FILMER et parler LE TRAVAIL
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Du 28 janvier au 6 février 2011, Poitiers accueillait en son sein le 2e festival Filmer le travail. En filigrane de cette manifestation à la croisée des sciences humaines et des arts, siégeait la devise « travail, débat, cinéma ». Dix jours de festival pendant lesquels huit lieux culturels de la Ville ouvraient leurs portes aux projections, expositions, rencontres professionnelles et autres animations… Dix jours pendant lesquels le spectateur-citoyen pouvait se nourrir d’images et de réflexions sur l’évolution du travail contemporain. Aperçu d’un festival émergent, retour sur quelques propositions phares.
Au départ d’un tel projet, il est à supposer que c’est bien l’envie d’aborder la question du travail autrement que par son simple aspect rémunérateur et économique qui est motrice ; l’envie de gratter les étiquettes qui recouvrent les emplois, fonctions et statuts pour s’intéresser aux personnes, aux métiers et aux conditions d’exercice. L’envie de susciter un échange et de faire émerger une parole individuelle et collective sur une notion qui occupe, peu ou prou, le centre de nos vies et qui, de fait, est un enjeu sociétal en perpétuelle évolution. Et puis, comme par ricochet, se pose aussitôt la question du cinéma. Le septième art aurait le pouvoir de capter et de mettre en scène le réel et il semblerait qu’il fasse, à ce titre, état d’un nombre grandissant d’images du travail.
Comment alors le sensible – l’art – intervient-il et interagit-il avec le réel ? Comment le travail ne se trouve-t-il pas dénaturer par l’œil de la caméra ? Comment, le cinéma, lui-même, entre fiction, documentaire et animation, reste-il à la hauteur de ses enjeux esthétiques ? Des questions que le spectateur pictavien pouvait se poser au gré des diverses séances du festival.
Au programme de ce projet culturel rondement mené, initié par trois acteurs de taille que sont l’Université de Poitiers, l’Espace Mendès France et l’ARACT[1], il y en avait pour toutes les disciplines et toutes les envies. Côté rétrospectives, la Belgique était à l’honneur avec plusieurs documentaires dont une série de films sur le Borinage, région wallonne dédiée à l’exploitation du Charbon, avec également un hommage au cinéma des deux hommes aux deux Palmes d’Or, les frères Dardenne. Côté recherche, deux journées d’études se sont employées à donner la parole aux scientifiques, aux professionnels de l’image et aux acteurs du travail pour une plongée au cœur des questions liées, d’une part, à l’avenir du métier traditionnel de facteur et, de l’autre, à l’évolution du travail dans les services publics. Succession de conférences, ponctuées de documentaires et de tables rondes, le rythme de ces rencontres professionnelles était plutôt soutenu. Et parce qu’il y a peu de festivals sans compétition, Filmer le travail en proposait trois. La compétition internationale avec 20 films en sélection, le concours de scénarios avec 24 projets portés chacun par un tandem de scénariste/producteur et le concours Filme ton travail ! avec 13 films d’amateurs retenus. À cela, il fallait ajouter les expositions de bande dessinée et de photographie – pour ce qui est de Dessiner le travail, la référence était Étienne Davodeau –, et les séances spéciales thématiques ou non, abordant, entre autres, le travail de la police, celui des enfants ou encore la notion de souffrance.
Beaucoup, beaucoup de propositions. Certaines penchant plus vers la question du travail, d’autres vers celle du cinéma, un grand nombre réunissant les deux. Des propositions avec toujours la volonté de créer du dialogue et du débat. C’est d’ailleurs dans cette perspective que les films retenus pour la compétition internationale étaient regroupés en onze sélections thématiques. L’occasion de créer des passerelles entre les films et d’inviter, à l’issue des séances, des réalisateurs mais aussi des acteurs du monde professionnel pour échanger avec le public.
