Familie de Milo Rau : la mort sans apprêts
Familie, texte et mise en scène de Milo Rau, Théâtre du Point du jour (Lyon), 28-29 janvier 2022
« ‒ Tu veux jouer une jeune fille ? ‒ Il n’y a rien à jouer, je suis déjà une jeune fille. » Tout est dit ici du trouble suscité par le théâtre de Milo Rau, depuis au moins Hate Radio (2012) où des survivants du génocide rwandais faisaient réentendre l’émission qui avait attisé le massacre à longueur de journées sur les ondes.
Dans Familie, une vraie famille flamande ‒ père et mère acteurs, avec leurs deux filles adolescentes, et deux chiens ‒ joue la famille qui a été retrouvée pendue dans sa maison à Coulogne, près de Calais, le 27 septembre 2007, avec pour seul mot d’explication : « On a trop déconné. »
Pénétrer dans les consciences, ce qui se traduit ainsi : gros plan vidéo sur le visage d’un acteur pensif et diffusion d’un monologue supposé reproduire ses pensées, ce geste, reconduit plusieurs fois, structure Familie.
Mais la démarche documentaire, sociologique, à laquelle on a coutume d’associer le travail de Milo Rau est ici pourtant évacuée au début du spectacle via une projection vidéo. Celle-ci résume la visite de Calais effectuée au préalable par les Néerlandais : bord de mer, sculpture de Rodin, façade de la maison où les corps ont été découverts par les pompiers… Comme pour mieux constater que l’investigation ne mène qu’à une aporie, ne résout rien, ne permet aucunement de comprendre les raisons d’un tel geste.
Choix a été fait d’imaginer leur dernière soirée s’ils avaient été à la place de cette famille, ce à quoi père, mère et sœurs auraient « tué le temps ». Que faire la veille de se donner la mort ? Rien d’extraordinaire : cuisiner, appeler sa mère, apprendre l’anglais…
Malgré la fausse évidence d’un théâtre naturaliste, qui cite Flaubert à plusieurs reprises, où le quatrième mur invisible est littéralement matérialisé par les baies vitrées d’une façade qui fait signe en même temps vers l’architecture ouvrière avec ses briques rouges, où le père prépare vraiment un plat dont l’odeur se répand jusque dans la salle, où les deux petits chiens continuent à vivre leur vie, malgré cette mise en place du laboratoire social d’un fait divers, c’est à autre chose de bien plus poignant que nous assistons.
Avant la décision d’en finir, cette famille était déjà morte depuis longtemps. La mort était là chez eux, ils l’ont peu à peu intégrée à leur quotidien, apprivoisée, comme un membre fantôme. Ils se sont mélancolisés. La maison qui occupe le plateau révèle en creux un isolement quasi-total du voisinage, de la ville, du pays, du monde. Elle est devenue une cellule, moins carcérale que monacale, car cet isolement n’est pas subi mais choisi : ne plus sortir, ni faire rentrer le monde extérieur chez soi. On épingle une mosaïque de photos de famille dans la salle de bain, on regarde des vidéos de vacances sur le canapé, on relate des bribes de souvenirs pendant le repas. Mais l’appétit n’y est plus, et les bougies sur la table donnent à ce dîner une aura funèbre. Le clair-obscur qui baigne constamment la scène rappelle les vanités de Georges de La Tour. Le bruit et les phares des voitures qui passent alentour finissent par hypnotiser, rendent sensible, insidieusement, un temps répétitif, circulaire, qui n’est déjà plus le nôtre. Des larmes soudain coulent sur un visage impassible ‒ comme si plus personne n’était là pour les éprouver. Cette maison, c’est déjà un tombeau de famille.
Milo Rau parvient à conjoindre observation clinique de cette famille et présence impalpable de la mort en son sein : cette fois, on pense moins à Flaubert qu’à Maeterlinck, celui qui a théorisé le « drame statique » et qui a écrit Intérieur (1894). Ce spectacle me semble même moins être celui d’un sociologue que d’un moraliste au sens du 17e siècle. Car il ressort qu’aucune raison économique, sociale, matérielle n’explique ce suicide familial. La citation d’un psychologue qui mobilise le couple « culpabilité »/« rédemption » n’est pas vraiment non plus un mot de la fin. Ce qui travaille d’un bout à l’autre la famille qui joue dans ce spectacle, c’est rien de moins que le « sens de la vie ». Elle a été touchée, inquiétée en son être par-delà une différence de classe certaine. Elle s’est reconnue dans ce miroir mélancolique tendu à elle-même, à nous. Au son des Tristes Apprêts de Rameau, il s’agit de redonner une forme de ritualité à cette mort absurde, sans témoin. Là est peut-être le lien avec les spectacles plus anciens où Milo Rau se confrontait à des drames collectifs. Dans les deux cas, le deuil est impossible.