Ecrivains de plateau, Bruno Tackels, Delbono… Suite
Alors qu’en Avignon, Pippo Delbono présente dans la cour du lycée Saint Joseph « La Menzogna », le livre qu’a écrit Bruno Tackels pourrait bien ravir le public de ce metteur en scène à la pratique radicale. Après Les Castellucci, le superbe Francois Tanguy et le Théâtre du Radeau, l’étonnant Anatoli Vassiliev et celui consacré à Rodrigo Garcia, tous publiés aux Solitaires Intempestifs dans la collection « Du désavantage du vent », le nouvel essai de Bruno Tackels : Pipo Delbono vient enrichir Ecrivains de Plateau qui compte désormais cinq précieux ouvrages.
On a pris l’habitude de cette voix familière sur France Culture qui dialogue avec les metteurs en scènes et autres partenaires de la communauté théâtrale. On a pris soin de le lire dans Mouvement. Depuis des années, on le croise un peu partout en Avignon, tantôt dans le fond d’une salle bloc note en main ou plus médiatiquement exposé dans un débat qu’il anime pour le Théâtre des idées. Le plus souvent, il est pressé, toujours entre deux correspondances parce qu’il y a « ça à voir » quelque part… A Dijon Le Hamlet de Langhoff. A Caen pour l’exposition des toiles de Barker, etc. En définitive, Tackels est un guetteur. Un veilleur comme l’entendrait Michelle Kokosowski quand elle se souvient des fondements de l’Académie Expérimentale des Théâtres où il passa lui aussi.
Jeune homme pressé sans doute, mais d’amitiés aussi lui qui, un après-midi de ce début Janvier 2007, en Gare de Lyon où nous nous rencontrons, m’expliquera qu’il doit écourter notre rendez-vous car il faut qu’il aille voir « Lacoue-Labarthe », hospitalisé, et au plus mal. C’est qu’il a été son élève à Strasbourg où jeune agrégé de philosophie et promis à une chaire universitaire (il sera un temps Maître de conférences), il a commencé à donner des cours aux côtés de Philippe Lacoue-Labarthe. « C’était terrible et passionnant. Nous étions en Amphi, au même bureau. Philippe parlait et me passait la parole. Je ne pourrai jamais oublier ça, cette formation là » me confiera-t-il un autre jour. De ces années, il a sans doute gardé le goût du dialogue et celui d’une intimité essentielle à toute pratique de celui-ci. Sens de l’amitié, de l’écoute et du travail mêlés forment chez Bruno Tackels une unité, un tout. Et qui aura lu la préface de sa biographie [[Bruno Tackels, Walter Benjamin, une vie dans les textes, Actes Sud, 2009.]] consacrée à Walter Benjamin ne pourra s’étonner de notre propos.
Benjamin, justement, que l’on retrouve régulièrement cité, dès l’exergue « la loi est à ce point barbare que nous sommes tous égaux devant l’injustice », dans Pippo Delbono. Et qui, à plus d’un titre, pourrait expliquer ce nouveau livre, son ton, son rythme, ses trajectoires…son engagement.
Expérience sociologique
Provocation ? Ruades ? Nécessité de revenir sur des clivages qu’entretiennent ici et là les penseurs du théâtre ? Volonté de déjouer les attentes du lecteur que Delbono peut nourrir ?
Dès le début de son essai, Tackels a fait le choix de citer Galabru, ce monstre facétieux du théâtre, ex de la Comédie Française et bientôt figure incontournable du théâtre de boulevard et de la scène privée. Un choix d’autant plus visible et remarquable qu’il poursuit en citant Benjamin. L’exergue fait ainsi se côtoyer un saltimbanque et un « sage » sans qu’on puisse tenir le premier pour un penseur. A bien y réfléchir, et dans la proximité qu’entretiennent l’une et l’autre des citations placées en exergue, il faut se résigner à y voir un clin d’œil au geste de Benjamin. Y voir une « expérience sociologique » comme Benjamin le dira à propos de son habilitation refusée par des pairs qui resteront dans l’obscurité, lui qui n’en finit pas de briller. « Expérience sociologique » qui n’est pas étrangère non plus à Pippo Delbono… et peut-être à l’auteur de cet essai.