Sélection internationale, regard transversal
17 documentaires, 2 fictions et 1 animation se sont donc partagés l’affiche de la compétition internationale[2] du 2e festival Filmer le travail. Films courts, moyens ou longs, films français ou étrangers, tous, une fois le cap de la sélection franchi, ont pour point commun d’interroger la question du travail et/ou de ses réalités attenantes. Tous, au travers d’une foultitude de traitements révélant des approches singulières ou plus formatées, tentent de dire une vérité. Les scénarios s’écrivent bien souvent autour de personnages évoluant dans le vif de leur quotidien ou bien autour d’entretiens dans lesquels les personnes se confient et se questionnent devant la caméra. Du prof donnant cours dans sa salle de classe au physionomiste triant les noceurs à l’entrée de la boîte de nuit, en passant par le pêcheur au filet vide du fleuve Niger, l’intarissable vendeur de journaux des rues de Mexico, l’ancien journaliste à l’éthique irréprochable, l’adolescent en proie à son devenir, la domestique indonésienne condamnée à retourner servir les riches esclavagistes, le vieil immigré sidérurgiste, en passant par tous ces personnages, l’on voit défiler sur l’écran des réalités familières, d’autres plus méconnues.
D’un point de vue cinématographique, si l’on regarde de plus près les films de cette sélection se revendiquant du genre documentaire, il semble que se distinguent trois grands types d’approches. Trois tendances qui se démarquent mais qui ne sont pas aussi figées qu’elles en ont l’air et qui, bien évidemment, reconnaissent la porosité et la perméabilité de leurs frontières.
Aussi, on identifie une première approche dite journalistique qui s’apparente aux reportages de facture télévisuelle qui ont essentiellement une fonction informative. C’est là qu’on retrouve, soit des films mettant en perspective des sujets polémiques faisant l’actualité médiatique – problématiques liées à l’enseignement, aux manques de moyens à la SNCF, à l’instrumentalisation des médias par le pouvoir –, soit des films type « enquêtes de terrain » mettant en lumière des réalités sociales peu connues – conditions de travail des mineurs en Chine, esclavagisme des femmes organisé en Indonésie. Ce sont des films qui sont construits selon une progression logique visant à analyser et à rendre compte d’une situation problématique ; ils se basent alternativement sur le témoignage et la réalité en action et utilisent assez souvent le ressort de la voix off pour marquer des transitions explicatives. Pour autant, ce ne sont pas des films dénués d’émotion, celle-ci étant en général provoquée par la tension et la portée du témoignage.
Une seconde catégorie pourrait se dessiner autour des films reposant sur un dispositif précis et affirmé. Il s’agit d’approches plus plastiques ou formelles qui utilisent le langage cinématographique de manière minimale et basique en vue d’une démonstration parfois d’ordre conceptuel comme lorsqu’il s’agit d’expliquer le phénomène de mondialisation. Ces films fonctionnent la plupart du temps sur une simplification et une systématisation des mouvements de caméra et du type de plans ainsi que sur une quasi unité spatiale et géographique ; ils peuvent aussi parfois avoir recours à un travail d’écriture de dialogues qui emmène le film vers un registre plus théâtral, distanciant ainsi le propos. Ce sont des objets séduisants qui interpellent voire surprennent dans un premier temps le spectateur puis qui le rendent confiant et tranquille une fois qu’il a identifié le système dans lequel il était plongé.
Enfin, on peut identifier un troisième groupe de documentaires que l’on dirait « de création ». Derrière cette expression beaucoup usitée, entendons et comprenons ici documentaire à caractère poétique. C’est peut être la catégorie la plus vaste et la moins saisissable, celle qui ne se limite à aucun critère et met en œuvre une large part d’invention et de liberté en termes de scénario et de montage. La structure narratologique de ces films peut faire appel à plusieurs strates de récit en juxtaposant des images aux statuts hétérogènes n’appartenant pas au même contexte spatio-temporel ou en revendiquant très clairement la fictionnalisation de certaines scènes. L’introduction de voix off dans ce type de films répond en général à une fonction expressive ou bien poétique. Quand au travail de lumière ou de mise en scène, il fait très souvent l’objet d’une attention particulière. Les éléments du réel, ces ingrédients de la banalité quotidienne, ne sont jamais incorporés au hasard dans le cadre et créent bien souvent de la polysémie dans l’image. En répondant à la complexité du réel par un langage poétique, ces films peuvent parfois dérouter le spectateur.
