“Je t’aime plus loin que toi“ : un théâtre en voie d’apparition, au ras des pâquerettes
Par Jean-Pierre Dupuy. Représentations exceptionnelles de « Je t’aime plus loin que toi » à Caen, 9 Août et Liège, 16 Août 2020 par la Compagnie Art Vif avec Valentine Gerard, Fabrice Adde sous le regard de Carmen Adde-Gerard et une spectatrice à la fenêtre Andrée Deshaie. Textes : Passionnément de Ghérasim Lucas ; Les mains négatives, Marguerite Duras ; Cadavres si on veut, Didier-Georges Gabily ; Théâtre dernier refuge de l’imprévisible poétique, Serge Rezvani.
Fabrice Adde dans « Je t’aime plus loin que toi », Liège, 2020 @Cedric Hubinon
D’où sortent les moineaux
Si Fabrice Adde, 40 ans, comédien, originaire du Cotentin, rase campagne du côté de Coutances France et Valentine Gerard, 35 ans, originaire de Liège en Wallonie (Belgique) et leur fille Carmen trois ans ont intitulé leur entreprise compagnie Art Vif c’est dans le choix que faire du théâtre soit leur mode d’existence. Corrélativement et conséquemment de quoi, du théâtre ils tiennent leur subsistance. Désir ou besoin ? Ils mélangent et « confusent » le théâtre comme leur vie propre, au point qu’ils ont fait un enfant : Carmen, qui joue à la perfection à être leur adorable petite fille. La chair des mots ou les mots de chair n’ont pas de secret pour elle ni pour eux et la douce enfant observe, crée et conçoit ses géniteurs avec le souci d’avoir le/la meilleur papa/maman possible. Elle sera, sans avoir l’air d’y toucher, c’est-à-dire, mine de rien, maîtresse d’oeuvre du dernier opus familial.
Echange de bons procédés : Carmen joue le jeu d’être la petite fille adorable, attentive aux instructions reçues de ses père et mère et en retour, les dits père et mère jouent en léger dépassement d’eux-mêmes, avec Verfremdung effekt, une pièce judicieusement intitulée « Je t’aime plus loin que toi ». En somme, Carmen souscrit à l’oeuvre, sous réserve que père et mère n’oublient pas que l’enfant c’est elle et qu’elle est là, sous leur nez, la plus proche possible, leur indépassable plus proche ; et que de ça, ils doivent bien s’en pénétrer ! Bien sûr… elle ira loin ! Et probablement très loin, plus loin qu’eux et l’amour qu’ils se portent, néanmoins[1] elle entend rester la plus proche quoiqu’il soit possible!
Donc comme l’a écrit un grand critique de l’art dramatique : elle est présente ! Elle est la présence… Le critique : monsieur Yannick Butel explique dans un petit livre rouge que pour donner de la voix à la chose écrite il faut « la présence »[2]. Alors de la présence tout le long du mois de répétition de « je t’aime plus loin que toi » Carmen ne manquât pas d’en avoir ; on peut même dire que contexte sanitaire oblige, elle n’offrit que ça à papa-maman et, miracle, ça fut du théâtre d’à venir.
Un théâtre aussi rare que précieux que Kierkegaard estimait « la passion de la possibilité » ou une histoire « d’ombre de vies »[3] qui conduit certains individus à explorer leur imaginaire. Jeu de cache-cache dont le comédien n’épuise jamais les ressources.