Le décor du livre, entre lumières et obscurité, est ainsi planté. Et Bruno Tackels, de manière récurrente, reviendra sur ce diurne, ce nocturne et cette exposition puisque s’il est un metteur en scène qui s’expose, c’est bien Delbono.
Les vingt-deux fragments qui forment le livre iront ainsi, tels des coups de projecteurs, saisir le mécanisme de la part incandescente qui anime l’italien. Préalablement, l’introduction rappellera la nécessité de prendre en compte l’évolution et les mutations de l’histoire du théâtre. Cette manière, qu’aujourd’hui, l’acteur/auteur a d’être au centre d’un processus théâtral et d’une théâtralité qui tutoient (concurrencent) la position centrale du metteur en scène. Et Tackels de souligner que ces « écrivains de plateau » ne sont pas des putschistes se heurtant à une tradition, mais qu’ils se préoccupent d’abord de la matière qui s’expose sur la scène : l’acteur. Le corps et la parole de l’acteur qui, et Tackels le rappelle à raison, supposent que l’on s’inquiète de ce qu’il y a à dire aujourd’hui, à montrer maintenant : « quel texte monter aujourd’hui ? » et ne soit pas étranger à celui qui le dit et le fait vivre.
Cette pensée récurrente à l’agencement du livre se déploiera tout au long des séquences qui le composent et se lisent comme un scénario où Delbono serait l’objet à cerner. Et alors que Bruno Tackels achève son prologue en rapprochant Delbono de Vilar, via un lien organique qui n’est autre que le « théâtre populaire », soulignant la fidélité de ce « Monsieur Loyal » proche d’une tradition mais aussi dans l’attraction d’un monde iconoclaste, il propose, sans empathie ni amour surfait, de voir en ces expériences, un « genre théâtral inédit ».
S’organise alors un portrait de Pippo Delbono. La tentation (ou le risque) était sans doute grande de se livrer à « nouveau » à un exercice biographique où les matériaux théâtraux serviraient d’argile pour mouler le buste du grand homme. Bruno Tackels déjouera cette pratique. Le portrait qu’il livre de Delbono vaut pour les arêtes qu’il fait ressortir, les ombres qu’il souligne, les aspérités qu’il met en relief, les angles qu’il choisit d’éclairer. A « l’esthétique reconnaissable » du maestro, il fait écho en rappelant une filiation, une influence, une amitié pour Pina Bausch, Eugenio Barba et l’Odin Teatret, un souci constant pour Kantor dont il partage l’origine du geste artistique et sa finalité : « un mur à défoncer, pour aller au nerf du théâtre ». L’enjeu n’est pas l’analyse des spectacles, ni même de proposer un ensemble de critiques réorganisées pour l’occasion. Si les mises en scène sont convoquées c’est pour pointer une expérience singulière qui vaut pour chacune d’elles.
