Dubois, sur quel pied danser
Pensée, une sorte de lien. Et s’il fallait revenir sur cet aspect, des processions grecques sur la skene à la scène contemporaine, en passant par Nietzsche, on trouverait encore dans les mots du philosophe du Gai savoir une actualité à ce qu’il écrivait : « les pieds ne cessent d’écrire ». Au risque de voir parfois les chorégraphes faire une légère entorse à l’ordre syntaxique et sémantique de cette pensée, puisque parfois, on est confronté à ceux qui « écrivent comme des pieds ». Olivier Dubois, avec Tragédies, pièce chorégraphique présentée dans la cour des Carmes, nous aura tenu alternativement dans l’un et l’autre de ces énoncés. Lui même ne sachant pas sur quel pied danser…
Ce n’est pas d’aujourd’hui que la danse entretient avec le concept et avec la pensée. A l’invitation du programme qui est distribué à l’entrée, et dans l’attente de la présentation de ce travail, dans le flottement qui aura suivi la lecture de celui-ci où il est question d’à peu près tout (nous y reviendrons), l’esprit observe ses propres lois et, sans compère pour discuter, il est bien souvent buissonnier. Avant que ça ne danse, c’est le buissonnier qui l’emportera donc en me rappelant à quelques souvenirs. Souvenir du travail dede Shen Wei : de son Sacre du printemps et surtout de cet instant sublime que fut Folding. De l’apparition et de la procession de ces corps blancs émergeants de robes rouges portées jusqu’à mi-bassin, de ces têtes prolongées par une prothèse crânienne, de cette cohorte de figures sophistiquées presque identiques et néanmoins distinctes où le torse et les bras, qui s’animent et se figent, rappellent ces personnages peints sur soie ou une pantomime post-moderne.
Souvenir de l’émotion que génèrent les rituels froids de Raimund Hogue qui, d’un titre pasolinien « jette son corps dans la bataille ». Cette manière qu’il a de totemiser l’espace qu’il peuple de miniatures prises à des champs sémiotiques multiples. Cette façon dont la nudité, chez lui, est essentiellement liée à une difformité (Der Buckel) qui happe le regard mais que la lenteur du processus chorégraphique rend, in fine, hypnotique au point d’en permettre l’invisibilité.
Souvenir de Description d’un Combat que Maguy Marin offrit en 2009, au Festival d’Avignon. Cette danse qui travaillait, à une échelle hors de toute mesure humaine du mouvement saisi par le regard, la naissance du mouvement qui a son origine dans celui de la pensée et de l’expérience intérieure.
Souvenirs tatoués de profondis de Cesena et d’En Atendant de Keersmaecker. Instants où le trouble qui me gagna m’inscrivit, ce soir et ce matin là, au plus près du sublime dont parle Kant. C’est-à-dire ce sentiment d’une transformation totale de soi dans la rencontre un objet qui m’est extérieur.
Un court instant, une hésitation me fait croire qu’il pourrait être opportun de me rappeler l’importance de l’influence de Merce Cunnigham, ou celle de Pina Bausch…dont je regarde régulièrement quelques vignettes vidéos
Et disant cela, je me souviens que pour le premier la danse pouvait se penser à partir de sept principes L’un d’entre eux rappelant que « N’importe quel mouvement peut faire danse ». j’imagine alors qu’en 1972, Michel Guy entreprenait de répandre cette idée en invitant massivement les « leaders » de la « nouvelle danse » et de cette avant-garde qui avait pour noms : Yvonne Rainer, Trisha Brown, Déborah Hay (fondateur de la Judson Dance Theatre, en 1962). Avec eux, le « chorégraphique » est mis en doute. On parle de Non-Danse et il n’est plus question que d’« expression du corps ».
