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Je crée donc je suis – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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Je crée donc je suis

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Les 8 et 9 juillet, la Vingt-cinquième heure sonnait pour Xavier Le Roy. Dans le cadre de cette programmation dédiée aux formes atypiques et performatives, le chorégraphe présentait Produit d’autres circonstances, une « non-pièce » sur l’art du butoh créée à la demande de Boris Charmatz en 2009. Reprise sur la scène de l’Ecole d’Art d’Avignon, la proposition déroute en ce qu’elle met en scène l’acte de création lui-même. L’œuvre est détrônée au profit de la dé-monstration de son processus.
De virages en rebondissements
Xavier Le Roy. Voilà quelqu’un qui, littéralement, déroute. Voilà un chorégraphe qui n’a de cesse de quitter les sentiers battus, reconnus et identifiés de la danse contemporaine pour emprunter des chemins de traverses qui l’amènent à se pencher sur les « circonstances » de la création. Les zones dans lesquelles il évolue sont classées « danse conceptuelle » ou « non-danse » et le rangent du côté des Jérôme Bel, Boris Charmatz, Christian Rizzo…
Son premier virage – ou déviation –, l’homme l’a amorcé il y a une vingtaine d’années en quittant le milieu scientifique qui le promettait à un brillant avenir de chercheur en biologie moléculaire. Déçu par la science, il fait son entrée en danse – milieu qui lui aussi réserve son lot de désillusions.
Invité en 1999 par le Body Currency à réfléchir au lien entre danse et biologie, le chorégraphe livre Produit de Circonstances, une conférence-performance dans laquelle il présente son parcours atypique et explicite les fondements qui jalonnent ses ambitions esthétiques, ou non esthétiques…
10 ans plus tard, en 2009, après plusieurs projets remarqués Self Unfinished (1998), Giszelle (2001), Le Sacre du Printemps (2007) et autres, Xavier Leroy crée à la demande de Boris Charmatz qui organise alors une journée sur le « rebutoh » un spectacle intitulé Xavier fait du Rebutoh. L’Objet, présenté au Musée de la Danse de Renne, se révèle difficilement indentifiable. Il s’agit d’un produit hors normes spectaculaires, hors cadre fictionnel, hors danse dansée qui se renommera bientôt Produit d’autres circonstances en écho à sa première conférence-performance. Un produit qui, à l’image de son point de départ mêlant provocation et souvenir
[Xavier Le Roy aurait dit un jour à Boris Charmatz : «Pour être danseur de butoh, il suffit de deux heures. » ; se souvenant de cette phrase, 5 ans plus tard, Boris Charmatz met Xavier Le Roy au défi d’executer cette affirmation somme toute un peu légère…]
met en perspective le processus de recherche et non le sujet en tant que tel. Produit d’autres circonstances n’est pas un spectacle sur le butoh mais bien sur l’apprentissage de cet art japonais : comment Xavier Le Roy s’improvise-t-il danseur de butoh en trois mois alors qu’il ne connaît rien à cet art et qu’il est débordé par ses activités ?
La narration de la conception
Au final, le projet éclate les registres disciplinaires de la danse et du théâtre et envoie balader les points cardinaux censés assoir la représentation. Ici, plus de lumière pour isoler la scène de la salle, plus de décors ni de structuration de l’espace. Les seuls objets qui subsistent sont l’ordinateur et la bouteille d’eau. Plus d’entrée en scène non plus. Durant l’installation des spectateurs, Xavier Le Roy, très simplement vêtu donne à voir son attente – sérieux, concentré.
Bien évidemment, la forme qui domine la proposition est celle du récit : la parole est l’outil choisi pour divulguer les étapes de travail, pour raconter le cheminement vers le butoh. S’agit-il d’une parole professorale ? Scientifique ? Poétique ? Intime ? Fictionnelle ? Conversationnelle ? Le ton est en tout cas très sobre, au plus près du « réel » : de l’ordre de l’explicatif, du démonstratif. L’orateur est proche de son auditoire, ponctue son récit de notes humoristiques tout en filant sa trame… Ça ressemble – à s’y méprendre – à une conférence. Pourtant, Xavier s’en défend. Le terme de « documentaire dansé » conviendrait-il mieux ?… à voir…
Se positionnant comme un « ignorant » et non comme un « expert » face au butoh, le chorégraphe explique deux heures durant ce qu’a été sa démarche depuis l’acceptation du projet-défi jusqu’à sa livraison.
