« I » – L’abécédaire heureux de Lamarche-Damoure
Après deux soli « Paupière » et « Sans-titre » pièce fondatrice d’une extrême profondeur avec la mère en toile de fond, la compagnie Itra confirme avec ce rendez-vous collectif au Centre Chorégraphique (où les 18:60 sont un véritable succès public), qu’elle est une des équipes les plus stimulantes du paysage chorégraphique régional. Lamarche-Damoure est un patronyme heureux. La chorégraphe, d’une grande discrétion, presque gênée d’être là, presque à s’excuser de nous convier à cette ultime répétition publique avant la création, présente une exploration audacieuse de l’enfance dans une pièce intitulée « i ».
« A » comme abécédaire
« I » comme une voyelle strident, un rire crispé où comme un simple bâton (ou petit bonhomme) comme ceux que dessinait le Pédagogue Fernand Deligny devant les enfants autistes qu’il a suivi tout au long de sa vie. L’oeuvre de Lamarche-Damoure penche de ce côté-là, dans ces zones de l’enfance encore troubles où la naïveté se mêle à la cruauté, où les premiers pas incertains se heurtent aux limites du corps qui se découvre. Sac de pulsions incontrôlables pas encore soumises au dressage corporel induit par le passage en société, les corps des deux interprètes se délient de façon instinctives ravivant une forme d’exaltation primaire des sens.
L’Abécédaire, Lamarche-Damoure à décidé de l’arrêter à la lettre « i ». Mais elle aurait pu tout autant jouer du « A », comme chez Deleuze où le A renvoie à l’animal, à ce qu’il y a d’animalité dans l’humain en général et chez l’artiste en particulier, toujours à l’affût. L’animal est ici omniprésent par les instincts qui se déploient sur le plateau et se matérialisent par des transes corporelles mutiques que l’on peut retrouver chez un autre chorégraphe qui s’est concentré sur l’autisme, Alain Platel; mais également par la circulation du vivant proposée dans cette pièce marquée par la qualité de présence des trois artistes qui dialoguent ou plutôt bégaient ensemble, cherchent une parole qui ne vient pas alors ils basculent naturellement dans les cris, vociférations et onomatopées qui viennent rythmer à propos cette tentative de langage. Georges Aperghis y retrouverait ses petits tant ce travail vocal osé et fragile tombe juste.
Ces enfants là ne sont pas encore encombrés de l’alphabet, les corps et les langues balbutient avec une certaine joie. On s’amuse à jouer à la bagarre avec des sabres laser et des grosses carabines, jeux insouciants tout comme on jouera un peu plus loin les magiciens dans une grosse caisse. Les codes sont déjoués, ce n’est pas un spectacle de danse qui danse pour danser, mais une traversée d’états subtils et contradictoires qui mobilise une recherche corporelle, plastique et théâtrale exigeante pour prendre la parole.
Vol au-dessus de l’enfance
Le commandant de bord s’appelle Jérôme Lapierre, il apparaît seul en scène, se regarde marcher (un peu trop) précédé par l’écho de ses talons, s’installant à son établi sonore, ses premiers mots sont « Cap’tain speaking »… L’anglais est de mise, Il nous donne la température et les indications d’usage dans un protocole cocasse.
Le décollage est imminent et c’est Olivier Renouf qui est projeté là sur le plateau prêt à s’envoler. La musique est planante, mais à ce niveau on ne parle plus de musique, ni d’une bande son qui viendrait illustrer, renforcer, appuyer on ne sait quel propos, mais bien d’une matière vivante qui construit un espace sonore, une surface de dialogue avec les deux danseurs. Musicien de talent à la manière d’un Vladimir Tarassov donnant la réplique musicale à Nadj il y a quelques années, Lapierre a de la ressource (il est également signataire du graphisme épuré de l’affiche) et c’est un régal de nuances de la petite musique de chambre à une beat-box jazzy déjantée, ses interventions en décontraction à la façon pilote de ligne sont autant convaincantes, dommage que ses quelques incursions physiques auprès des danseurs soient plus pataudes et d’un intérêt relatif.
Elle, la chorégraphe, lui l’interprète se rendent la pareille à merveille. On retrouve chez Lamarche sa maîtrise et sa précision sur les surfaces réduites dans un travail saccadé d’une grande finesse, une grammaire corporelle inventive qui se joue des règles sous la contrainte. Une qualité de présence significative et ce, qu’elle soit enfermée dans une boite ou qu’elle enfile un bonnet de bain jaune.
Olivier Renouf est plus emprunté (on le sait blessé) et moins précis dans ces premières interventions, mais ce duo génère des frottements et déséquilibres d’une grande richesse. Ils s’entremêlent après la bagarre sans jamais se trouver réellement mais toujours avec une complicité fraternelle sous-jacente. C’est beau parfois, très beau.
D’autre fois, c’est moins net, comme ce final avec cet avion en carton qui n’atteint pas la dimension onirique souhaitée, la poésie n’opère pas, le trait de lumière est attendu, ça ne prend pas alors qu’on avait décollé très haut quelques instants auparavant avec les deux hurluberlus qui nous emmenaient dans leur avion (deux chaises) bien plus crédible au dessus-de la Normandie. Le « cafard moelleux » et le « hibou » se cherchent encore, mais peut-être faudrait-il les enterrer. Quelques longueurs ça et là et quelques raccords dramaturgiques à effectuer et ressérer… Mais le squelette est là, et il est très solide. Alors cette répétition publique est une belle promesse qui devrait trouver un écho au delà des frontières régionales. Dorénavant, vous connaissez Lamarche à suivre…