Le Fabrice, par exemple, se répand dans les bars malfamés liégeois avec un copain pour y débiter de boisson une « solitude des champs de coton » improbable[4] puisque le Fabrice hurle et gémit n’avoir jamais pu répéter avec Gregory, son pote, et quand par inadvertance, ils ont quand même répéter : répéter ? Ben… Fabrice clame et proteste que Greg ne l’écoutait pas, sourd qu’il était à toute observation, impavide et indifférent à toute indication alors que le Fabrice se torturait les méninges pour partager du sens avec son poto ! Putain de moine ! comme dirait Beckett, pas moyen de « s’entendre », impossible, « alors tu comprends, Jean-Pierre (c’est moi) si tu venais nous mettre en scène, on pourrait y arriver ». « Mais bordel ! – lui rétorqué-je, rigolard…- que vous n’arriviez pas à vous entendre c’est futé, génial… vous n’arrêtez pas de vous courir l’un après l’autre, votre mésentente est parfaite, aussi nette et sans bavure que votre désir de « la solitude »… Vous ne pouvez rien espérer de mieux comme champ de coton, excusez-moi… alors… allez vous faire foutre et puis-je vous rappeller que le dialogue théâtral c’est bidon… nous sommes d’accord la-dessus non ? Ratez vous du mieux possible insiste l’ami Beckett, donc trompez-vous gaiement ; va pour l’entourloupe, une variété de coton en pleine bourre… Laissez-vous faire et défaire par la solitude du champ de coton et Koltès y trouvera son compte, enfin, peut-être… Que des acteurs en mal adresse et le chant du champ de coton puisse coïncider et que vous “répétiez“ dans les bistrots sans jamais parvenir à aboutir à autre chose que répéter… bah… vous êtes dans le vif du sujet ».
Un temps.
« Fais chier » conclut le Fabrice qui, quand même, a connu heure de gloire, y’a peu, 2018, en chasseur d’ours dans « the Revenant » avec Di Caprio et mieux, fut le jeune toxico partenaire de Bouli Lanners dans un « Eldorado », road movie phénoménal qui prend la Belgique pour un far west à conquérir, un « Aguirre la colère de dieu » version wallonne. Le film fut remarqué et primé à Cannes en 2008.
Quant à la Valentine, 35 ans comédienne, beauté incandescente ; égérie fut- elle dans les années 2010 du célèbre Groupov collectif belge, brechtien, d’avant garde, anticolonialiste, anti-tout-conformiste qu’animait Jacques Delcuvellerie ; elle en fut l’assistante, s’évertuant à réfléchir et promouvoir un théâtre qui voulait penser le théâtre et le monde et la politique, le terrorisme et l’érotisme, le sensé et l’insensé ; théâtre-limite expérience extrême. Valentine aimait alors et aime toujours repousser ses limites et c’est pourquoi elle est, ici et maintenant, enceinte de 4 mois et trouve en l’occurrence l’appétit de penser et repenser le cadre de cette activité singulière qu’est le théâtre. En corps accord. Cultiver la plasticité. Déborder la langue. Avec leur « je t’aime plus loin que toi », emprunté à Marguerite Duras, Valentine répète l’entreprise que ce fut de mettre Carmen au monde, y’a 3 ans. Comment l’avoir voulu et que ça recommence sans répéter la même chanson, puisque d’un enfant l’autre ce ne sont que des uniques qui arrivent, créativité de l’impensable maternel[5], ce que la petite Carmen sait mieux que quiconque, et mieux que personne, que cela se crée, que cela s’appelle le persona, et que justement elle est en plein dedans, d’être une personne. Presque rien. Un p’tit bout de chou qui via ses foutus comédiens de père et mère, bouscule la hiérarchie et l’ordre établi et propose par sans dessus dessous que le dessous passe au dessus. Pourquoi les enfants, si petits et nouveau-nés soient-ils, n’auraient pas un domaine de compétences qui leur soit propre ? Si les éduquer et les instruire paraît indispensable, comme de leur prodiguer du soin aussi juste que possible, de quoi peuvent-ils nous instruire en retour? À l’innocente les mains pleines : renversante configuration qui, à partir d’un petit plus grand que soit, fait de l’insignifiant (cf. Beckett) la possible émergence du sens de l’histoire qu’on se raconte. Alors « je t’aime plus loin que toi » nous offre un troublant jeu de signes sur l’origine (art théâtral brut et brutal) avec une étrange capacité à nous émouvoir par signes familiers, à la fois proches et lointains. Raisonnablement insensés. Accordant résonance à l’insensé-scènes.[6]
Insensément « Je t’aime plus loin que toi » fut présenté à Caen, centre-ville, le dimanche 9 Août 2020, vers 16h, dans la cour intérieure d’un pâté de maisons. Devant un public improbable se joua le coup de dé d’une représentation.