La structure narratologique de la pièce est essentiellement basée sur l’analepse. Méthodique et appliqué, le chorégraphe ne fait que revenir sur les évènements passés. Il reprend et décortique point par point, de manière chronologique, les dates, les tentatives, les recherches, les doutes, les interrogations, les bonnes et les mauvaises idées qui l’ont traversé. Interrogeant sa mémoire personnelle, il commence par décliner ses rencontres en tant que spectateur avec l’art du butoh, puis explique comment, comme tout néophyte aujourd’hui à l’heure du net, il a effectué sa première recherche sur les pages google. Viennent ensuite l’approfondissement avec les vidéos regardées sur You Tube et les ouvrages achetés. Ordinateur à l’appui, le chorégraphe refait avec nous son trajet : tape les moteurs de recherche, montre les vidéos. Serions-nous revenus sur les bancs de l’école ? Est-ce là un ami qui partage avec nous ses récentes découvertes ? Il faut reconnaître que le rapport est un peu troublant. Déroutant.
A ces moments de récits sont accolés des moments dansés pour lesquels Xavier Le Roy demande à Richard (le technicien) de baisser la lumière sur scène et d’enlever les pleins feux dans la salle… Le butoh surgit alors. Souvent il est une illustration du propos qui vient avant ou après. Parfois il est un fragment isolé qui fera résonnance et écho. C’est le cas de la première danse qui arrive sans crier gare. Les yeux fermés, Xavier entame des mouvements incongrus au sens de non-esthétique, au sens de pataud, presque éléphantesque. Ses mains se tordent, se crispent, ses longs longs bras soulèvent l’air emphatiquement, son bassin descend. Le danseur semble entrer dans quelque chose. On le croit pris de visions. L’impression également d’assister à la naissance d’un animal. Fragilité. Souffrance perceptible. Une respiration de plus en plus forte parvient : un râle. Un râle qui fait rire. CUT. Retour au récit. 1h45 plus tard, la même danse et le même râle ne font plus rire. La mort a été évoquée (comme constitutive de l’art du butoh), les images mentales ont été explicitées comme étant la source de cette danse, le mot d’intériorisation a été posé… Bref, 1h45 plus tard, le public a fait son bout de chemin avec le butoh. Le public, celui qui adhère, s’est pris au jeu de la recherche créative entreprise par Xavier. Il aura senti cette tension poétique entre phases dansées et parlées. Il aura écouté ces circonstances mystérieuses qui font progresser les idées, les tentatives, qui font résonner les rencontres. Immanquablement, même s’il connaît la fin puisqu’il est en train de la vivre, il aura été sensible au suspens qui se dégage de cette affaire de création, fiction à part entière.
Xavier Le Roy déroute. Et la question se pose : le processus de création reconstitué dans Produits d’autres circonstances constitue-t-il une œuvre en soi ? Que devient le spectateur qui n’est plus devant un produit fini, qui ne peut plus se laisser aller dans un univers ? Le caractère pédagogique et didactique neutralise ici l’acte de représentation et propose effectivement « de renégocier le contrat qui lie les interprètes et le public. »[1] La poésie est à rechercher ailleurs. Elle émane pour une part de la générosité de la proposition. Faire don de sa réflexion personnelle, de son cheminement laborieux. Donner à voir et à entendre la face cachée, sombre, secrète. Révéler les traces, les couches amassées. Il y a ici une humilité qui fait du bien.
Xavier Le Roy désacralise et dissèque, tel le scientifique qu’il a été, l’acte de création, démontrant qu’il s’agit aussi d’un vaste champ de paradoxes, de hasards et de coïncidences.
[1] Extrait du texte de présentation du programme de la 65e édition du Festival d’Avignon.
LOW PIECES, création 2011 de Xavier Leroy
Gymnase du lycée Mistral
A 22h les 19, 20, 21 / A 18h les 23, 24, 25