Au delà de classer les objets, cette typologie sommaire qui mériterait, du reste, d’être affinée a pour vocation de rappeler que derrière un film, il y a toujours une démarche singulière découlant du regard et de l’écoute portés au sujet, découlant également du pari fait sur la réception du spectateur. Plus que de rendre compte d’un état objectif du travail, la cinématographie du réel traduit une relation triangulaire unique entre un sujet, un réalisateur et un contexte. Si l’idée que certains sujets puissent être voués à des traitements spécifiques effleure l’esprit, il est plus probable que ce soient les conditions spatio-temporelles entourant le sujet et le cinéaste qui induisent le traitement. Le caractère actuel, passé, rétrospectif, urgent, médiatique, personnel, expérimental, spectaculaire, exceptionnel ou récurrent de la chose et de celui qui la regarde entre nécessairement en ligne de compte dans l’esthétique de fabrication.
Amateurs, à vos « Pocket films » !
Ouvert à toutes et à tous, le concours Filme ton travail ! était l’une des nouveautés de cette 2e édition du festival. Le principe de cette proposition innovante, originale et participative consistait à offrir la possibilité au citoyen lambda de concevoir et de réaliser, grâce aux nouveaux outils de captation à sa disposition, un film sur son propre univers professionnel. Téléphones portables, appareils photos et petites caméras sont donc devenus, le temps d’un projet, les rapporteurs du travail pour ces réalisateurs en herbe. Programmée à mi-parcours du festival, la séance fait salle comble et met le spectateur à contribution en lui demandant de noter les 13 courts métrages retenus en vue de décerner le prix du public[3]. Et la projection est loin d’être inintéressante. Dans la plupart des films, on identifie une véritable démarche avec la volonté, d’une part, d’adopter un point de vue sur sa propre activité professionnelle et, de l’autre, celle de réfléchir à la manière dont on utilise le langage cinématographique pour signifier. Cela donne lieu à plusieurs types d’images. Des images presque empiriques, captées au plus près du travail, du geste quotidien, montrant un savoir-faire technique et souvent peu connu ; des images (re)travaillées version expérimentale ou bien encore des images de « l’à côté du travail ». À ce jeu là, c’est I prefer not to qui gagne sans conteste. Hélène Fin, la cinquantaine passée, se filme le matin au réveil dans sa salle de bain. Plans serrés ou rapprochés sur son visage fatigué, sa silhouette lasse dans le miroir, la travailleuse se parle et nous parle.
Très concrètement et très crûment, elle dit tout ce qu’elle a sur le cœur : la non-envie de se rendre au boulot, la flemme de se préparer en vitesse devant parfois faire l’impasse sur le petit déjeuner ou le lavage de cheveux, la peur de se voir reprocher, par ses collègues ou son patron, ses retards et sa lenteur… Entre ces petites confessions acerbes montées à la manière d’un zapping, quelques plans énigmatiques de la route, du bureau, des dossiers, de la fenêtre ou encore de l’escalier en colimaçon viennent subtilement suggérer un environnement professionnel et faire contrepoint à la frontalité qu’Hélène impose à travers sa parole et son corps. Avec beaucoup d’autodérision la réalisatrice signe des chroniques matinales décalées et intimes qui accèdent à une dimension universelle.
De la nécessité de concevoir le « sujet dans son activité professionnelle »
Situé au carrefour des disciplines artistiques et sociologiques et du monde professionnel, Filmer le travail ouvrait également, en cette 2e édition, une fenêtre sur la création musicale en accueillant le compositeur et électro-acousticien Nicolas Frize. Sur la scène du planétarium de Poitiers, l’homme était invité, non pas à donner un concert mais à parler de l’une de ses récentes création sur la thématique du « métier ». S’il s’agissait, lors de cette intervention, de revenir sur la genèse de Dedans au dehors, pièce musicale et visuelle pour orchestre et écrans créée en 2008, il était aussi question de sensibiliser le public à l’ensemble du projet en forme de « work in progress ».