D’où ce fait-il ?
Rue Mélingue, histoire du théâtre qui passe
Le 17 de la rue Melingue à Caen correspond à une petite rue d’une centaine de mètres, qui joint la place de l’ancienne comédie à l’arrière du théâtre de Caen qui faillit, reconstruit dans l’après guerre, devenir Maison de la Culture. Au 17 , il y a 150 ans se tenait un théâtre appelé Comédie de Caen dont il ne reste rien si ce n’est une cour intérieure au sol pavé, entourée de haut bâtiments qui l’ombragent et l’isolent de la rue et une placette-parking appelée place de l’ancienne comédie. Donc rôdent dans les parages quelques ombres, spectres et fantômes dont l’illustre Melingue. Comédien.
Melingue fut un personnage célèbre, saltimbanque et coqueluche du tout Paris dans les années 1850. À Caen, il ne prit la peine que d’y naître et, après des études d’art plastique, de décevoir un père qui lui interdisait de faire l’hystrion. Melingue fut une étoile du théâtre romantique : il se distinguait de ses contemporains par la sobre simplicité de son jeu, attentif à paraître le plus naturel possible. Il sera aussi un misanthrope bienveillant et généreux avec les « nécessiteux » au premier rang desquels ses camarades artistes. Ainsi, il sera à l’origine d’une fondation qui porte son nom . Fondation Melingue encore active à Paris du côté de Belleville qu’il habitait alors. Melingue fut l’acteur fétiche d’Alexandre Dumas.
Un heureux précédent
Dans les années 1963 à 68, l’actuel Théâtre de Caen dont on rappelle qu’il se situe à deux pas de la rue Melingue, servit de cadre à une préfiguration de Maison de la Culture dans laquelle Jo Tréhard, son directeur reçut les « British rubbish ». Comme l’histoire de l’art ne devrait pas en retenir la mémoire, il paraît bon dans la présente période d’en faire réminiscence. C’était une compagnie britannique composée de comédiens douteux c’est à dire pratiquant et jouant la comédie par dessus la jambe ! « Rubbish » : ils se revendiquaient comme épluchures bon à jeter. Théâtre poubelle en quelque sorte. Ils jouaient « Les trois mousquetaires » de Dumas. Jouer c’est beaucoup dire, car les représentations tombaient à l’heure du coucher des enfants et du souper du soir, par conséquences, à cette heure là, chacun vaquait à ses obligations familiales, et veillait avant tout, à satisfaire ses besoins vitaux de quelque nécessité qu’ils fussent, accessoirement, ils échangeaient les répliques nécessaires à ce que l’action dramatique suivit son cours. Les british campaient sur le plateau et s’épargnaient les frais d’hôtel… La prévalence de leur vie familiale et communautaire sur toute autre considération faisait tout leur charme. Ils étaient la version pauvre et désuète du grandissime Living Theater ! Excusez du peu. Leur théâtre n’était donc qu’un théâtre d’humour rose. À prendre avec des pincettes. Un théâtre-limite-non théâtre. Constante d’une certaine désinvolture toute anglo-saxonne et irlandaise cultivée de Shakespeare à Beckett. Il y a un humour propre à la langue anglaise, humour inimitable. It is not : Isn’t ? Se pourrait-il qu’il en traînât quelque chose dans le Cotentin, voire en Belgique … En tout cas, de cette désinvolture les Adde ne s’en départissent pas! On adore isn’t !
