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En v’là une drôle d’affaire! – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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En v’là une drôle d’affaire!

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Le théâtre du petit chien ouvre le festival Off d’Avignon avec le diptyque d’Yvette Guilbert, chanté par Nathalie Joly. ‘En v’là une drôle d’affaire’ ébauche les textes et récits de la vie de cette « diseuse fin de siècle » (surnom fait par Jehan Sarrazin, son directeur artistique en 1892). Yvette Guilbert, qualifiée de féministe et cocasse, a vécu entre la critique et la fascination du public pour ses chansons au ton cruel et dérisoire. Le spectacle retrace chronologiquement les débuts difficiles de la fille au théâtre des Nouveautés, son succès au Moulin Rouge, après quoi, vers 1913 elle risqua sa carrière en ouvrant une école d’art destinée aux jeunes filles démunies.
Nathalie Joly chante Yvette Guilbert
Nathalie Joly rencontre le metteur en scène Jacques Verzier en 1984, avec qui elle fonde la compagnie Marche la Route. Ses diverses créations ont en commun une forme de théâtre musical, où le chant s’entrecoupe d’un parlé. Ici la chanteuse poursuit cette technique de travail autour de bribes de textes d’Yvette Guilbert.
Ces chansons lui sont parvenues sous forme d’enregistrement, de texte ou de partition. L’intérêt que Nathalie Joly accorde à cette figure du début 20ème, vient de la popularité de ses chants et de son engagement féministe et artistique. Ce café-concert est une proposition d’écriture et de lecture par Nathalie Joly, qui entremêle la vie de cette « diseuse », le contexte historique du début du 20ème siècle et un regard sur l’artiste de notre époque.
Sprech gesang ou la surprise de la parole
Un piano et un paravent habite la scène, épurée de lumière. Nathalie Joly assistée de Jean Pierre Gesbert au piano s’installe à la manière d’un café-concert des années 1900. L’adresse est direct, le spectateur à la fois témoin et complice. A l’ombre du paravent la chanteuse dévoile un portrait sensuel à la voix d’opérette qui oscille du grave à l’aigu. Cette montagne russe des sons révèle toute la fragilité du corps à dire et à s’émouvoir. La distorsion des notes créée paradoxalement beauté et harmonie. La voix apparaît comme miroir de l’âme, où le rire, le souffle et les larmes chantent. Nathalie Joly s’inscrit dans le courant allemand du sprechgesang (chant parlé) initié par Engelbert Humperdinck dans son opéra Die Königskinder (les enfants royaux). A l’instar du travail de Jacques Rebotier et de la poésie sonore contemporaine, chanter apparaît comme l’essence de la parole, la voix comme enveloppe du corps.
Au cours des chansons, le texte parlé agit comme un sursaut, une détonation. Parler change le rythme mais surtout la matérialité sonore. La forme stylisée du chant interrompue, les mots nous parviennent en état brut, sauvage. Le parlé, vidée par rapport au chant de variations tonales, semble pale. Pourtant il reste porteur de beaucoup de sens ! En effet, ‘parler’ donne à la comédienne l’occasion à la fois de faire des commentaires, de mettre en relief des mots et des sentiments. La forme du sprechgesang serait comme complète, car le chanté travaille sur les sens auditifs, tandis que le parlé agit sur les sens cognitifs. Cette technique fleuretant avec le slam, créée des à-coups tant dans le rythme que dans l’enjeu des paroles ; offrant ainsi aux ruptures leur caractère humoristique ou angoissant. Ce traitement de la voix à contretemps permet de trouer la mélodie musicale et de déséquilibrer voir de déshabituer notre réception sonore traditionnelle. Les chansons s’enchaînent sous forme de numéro ou d’interpellation. Le pianiste initie le nouveau morceau laissant ainsi la chanteuse bouche bée. Tout se passe comme si l’émission du son naissait de l’étonnement.
La ritualisation, en v’là une drôle d’affaire
L’origine de la pantomime orientale n’est pas très évidente pour le spectateur. On apprend qu’Yvette Guilbert a été influencé par le japonisme des années 1900-1910, mais l’apparition en cours de spectacle des codes orientaux n’est pas amené avec sens et nous tombent un peu dessus.
La chanteuse vêtue d’un kimono peint dans l’espace des gestes expressionnistes. Son corps comme sa voix battent le rythme de la musique. Tout se passe comme si le mouvement était déplié, déconstruit et marqué par des pauses. En effet la présence d’ombres chinoises, du kimono japonais et du masque de kabuki donne au jeu de l’actrice des allures de pantin en porcelaine. Certains gestes sont répétés entraînant une sorte de décomposition de l’image. Ce parti pris de répétition gestuelle transforme le corps de la chanteuse en poupée presque déshumanisée. Et pourtant plus la femme devient pantin et plus les émotions stylisées semblent humaines ; comme si le factice était plus vrai, le non réaliste plus naturel.
Les codes du théâtre japonais ’kabuki’ fonctionne avec le café-concert d’Yvette Guilbert, car ses chansons sont habitées d’épopées et de passion ; elles en deviennent parfois religieuses. Le corps se présente dans un espace ritualisé par une douche de lumière entourée de la noirceur du néant. Ainsi les dieux sont comme prêts à être accueillis. Le chant fait place à l’invocation, à la prière.
Un rapport spectaculaire
Nathalie Joly incarne une Yvette Guilbert pleine de courage et en proie aux épopées de ses chansons. En fonction du registre de l’histoire, noir ou léger, la tessiture de la chanteuse varie, montrant ainsi une Yvette Guilbert fragile, moqueuse, séductrice ou disciplinaire.
Les textes de cette « diseuse fin de siècle » relèvent à la fois du conte et du fait divers. La transmission orale et son adresse directe aux spectateurs procurent une véritable ambiance intimiste et conviviale. Les oreilles s’enchantent à chaque coupure du chanté au parlé, en restant toujours dans l’attente et la surprise du prochain sursaut. La complicité, que crée le parlé (source de commentaire) entre la chanteuse et le public de même que l’esthétique japonisante révèle la scène dans sa fonction la plus spectaculaire. Ce café-concert est un véritable show grâce au ton populaire des paroles, à la désinvolture du chant et à la beauté esthétique.
Le piège de la bibliographie
La chanteuse et son pianiste introduisent les chansons par des intermèdes parfois trop bibliographiques, narratifs et explicatifs. Les chants situent déjà la vie d’Yvette Guilbert et de son époque. Ces interventions ont tendance à alourdir aussi bien le rythme que le texte. Cette générosité des informations et le choix du thème bibliographique comportent un risque ; celui de limiter le récit à des faits anecdotiques.
Par ailleurs d’autres intermèdes, plus pertinents, engagent tout un questionnement sur la place de l’artiste, son courage, son rapport au public. On sort ici de la dimension informative pour dégager des faits, une problématique. De l’information on passe à l’interrogation. Poser des problèmes au public permet de mettre en action une pensée et d’extraire de la vie singulière d’Yvette Guilbert, une préoccupation collective. La simplicité avec laquelle sont livrées ces réflexions rend compte, justement et sensiblement, de la fantaisie comme de la cruauté de la vie d’artiste. Tout le sublime des textes d’ Yvette Guilbert ou de Nathalie Joly réside dans le fait qu’ils posent des questions qui ne rassurent pas. La condition humaine des hommes et des femmes des années 1900 font encore écho au XXIème siècle. Cette création est au-delà d’un voyage dans le temps, un voyage de sens. A travers la figure d’ Yvette Guilbert se dresse la devise des artistes : « ne vous laissez pas décourager ! »