Exposition universelle : Statut des idoles
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Dans le Cloître de Célestins, après « Life and times (chronique d’une vie) » du Nature Theater of Oklahoma, où il était question d’une histoire personnelle, individuelle nous sommes invités à découvrir « Exposition universelle », la dernière création de L’A, Compagnie de danse de Rachid Ouramdane. C’est un solo dansé que propose Rachid Ouramdane accompagné au plateau par le musicien Jean-Baptiste Julien. Un touche à tout qui de la guitare à l’harmonium, du piano à queue aux percussions en passant par les « sampleurs » accompagne et suit, Ouramdane danseur. Ce solo est le travail d’une équipe dans laquelle chacun développe sa discipline, des lumières de Yves Godin, de la scénographie de Sylvain Giraudeau au travail visuel de Jacques Hoepffner en passant par le maquillage de « La Bourette ». Ce sont des espaces de création qui en travaillant à ce projet sont traversés par leurs identités et par leurs interdépendances. Un solo en plein air qui en une heure nous emmène dans un questionnement autour du culte de la personnalité et du corps, de l’ordre, des modèles « fascisants » et de notre positionnement face à eux.
Ça commence, par l’installation des spectateurs sous le regard de la sécurité au bord de la scène. Casquette noire visée, talkie-walkie à portée de main. Vigile qui veille peut-être sur les invités politiques ; de la secrétaire générale du parti socialiste à l’élue à la région Basse-Normandie en charge de la culture et du patrimoine. Politique et patrimoine qui seront interrogés lors de ce travail. Surveillance qui derrière elle, laisse voir l’installation qui attend le spectacle. Sur des tapis de danse blancs les platanes sont des presque objets d’exposition. L’arbre qui s’expose comme un élément universel. Le blanc qui couvre toute la surface du Cloître sur lequel se détachent tous les éléments noirs de la scénographie. Ce sont autant des objets plastiques que de la matière source. Sources sonore, lumineuse, médiatique et mécanique. Le surveillant accompagne les derniers arrivés et leur indique les places libres. Surveillant qui laisse apparaître derrière lui, un socle en rotation sur lequel, Rachid Ouramdane debout, fixe, les yeux fermés, s’expose dans les révolutions successives induites par ce « tourne disque » géant. Homme qui se présente debout et sous toute les coutures. Un 360°, une révolution qui renvoie autant aux rotations de la terre à laquelle nous sommes soumis qu’à ce mot qui évoque en France une histoire qui a fait basculer le rapport au pouvoir et à son exercice.
Dans cet espace surplombé à chaque coin de neuf projecteurs en carré à la manière d’un stade ou de mirador le spectacle commence. Les spectateurs sont assis, le musicien, Jean Baptiste Julien, entre et installe devant un micro, un métronome. Ce battement qui marque le temps dit aussi la marche du monde. Un métronome qui met aux normes le temps de l’écoute et du regard. Il induit un rapport à l’ordre, il nous conditionne dans ce rythme. Une perche suspendue au bout de laquelle se trouve un projecteur est mise en mouvement autour du fil qui la retient. Mouvement de balancier et mécanisme qui dit l’aléatoire et le gré du vent. Ce pendule oscille entre une régularité et un instrument de recherche incertain. Le socle sur lequel le danseur faisait modèle s’arrête et Rachid se fixe devant les spectateurs exécutant des mouvements de bras qui font référence à une histoire de la danse et aux signes de ralliement des mouvements politiques. Histoire des portées de bras de la danse classique et histoire des signes d’appartenance à un clan, à une caste. Ce sont en premier lieu un rapport à l’ordre des choses comme elles sont codifiées. Des mouvements de bras qui rappellent les mouvements construits sur les idéologies fascistes et autoritaires. Dans cette séquence, Rachid Ouramdane, sans utiliser des gestes très repérables, les évoque dans l’énergie et la précision de leurs exécutions. À chaque mouvement de bras que nous associons à un fascisme, à une image de mode, de sport, le chorégraphe le trouble et le trou en déliant ses gestes. Ce n’est pas une reprise d’un modèle qui comme un clin d’œil serait identifiable au contraire c’est une évocation presqu’une stylisation. Ce sont aussi, les positions presque militaires des jambes et du buste qui donnent aux mouvements une impression de rappel à l’ordre et à la hiérarchie. Cette danse qui a commencé par un « déchemisage » dit l’engagement possible à corps perdu pour telle ou telle idéologie. Cette fascination pour une idéologie, ce culte du corps utilisé par les totalitarismes est mis à mal à l’endroit de l’individu, du danseur sur la scène, par des décrochages vis à vis d’une rigidité fascisante. En effet, un mouvement commence souvent dans un geste disant l’ordre, montrant une relation au modèle. Mais l’inscription du corps du danseur dans ce modèle s’échappe, se débat pour créer une chorégraphie de la lutte, du refus.