Et d’ailleurs
Pour aller loin et dépasser les égos, il faut savoir trouver son ailleurs. Eprouver et dépasser les limites… du territoire qui nous est donné, langue comprise. Cultiver la tentation d’aller voir ailleurs si on y est ! Comme le chantait si bien Jeanne Moreau évoquant son métier :
« Je monte sur les planches
Et vous venez me voir
Apporter un ailleurs
Un ailleurs
Apporter un ailleurs
Où vous voulez me suivre
Mais c’est moi qui vous suis
Qui vous suis“[7]
En jouant dans la cour du 17 de la rue Melingue, la compagnie Art Vif inventa un court instant son « ailleurs »… Un « ailleurs » dont Genet aimait explorer le sens : « Ailleurs est n’importe où ailleurs. Il est dans les mots. Il est aussi dans le mot ailleurs, mais est-il, également ou non, ailleurs ? tailleur, batailleur, cisailleur… Doit-on parcourir, vite ou lentement, notre seule individualité, en la mesurant, comme ferait un arpenteur, en l’évaluant selon ce que chacun peut apercevoir chez les autres, c’est-à-dire que notre connaissance de nous-même se bornerait à des « rapports », et que nous ne pouvons nous connaître que par l’évaluation de ces « rapports », ou l’apprécier seulement dans nos principales ressources, ou bien doit-on chercher ailleurs ? Ailleurs, le mot servirait à désigner non une vague et imprécise direction, mais quelque chose »[8]
L’ailleurs serait-elle la substance même du théâtre aussi surement que le sang coule dans nos veines ?
Espace d’errance, il nous offre l’opportunité de nous perdre. Les enfants savent cela qui habitent avec incertitude leur vie, en savent le paysage fluctuant, s’entretiennent d’un doute permanent de ce qu’ils sont, comme de ce qu’ils vont devenir. À se demander si – tout compte fait – il n’était de théâtre que d’enfant, d’enfant perdu. De cette enfance impossible que l’adulte estime irrecevable. Un théâtre d’enfance ? Les adultes ne sauraient le tolérer, en aucun cas ! Théâtre de la perdition, c’est-à-dire, insensé… au demeurant, l’ailleurs se cultive avec le « jadis » cher à Quignard[9] : ailleurs et jadis s’emmêlent les pinceaux. Il s’agirait que le lieu comme le temps se dérobassent sans cesse. Avec eux c’est le sens qui prend la poudre d’escampette, et se laisse entrevoir que du réel et de sa représentation dans la langue, nous fussions inexorablement prisonnier. Comment en réchapper puisque sensés nous sommes fort heureusement ? Sachons ruser avec la raison et que la raison du plus grand ne soit pas toujours la meilleure.
Dame
Dans la cour, les habitants de l’immeuble furent invités à venir s’installer en frontal par rapport à la chose présentée. On doit à la vérité de dire que beaucoup déclinèrent la proposition, s’en tenant à faire balcon… évitant ainsi de se compromettre. Le théâtre reste plutôt mal vu. Justement, une dame, vivement invitée à faire public, préféra rester à sa fenêtre quoique qu’elle fut située à l’arrière du dispositif… Quoiqu’à l’évidence enchantée de la manifestation proposée, la dame refusa de sortir de chez elle, préférant son quant-à-soi et se trouver fort amusée d’être de la partie sans en être tout en y étant bien malgré elle. La dame, Andrée de son prénom, devint ainsi figure/figurante incluse dans la représentation, présence étrange et familière, dedans-dehors, le fameux effet V. de notre cher Bertolt y trouvant son compte. Comme d’ailleurs, la dame !