Ainsi, le postulat avancé par Nicolas Frize pour ce projet autour du travail est plutôt simple – contrairement à la complexité qu’il mettra en œuvre par la suite dans l’écriture musicale et le dispositif scénographique – et consiste à dire que « l’essence de l’activité professionnelle est l’homme « sujet dans son travail », et non sa production »[4]. Une conception du travail qui place l’humain au centre des affaires et qui redonne foi en l’exercice et en l’existence. S’intéressant à l’homme en train de faire, Nicolas Frize cherche à décortiquer les rouages de subjectivité et de sensibilité qui font du travailleur un interprète de son activité professionnelle et non un simple exécutant.
Et, c’est avec passion et non sans humour que cet ancien élève de Pierre Schaeffer, accompagné de son assistante Ana Salas, a retracé, deux heures durant, les étapes de ce projet artistique et culturel qui aura mobilisé, entre 2007 et 2009, une soixantaine de travailleurs issus de quatre entreprises mêlant métiers d’art, du tertiaire, des services et de la métallurgie. Des phases d’observation aux phases de tournages en passant par l’étape cruciale des entretiens, Nicolas Frize raconte comment il s’intéresse aux espaces du dedans en appréhendant, entre gestes et paroles, les signes du dehors ; comment à partir de ses observations et des témoignages qu’il recueille, il élabore des thématiques intrinsèquement liées à l’activité – virtuosité, immobilité, lutte, sensualité, etc. – thématiques qui constitueront ensuite les bases de ses arrangements ; comment avec une équipe de chercheurs et de professionnels du cinéma, il réfléchit à la juste manière de filmer les travailleurs. Il raconte et il montre. À défaut d’entendre des passages de la pièce, le public aura pu découvrir, sur la voûte du planétarium, certaines des séquences filmiques qui ponctuaient le concert et qui étaient projetées sur deux écrans derrière l’orchestre. « L’usage de ces images, explique Nicolas Frize dans le livret de la pièce, tente une voie singulière, celle d’un concert, usant de la discontinuité, du croisement muet, de la citation minimaliste, du chevauchement bref, non figuratif et accidenté. » Une expérience esthétique au service de l’humain, de son irréductible et fascinante complexité.
Heureuse soit donc l’intervention du compositeur qui aura permis de rappeler que militer par la voie artistique est une chose encore et toujours possible. Heureuse soit l’intervention de celui qui, avec le groupe « être sujets dans son travail »[5], propose à tout un chacun de s’engager à travers le journal TRAVAILS. Cette publication trimestrielle thématique – le premier numéro, sorti à l’automne 2010, était consacré au « corps », le deuxième et le troisième aborderont « le langage » et « l’arrêt » – est un espace d’expression ouvert sur le monde du travail et sur le monde intérieur du travailleur. Le principe est simple : se tourner vers l’ouvrier ou l’employé qui est à côté de soi, échanger avec lui sur le rapport qu’il entretient avec son travail et la manière qu’il a de s’y investir puis, dans un deuxième temps, collecter ses paroles pour les mettre en partage via le support papier au format A3 intitulé TRAVAILS[6].
[1] L’Espace Mendès France est le centre de culture scientifique technique et industriel de la région Poitou-Charentes. L’ARACT est l’Agence Régionale pour l’Amélioration des Conditions de Travail.
[2] Palmarès de la compétition internationale : Grand Prix « Filmer le travail » : Charcoal Burners, Piotr ZLOTOROWICZ ? Prix spécial du Public : Arena Mexico, Anne-Lise MICHOUD ? Prix « Restitution du travail contemporain : Vous êtes servis, Jorge LÉON ? Prix « Valorisation de la recherche » : Les chemins de Mahjouba, Rafaele LAYANI ? Mention spéciale du Jury : Les hommes debout, Jérémy GRAVAYAT
[3] Palmarès du concours « Filme ton travaille ! » : Prix du public : Sur la touche, Jérémie BRETIN. ? Prix Médiapart : L’intérimaire, Vincent CROGUENNEC ? Grand Prix du Jury : I prefer not to, Hélène FIN.
[4] Citation extraite du site suivant : http://www.nicolasfrize.com
[5] Groupe de recherche et de réflexion fondé en à la suite de la création Dedans au dehors en 2009.
[6] Pour en savoir plus sur le journal TRAVAILS, se rendre sur http://www.nicolasfrize.com et/ou contacter Ana Salas : museboule5@wanadoo.fr
http://2011.filmerletravail.org