La musique utilise à la fois une multitude d’instruments mais aussi un panel de genres de musique. Des échantillons musicaux qui, comme pour les références gestuelles, sont dans ce rapport à cette « Exposition universelle » dansée. Ce sont les esthétiques musicales de l’ordre, du pouvoir qui ouvrent souvent le démarrage des morceaux mais que Jean-Baptiste Julien décale, comme une musique, une mécanique qui s’enraye. C’est le principe même de ce travail que de contrecarrer l’espace de l’ordre qu’ils mettent en place. Rachid Ouramdane interroge dans ce travail le culte du corps, l’identitarisme et la fascination que provoquent les espaces politiques aux mots d’ordre basiques qui sont la plupart de temps réactionnaires ou totalitaires. Ce questionnement donne à penser que nous-même pouvons être tentés de s’inscrire dans un mot d’ordre. Une aliénation qui rassure en ce qu’elle nous repose. Les questions n’ont plus à être posées puisque les réponses sont dans ces mots d’ordre, dans ces slogans. On rappellera l’événement de la première de « Enfants », ou après une ovation pour une intervention d’un artiste inquiet des directions nationales sur la politique culturelle, s’en est suivie une bronca contre le représentant de cette politique. Mais cette manifestation n’avait plus rien à voir avec la discussion engagée, les inquiétudes exprimées et les réflexions de l’artiste orateur mais se résumait à une expression primaire d’un rejet. Rejet d’une foule où chaque individu se cache et se sent fort de l’impression de faire masse contre quelque chose. Rachid Ouramdane montre ce tiraillement entre une facilité de se laisser séduire par un discours primitif et l’individu qui cherche à échapper à un moule, à une mode. Ce tiraillement est à l’œuvre dans les révérences que Ouramdane fait à son image, à l’image de son visage maquillé. Une iconographie proche de celle des dictateurs qui font de leur image un espace de culte. On sait que les révolutions font tomber les symboles et les statues des dirigeants déchus. On voit dans ce double révéré, une mise en question de ce que c’est que d’être chef de projet et la fascination que peut exercer sur soi-même la position de pouvoir.
Rachid Ouramdane donne à son corps la capacité de donner une direction très claire, une précision effrayante dans ce quelle raconte du contrôle et de la rigueur. Cet effroi, il le casse dans son corps qui s’effondre, qui s’affaisse. Un corps qui passe d’une rigidité à une souplesse. Le corps de l’ordre en friction avec un corps en lutte. L’individu qui se débat face à un ordre qu’il suit. Nous sommes face à une création qui est loin d’être un objet de communication. C’est un objet qui n’a pas un message clair ou net, qui ne nous dit pas ce que nous devrions penser. C’est un objet qui résiste et qui réfléchi notre rapport au pouvoir, aux images du pouvoir. On entend la voix de Gilles Deleuze qui dans une conférence à la Femis, le 17 mai 1987, dit : « Quel est le rapport de l’œuvre d’art avec la communication ? Aucun, aucun… L’œuvre d’art n’est pas un instrument de communication. L’œuvre d’art n’a rien à faire avec la communication. L’œuvre d’art ne contient strictement pas la moindre information. En revanche, en revanche, il y a une affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance. ». Cet acte de résistance on l’a vu ce soir là, dans le Cloître des Célestins. Une résistance à la facilité d’un discours et une question sur notre emprisonnement dans des schémas de pensées. Cette «Exposition universelle » interroge notre relation aux idoles politiques, médiatiques, sportives et culturelles en se mettant en scène dans une lutte entre le recul et la fascination vis à vis de ces icônes.
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