…Le mutisme du vieux palestinien à Jérusalem alors qu’il tourne Guerra, le téléphone portable qui sert à filmer Grido ou La Paura, la danse née de la maladie qui épuise Pippo, les trois gestes de Bobo à la mort de sa tutrice, le sourire de Giancula qui achève Esodo, une dépêche malsaine de l’AFP à propos de La Rabbia qui s’étonne des handicapés, le génois Bernardo qui a gardé toute sa vie son œuvre dans une valise qui n’est pas étranger à Barboni, l’interpellation de l’ayant droit qui aura interdit l’utilisation de fragments de Sarah Khane dans La Menzogna à Turin en 2008…
Chaque expérience théâtrale rappelée est ainsi une expérience existentielle soulignée. C’est que le propos de Bruno Tackels est sans doute de mettre en évidence qu’il n’y a pas, chez Pippo Delbono, de séparation entre le vécu des membres de sa compagnie et le reçu que contemplent les spectateurs. Que chaque création est donc inextricablement liée à la vie qui vient à être exposée, esthétisée et poétisée. Fort de cette intuition « où les acteurs sont eux-mêmes leur propre rôle », Bruno Tackels propose alors de regarder ce travail comme participant de la Commedia Dell’Arte. Une pratique lointaine perdue qui se réincarne à même le plateau qu’occupe la troupe de Delbono dont les acteurs et lui-même sont les « personnages ». Et de lire Bruno Tackels, quand il revient à une écriture qui interroge la pratique du théâtre, soulever un enjeu parfaitement juste : « Il faudra par exemple, un jour, qu’un acteur joue Bobo, quand il ne sera plus là pour le faire […] La réponse de la Commedia Dell’Arte a été la transmission, l’initiation par un maître des secrets d’une figure ou d’un masque. Il ne s’agit pas là de transmettre l’unique, mais la capacité à devenir unique. Un maître ne transmet pas ce qu’il est lui, mais ce qui, en lui, va pouvoir se développer dans le corps et l’esprit d’un autre »[[[Bruno Tackels, Pippo Delbono, Ed. Les Solitaires intempestifs, 2009, p. 37.]]. Remarque fulgurante et, au passage, reconnaissance superbe du rang de comédiens de cette bande trop souvent identifiée pour ce que le regard se limite à voir : des handicapés. Là où Tackels parle lui de « guéris ».
Une construction en archipel
C’est cette figure qui vient en tête à celui qui arpente le livre de Bruno Tackels. Un livre où chaque chapitre, tels des îlots reliés les uns aux autres par des courants tumultueux et des paysages inattendus, se regarde comme le lieu d’un dépôt de remarques essentielles et d’un stock de pensées à disposition, en provisions, en réserves. De Scandale, de Colère, de Voyage, de Bobo, de Sourire, de Désir et Eros, de tropisme du cinéma, etc… qui composent un horizon fluide aux lignes de crêtes certaines, on aurait beaucoup à dire. On préférera dire qu’on y apprend beaucoup sur un théâtre dont les représentants demeurent toujours fragiles. Certainement parce que la primauté des textes (et il en est de magnifiques, d’indépassables et d’essentiels avoue Tackels) se fait toujours au détriment du « trésor qu’est la rue ». Cette même rue qui règle les entrées et les sorties des acteurs chez Delbono comme le rappelle Tackels. Cette rue qui n’est pas étrangère à l’œuvre picturale, plastique et théâtrale de Delbono.
Ce lieu incertain, espace de passages, terrain de « l’impossible désobéissance », territoire du « cri qui se met à pleurer »… Tackels l’aura distingué. Non qu’il y fasse référence en pensant au Théâtre de rue qui est une pratique à part entière. La rue ici est davantage un lieu philosophique, une porte ouverte sur la rêverie et l’imaginaire, un liant entre les espaces qu’investit le livre. C’est tout à la fois, le couloir qui mène à l’intimité, le déambulatoire où se forme le carnaval, l’espace public, le chemin vers le théâtre, l’observatoire des comportements, la voie des solitudes en marche… Et il n’est pas anodin qu’un des films que regarde régulièrement Delbono soit Les Lumières de la ville. Pas anodin que Bruno Tackels voit dans la manière que Delbono a de conduire son travail un geste « forain ».
Et cela dit, c’est aussi parce qu’il est le lecteur attentif de Benjamin, peut-être, que la rue : ce passage, vient innerver son livre. Aussi, quand il compare les acteurs de Delbono à des allégories qui se forment sur le plateau, qui font traces sur le plateau, on ne peut que le suivre et se souvenir du Livre des passages. Livre qui se lit, lui aussi, comme une allégorie de la modernité.
Du livre de Bruno Tackels, on sait alors que le choix qui l’a conduit à privilégier le fragment, le montage de fragments, le collage d’impressions… se trouve faire écho à la dimension moderne de nos sociétés.