Immersion technologique grinçante
Ersatz, de Julien Mellano
Festival Avignon Off 2019, Le Train Bleu
Par Coline du Couedic
Dans le cadre des invitations de l’Insensé,
le collectif ouvre ses pages Coline du Couedic, critique à FadaDart
Voici venu le mois de juillet, et avec lui le très attendu Festival d’Avignon. Alors que le soleil bat son plein, une flopée d’amateurs d’arts vivants se pressent devant la petite salle du Théâtre du Train Bleu, au cœur d’Avignon. Ils vont voir Ersatz, petit ovni se situant à la croisée du théâtre d’objets et de l’immersion sonore. Signée Julien Mellano, membre du collectif rennais Aïe aïe aïe, cette pièce de 50 minutes promet une entrée vive et brutale dans le monde de la technologie.
Objet non identifié
L’une des grandes forces de Julien Mellano est sans doute son agilité. Fort de ses études d’arts plastiques et de son goût pour le théâtre, il puise dans ses différentes sources d’inspiration, s’autorise un large champ des possibles. Faisant fi des limites de genre qu’on impute aux arts, le metteur en scène, scénographe et interprète mêle théâtre d’objets, marionnettes et arts visuels, naviguant des uns aux autres pour mieux questionner, déranger, amuser. Boîtes de légos, bouts de carton, dés à coudre : tout est prétexte à inventer. L’économie d’objets et le minimalisme qui caractérise ses spectacles permettent de déployer un imaginaire foisonnant à partir de rien, ou pas grand-chose.
En 2017, il crée Ersatz, une projection dans un possible futur dystopique et transhumaniste. Grand thème d’actualité, le transhumanisme fait l’objet d’une recherche effrénée, cherchant à « augmenter » l’humain grâce à la technologie et allant vers une évolution programmée plutôt que biologique. La pièce, à travers le détournement d’objets et l’absurde, produit des effets aussi comiques que dérangeants.
Transhumanisme déjanté
La petite salle du théâtre du Train Bleu se remplit progressivement dans l’obscurité, traversée par des fulgurances de lumière blanche qui dévoilent un Julien Mellano impassible, en solo sur scène. Surplombant ce qui ressemble à une table d’expérimentation, il se tient droit, immobile. L’individu à figure humaine mais au visage dénué d’émotions, fourre des objets en polyester dans sa bouche et les mâchouille bruyamment. Quelques rires se détachent de la salle, envahie par les bruits de mastication. Il se lance alors dans une manipulation minutieuse des objets qu’il a à sa disposition. Assemblant des pièces qui s’emboîtent comme par magie, il crée des objets incongrus qui l’entraînent dans des univers parallèles. Casque, masque, lunettes, tour à tour le projettent dans des réalités virtuelles.
On traverse avec lui, au moyen d’effets sonores, un espace naturel peuplé d’oiseaux, une discothèque assourdissante, tandis qu’il passe d’un monde à l’autre grâce à des gestes de la main. Sa réaction d’enfant ahuri aux pépiements d’oiseaux laisse peu de doutes : son monde dédié aux technologies n’a pas de place pour la nature. Paradoxalement, ce monde qui l’a sans doute détruite prend le soin de la ressusciter artificiellement… Le comédien ne pipera mot tout au long de la pièce.
Sympas, ces robots
Les dents grincent, et le corps tout entier. Les sons retentissants créés par l’homme-robot face à la salle sont intrusifs. Armé de son casque virtuel taillé sur mesure, ce Dark Vador moderne sape toute envie de rire lorsqu’il se met à tirer avec un fémur en plastique transformé en revolver. Les détonations bruyantes et les cris de personnes présentes dans son jeu virtuel, provoquent des sursauts. On ne sait plus très bien si on se trouve dans une partie de GTA ou au beau milieu d’un massacre dans un école américaine, mais l’individu face à la scène est terrifiant et paraît capable de toutes les horreurs. Il n’a pas l’air de savoir ce qu’il est fait. Si son physique est celui d’un homme, son attitude ne s’en approche guère. Le résultat est troublant, non sans évoquer la théorie de la « vallée de l’étrange » de Masahiro Mori.
Pour le chercheur japonais, les robots qui ressemblent radicalement à des humains deviennent angoissants quand on réalise qu’on s’est fait tromper par leur apparence. Si on imagine qu’il appartient au monde des robots, le protagoniste d’Ersatz est si bien fait que chaque imperfection, le rendant plus humain, est monstrueuse. Heureusement, ce n’est que du théâtre…