J.-Q. Châtelain au-dessus d’un volcan
Il apparaît. On ne le voit pas entrer dans la petite chapelle. À la faveur d’un noir complet, il apparaît au milieu d’un cercle dont il ne sortira que pour les saluts. Le cercle tracé au sol ressemble au cratère d’un geyser ou d’un volcan. Il en surgit. À travers lui surgit verticalement la prose rimbaldienne. Une tension extrême entre haut et bas dès lors s’instaure. Son corps est par moments comme aspiré vers une transcendance, un fil invisible tente de soulever puissamment le corps recourbé en arrière. Mais le corps est massif. Il ne cesse pas d’être arrimé au sol, jambes et pieds immobiles, de marbre, comme la statue d’un saint non canonisable, érigé par effraction. Les bras et les mains restent aussi là où ils sont dès le début, de part et d’autre du corps. Seul donc le buste se recourbe en arrière, puis se redresse dans toute sa verticalité, son existence. Et la tête renversée dans l’extase impossible, redressée elle aussi, au bord de l’éboulement. Et le visage, le moindre muscle du visage, les yeux tantôt plissés, tantôt grands ouverts, perdus dans les hallucinations, dardant leurs provocations. Cette scansion du corps c’est le corps de l’écriture de Rimbaud, un corps écrit, celui des lettres nerveusement tracées, des phrases raturées, à peine lisibles, du papier partiellement déchiré. De « ces quelques hideux feuillets de [son] carnet de damné » trois sont parvenus jusqu’à nous.
Le corps est revêtu d’un empilement de loques sacerdotales. À peine distingue-t-on les pieds nus qui touchent le sol. Du corps n’est visible que l’échancrure d’un poitrail lisse où la sueur va s’écouler. Et aussi les mains, le visage, la tête aux cheveux ébouriffés. La chapelle emmurée dans son silence, dans sa désertion, détournée en lieu de représentations festivalières, est ramenée à sa désertion, à son silence par ce corps-à-corps d’un texte et d’un acteur. Les lumières bleutées ou rougeoyantes, le feu des projecteurs, se substituent aux vitraux absents, à l’enfer imaginaire.
Bien sûr, la performance de J.-Q. Châtelain et le livre de Rimbaud excèdent la mise en scène (Ulysse Di Gregorio), la scénographie (Benjamin Gabrié), le costume (Salvador Mateu Andujar), les lumières (Thierry Capéran), etc. qui tendraient à les restreindre, à orienter l’interprétation vers une lecture dantesque par exemple. Ils sont hors normes. Tout l’attirail théâtral n’y suffirait pas. Mais on en sait gré au metteur en scène d’avoir placé J.-Q. Châtelain à l’endroit d’une ascèse, d’une rigueur qu’un Claude Régy ne renierait pas, lui qui avait dirigé l’acteur dans Ode maritime de Pessoa en 2009. D’un poème à l’autre, on retrouve d’ailleurs un même motif obsédant : « Me voici sur la plage armoricaine. Que les villes s’allument dans le soir. Ma journée est faite ; je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. » J.-Q. Châtelain s’est toujours confronté à des livres dont on croyait que seuls pouvaient les prendre en charge les corps qui les avaient écrits ‒ Mars de Fritz Zorn, Exécuteur 14 d’Adel Hakim, Premier Amour de Beckett, Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas d’Imre Kertész, Lettre au père de Kafka … ‒ jusqu’à démentir cette croyance.
De « ‟Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient » à « ‒ et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps », c’est la totalité d’Une Saison en enfer qu’il profère, éructe, ânonne, marmonne, murmure … Point crucial, il ne signale pas les titres ‒ préambule, « Mauvais sang », « Nuit de l’enfer », « Délires I & II », « L’Impossible », « L’Éclair », « Matin » et « Adieu » ‒ qui marquent les étapes de cette descente en enfer suivie d’une remontée vers « la réalité rugueuse à étreindre ». Rimbaud est alors marqué par sa relation tumultueuse avec Verlaine et par un « combat spirituel […] aussi brutal que la bataille d’hommes ». Soyons très clair : ce « combat » vise à supprimer la tentation d’une transcendance, d’un idéal, d’une vie après la mort, dont la poésie est à ses yeux encore trop complice là où elle devrait au contraire s’en faire l’antidote. Foin ici de la fortune d’une poignée d’aphorismes (« La vraie vie est absente », « changer la vie », « Il faut être absolument moderne » …), détachés de leur contexte, récupérés en slogans ineptes à contresens de la trajectoire rimbaldienne. J.-Q. Châtelain dégurgite en une coulée unique cette autobiographie éclatée du poète qui haïssait la poésie, qui n’a eu avec la langue qu’un rapport extrême. Que ce soit dans l’incandescence du verbe ou la sècheresse des comptes alors qu’il s’adonne au trafic d’armes aux confins du monde, Rimbaud malmène la langue jusqu’à l’abêtissement, l’abrutissement, l’idiotie.
« Bête » est un des termes récurrents d’Une Saison en enfer, pointe d’un bestiaire hétéroclite que le visage de J.-Q. Châtelain fait surgir furtivement : « hyène », « chenilles », « taupes », « loup », « araignée », « chiens », « porc », « vers » … jusqu’à donner l’impression saisissante par un artifice de lumière à la toute fin du spectacle de se figer en masque de gargouille. « Oxyde les gargouilles » exhortait Rimbaud au fin fond du gouffre, juste avant d’entamer sa remontée.
Il ne fallait pas moins des quarante-trois muscles faciaux, yeux plissés, mimiques inimitables, pour tenter de délivrer le verbe rimbaldien, à la mesure de la défiguration ou de la transfiguration, c’est selon, qu’il imprime à la langue maternelle en distordant la syntaxe, en raccourcissant, réduisant, resserrant les phrases : « Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse ! » Le timbre suisse de l’acteur rejoint l’étrangeté que le poète injecte à la langue française, lui qui affirme : « J’ai de mes ancêtres gaulois l’œil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse dans la lutte », et plus loin « Je suis une bête, un nègre ». Le masque de gargouille qui métamorphose le visage de J.-Q. Châtelain est le répondant facial d’un gargouillement de lave au niveau vocal : malaxage de la matérialité sonore des mots, de la « patmot » chère à Christophe Tarkos, d’une « basse de basalte et de laves » autrement dit par Mallarmé.
À me ressouvenir de ce moment inouï, vécu en compagnie du camarade Yannick Butel, de cette traversée d’un corps d’acteur singulier par une langue, de l’histoire charriée par cet acteur singulier, du semblant de cratère où il se tenait dressé au sein d’une lumière rougeoyante, exhortant à « boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant », aspirant soudainement à « un sommeil bien ivre, sur la grève », gagné par une forme d’ironie superbe, je repense à une de mes plus fortes émotions de lecteur : la fin d’Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry, quand le corps du Consul Geoffrey Firmin est jeté comme un chien, ou avec le cadavre d’un chien, dans un ravin, après avoir éprouvé les affres de l’amour, la solitude la plus absolue, l’ivresse la plus absolue, les hallucinations fulgurantes, l’orage foudroyant, dans un trou perdu du Mexique. Un enfer sur terre. Des années après, j’assiste à une résurrection, ou plutôt une insurrection du Consul.