Et d’ajouter que j’ai lu que Douglas Dunn était resté immobile 4 heures durant Performance 101 (1974). Cette vague là s’en retournera quelques temps plus tard, et fera place à une génération autre qui, pour autant qu’elle a été affranchie sur le ludique d’Einstein, les modèles mathématiques et les systèmes logiques, l’influence du postmoderne… n’en demeure pas moins, et également, attachée à l’écriture chorégraphique, au figural (distinct de la figuration)… Monnier, Marin, Bagouet, Preljocaj, Galotta… et puis aussi Charmatz, Rizzo, Montero…Nouvelle danse où « le battement de l’image » est rattrapé par le poème dramatique. Instant où la danse est redoublement de la parole pour faire entendre que « les mots ne suffisent pas à la vérité qu’ils contiennent ». Alors les mots sont dansés et la danse abrite sans doute et vraisemblablement un secret dont elle est le spectre. Un secret qu’elle nous donne à voir, à écouter…Un spectre en marche. « La danse peut parler de n’importe quoi, mais traite fondamentalement et avant tout du corps humain et de ses mouvements à commencer par la marche » dit le 7ème principe de Cunningham.
Ainsi fallait-il commencer par là, par la marche.
Au retour du buissonnier, le propos d’Olivier Dubois (disons celui qu’il affirme dans le programme à propos de Tragédies) qui déclare : « un seul et même geste taverse Tragédies, il s’agit de la marche, du pas », pouvait ainsi le mettre au plus près de nos souvenirs. Il n’en sera rien.
Peut-être parce que celui qui se considère comme un auteur brasse large, trop large, les idées. Opposer l’auteur au chorégraphe, (et donc dans la tête de Dubois l’idée au geste, voire la pensée au mouvement), c’est ignorer que l’écriture est un geste, une pratique, un mouvement et que seul celui qui possède celles-ci est un auteur. N’y voyons là aucune envie de débattre, mais peut-être simplement la volonté de rappeler une évidence. La déclaration de Dubois nous semble donc contestable, mais ne lui enlevons rien de son intention.
Admettons donc qu’il est l’auteur qu’il prétend. Dès lors, il nous faut regarder ce qu’il écrit et comment il l’écrit. Le plus évident, dans ce défilé qu’est Tragédies où les 18 danseurs viennent et vont sur le plateau en observant une géomètrie stricte, c’est la répétition. Une figure de style en rhétorique qui, ici, devient le leit-motiv de la pièce, mais ne joue d’aucune de ses nuances. Dans une nudité totale, dans un mouvement synchrone, observant divers décalés calculés… la répétition est une manière d’insister sur quelque chose qui, ici, demeure néanmoins une énigme. Dubois prétend qu’il traite là de l’humanité qui est plus complexe que ce que présentent les intérprètes nus. Il prétend présenter quelque chose comme un « vivre-ensemble » qui est au-delà de l’image de la femme ou de celle de l’homme. Le défilé qu’est Tragédies essaie donc de dépasser cet état du fémin et du masculin. De fait, ces corps ne sont pas à cet endroit de cette identité. Ces corps tout d’abord tenus à une rigueur de mouvements, puis soumis à quelques accidents, s’écartent du fémin/masculin. Ils sont une manière de déambuler, de se fracasser, de s’inscrire dans une forme de désobéissance où le geste est donné comme le seul espace signifiant. C’est donc le geste qui fait sens, et non la nudité. La nudité massive et visible n’étant là que pour permettre de voir, précisément, le mouvement.
Si la nécessité de la nudité prend donc tout son sens, c’est parce qu’elle permet au mouvement de devenir présent. Cette présence pourrait être une fin en soi. Rendre le mouvement présent pourrait en soi avoir un intérêt. Mais Dubois, répétons-le, parle de « vivre-ensemble »… « d’humanité », etc…
Des points, disons-le, qui n’apparaissent pas de manière très lisible. Des états qui, disons-le, procèdent davantage du commentaire que de la matière qui se déploie sur scène.
Aussi regarde-t-on Tragédies, après avoir lu le programme qui servait de « guide », comme une déambulation trop souvent creuse où même le mode sensible finit par s’absenter.
L’œil de celui qui regarde ne voit donc dans cette pièce de l’Auteur qu’un brouillon qui le ramène à la condition première de Dubois. C’est un écrivant. Un écrivant de programme…