Item – Du tissage qui nous découd
Item, la nouvelle création du Théâtre du Radeau se joue à la Fonderie du 5 au 23 novembre 2019. Une expérience si rare. À voir absolument.
Il est difficile de décrire l’expérience du radeau, mais l’effet qu’il produit, à chaque nouvelle création – Onzième, Passim, Soubresaut, et maintenant Item (d’autres avant) – est la preuve que quelque chose de réel et d’important s’y trame, s’y tisse. Et ce qui s’y tisse avec et entre les textes de Dostojewski, Walser et les autres, entre les panneaux et les cadres, les chaises et les tables, entre les chapeaux impensables et les pantalons improbables, est une sorte de lent morcellement de nous-même, nous sommes décousus, quelque chose est démembrée et nous voilà devant ce qui est de l’expérience du réel. Ce sont des sortes de fragments d’intensités qui nous traversent, des mondes qui se bousculent l’un dans l’autre, ou une vague inquiétude qui envahit le plateau et avec le plateau, nous autres, regardants, pendant un instant pour retourner à la conversation qui erre dans ce que nous ignorons de chercher. Et à nouveau, un moment de panique, mais presque tectonique, un ébranlement de quelque chose que nous ignorons et qu’ignorent tous. C’est comme la vie qui passe, on ne peut le dire plus bêtement. Et à chaque fois, avec le Radeau, on capte sans pouvoir capter cette vie à l’état pure, puisqu’elle est impossible à capter. Mais en étant devant… devant ça… on se tient en équilibre sur la lisière de la vie. C’est pour cela qu’on pleure. On est face à la forme d’un innommable. Et donc, la mort aussi. Elle est là, devant. Et on la regarde.
Et Item alors où Francois Tanguy trace son geste et l’amène à un endroit encore jamais vu. On pourrait dire que tout le spectaculaire d’avant, les grands envolés lyriques, les fascinants métamorphoses de l’espace, tout cela n’existe plus. Quelque chose ne se nomme plus dans un cri, mais dans une tranquille et terrifiante construction. Les mots se suivent et nous décousent à fur et à mesure. Nous sommes là et il n’y a plus rien à cacher. Jamais, peut-être, le théâtre fut plus honnête, et, d’abord, honnête avec lui-même. C’est dans sa bêtise, dans ce fait étrange de répéter des mots de quelqu’un d’autre, devant d’autres gens, de se tenir là et faire des trucs… dans la bêtise de mimer ou de vouloir signifier, de dire qu’il « prend sa couronne et l’expédie au ciel » et de prendre la couronne et de l’expédier au ciel, que quelque chose se trame que seul le théâtre peut tramer. Et c’est alors une leçon de théâtre qui nous dit tout ce que le théâtre peut si on le laisse tramer sans l’asphyxier dans la signification, dans une instrumentalisation quelconque, dans une volonté de plaire et de satisfaire. En nous refusant le spectaculaire des grands mouvements de plateau, Tanguy tue définitivement le consommateur en nous, et nous pouvons enfin être devant la scène comme devant un paysage. On regarderait alors l’arbre et des siècles passent dans un instant. Et on regarderait le vert de cet arbre changer en d’autres verts et la feuille pourrie… Vous avez déjà vu une feuille ?
Ce que nous comprenons avec Item, c’est que la monstruosité est là et la barbarie avance, mais qu’il est peut-être trop tard pour crier. Nous pouvons peut-être encore conjurer quelque chose dans une communauté d’amis en chantant doucement les horreurs à venir. Peut-être c’est dans les interstices de la vie qui passe que nous pouvons quand même trouver des liens, faits d’incompréhensions et de malentendus, mais des liens quand même, qui nous donnent du courage pour survivre. Et nous les regardons ainsi, comme des amis, étranges, des amis étrangers qui nous deviennent, petit à petit, à travers les mots et les années, familiers, Laurence Chable, Frode Bjornstad, Martine Dupé, Erik Gerken et Vincent Joly. Des étranges présences, errantes, terrifiantes et drôles, toujours quelque part écartelés, entre absence et présence, entre héro et nullité tout rond, ni l’un ni l’autre, ils font une pirouettes et hop ils sont ailleurs. Des corps qui sont, là aussi, ce que sont nos corps, notre gauche manière de vouloir danser. Et nous y trouvons, là, dans notre insuffisance, dans notre maladresse, une grâce.
Et il faut saluer le travail de Éric Goudard, car le son et la musique sont là, toujours, mais avec une subtilité qui n’enlève en rien la puissance des créations précédentes. On a l’impression qu’il a augmenté le spectre pour une plus grande amplitude des mondes. Souvent quelque chose nous hante, derrière, du fond bouché, ou quelque chose nous surprend de gauche. Oui, des spectres, des fantômes terribles sont là aussi. Et puis, à nouveau, une joie et la simplicité d’une conversation qui aurait oublié qu’il y a un public.
On ne peut que dire : merci ! Un merci infini.