dans un sensible furtif. Instant où la trace se substitue à la présence du dicible, instant où l’abondance de phonèmes et de morphèmes n’appartiennent plus à aucun sèmes connus.

Moment où la typographie qui donne une forme visible à une pensée, ou une idée, devient juste un dessin, une ligne lumineuse de majuscules sans empattements (on dit aussi sans Sérif). Et d’ajouter qu’il n’est peut-être pas neutre que Castellucci ait choisi de travailler avec la police Century Gothic sous son format majuscule. Police dont on prétend qu’elle a un caractère pédagogique, qu’elle est économique et écologique, dans un monde où le « tout communication » est justement à l’opposé de ces enjeux. « Police de cahier » dont on dit encore qu’elle est recommandée pour l’apprentissage de l’écriture.

Dans l’espace de condensation sonore à la luminosité électrisée où le macabre semblait s’installer, la fluorescence atomique de la ligne se regardait alors, in fine, comme une lueur d’espoir ; une série de lucioles pasoliniennes incertaines où il faut envisager que c’est moins des mots qui défilaient qu’un alphabet au commencement d’une langue à inventer. Une langue en Kit, en quelque sorte, qu’il appartient de construire. Une CHOSE qui appelle un HORIZON… peut-être.


[1] Critique à retrouver sur le site de l’insensé. Cf. https://www.insense-scenes.net/article/bros-agonie-de-lagonal/