Petite cour de la rue Mélingue, la Dame@Cedric Hubinon
Carmen, Valentine “la dame à sa fenêtre“, le doudou et Fabrice
Carmen
Le spectacle a pris tournure étant donné Carmen. Rappelons que Carmen n’a effectivement aucun pouvoir de décision, qu’effectivement elle vit les événements (grands et historiques ou petits et familiaux) au bon ou mauvais gré des divinités qui la gouvernent. L’imprévisible et l’imprévu bornent sa ligne d’horizon. On dit que le théâtre est le lieu du regard. Pendant tout le mois d’août, Carmen en eut la jouissance quasi exclusive étant donné que Carmen a vu pendant toutes les répétitions papa-maman répéter, étant donné le confinement qui confina dans le même espace de travail (un champ) la petite et les professionnels de l’art dramatique jouant leur rôle de père et mère, étant donné l’existence telle qu’elle jaillit des récents travaux de Poinçon et Wattmann, étant donné les circonstances, étant donné l’extension du ventre maternel, Carmen s’en est pris plein la vue. On peut appeler ça une contradiction logique dont il ressortira que “je t’aime plus loin que toi“ puisse relever d’une logique de la contradiction. Apport Carmen.
Quand papa-maman moulinent des textes sans trop savoir où ils vont, Carmen observe la chose avec le plus vif intérêt et, parfois, manifeste un ravissement d’éclats de rire et joie de vivre mêlés qui incidemment ont stimulé et encouragé ses « vieux » dans les voies et voix explorées. Carmen ne les prit pas en défaut, ne corrigea rien, elle mena son monde sans les mener. Carmen les gratifia d’une direction d’acteurs exemplaire ! Ne penser que du bien de ce qui se jouait parfois fort mal. Règle d’or de la mise en scène revue et corrigée par Carmen : bon plaisir et contentement d’eux à pique-niquer du théâtre en plein champ. Bonheur de lire sans savoir lire, d’approuver muettement, plaisir du texte. Barthes. Vertu propre des petits que d’être analphabètes et souci des grands de s’appliquer à bien lire… dans le bon sens. C’est le petit qui fait sien la logique de la contradiction et traduit incessamment, à tout bout d’champ, ce qu’il entend comme une langue étrangère. La langue sonne et l’enfant en entend le ding ding dong ! Relire Michel Leiris pour s’en convaincre. Carmen fut chambre d’écho, paroi et ligne d’horizon. Les divins acteurs, Dieu le père et Dieu la mère ne la perdirent jamais de vue. Quel été ! Qui lui fut donné ! Jolie « moi » d’Août ! En désordre établi, d’un théâtre qui se fit avec elle au centre. Elle ou l’ailleurs. Témoin permanente d’un discours qui ne s’adressait pas à elle : qu’est-ce que c’était que ça ? Art vif. A du laisser faire et s’y faire. On voit que le dilemme fut, entre tranquillité et intranquillité, la volonté de cadrer le sujet-texte, et s’en conforter ou laisser le sujet-texte arriver, et s’en inquiéter -voire en souffrir- car comme le dit Pessoa il faut se résoudre à considérer le vide vertigineux du moi : « Et moi, ce qui est réellement moi, je suis le centre de tout cela, un centre qui n’existe pas, si ce n’est par une géométrie de l’abîme …moi, ce qui est réellement moi, je suis le puits sans parois mais avec la viscosité des parois, le centre de tout avec du rien tout autour… »[10]
Il y a un risque à prendre avec la chair des mots, le risque de s’y perdre. Désordre amoureux. Jeu de paroles. Textes en forme de “on dirait“… Carmen, fut à l’affut avec un doudou chien de garde de la ligne d’horizon de “Je t’aime plus loin que toi“. Comment les dieux lui sont-ils tombé sur la tête ?
Au nom du père
C’est texte en poigne, qu’il -Fabrice Adde- attaque ! Préfère avoir textes en main. Non pas qu’il ne le sache pas mais aime en être enchainé, ou entravé, ou accaparé… pour et que par la bouche, il exulte, exalte, catapulte, vocifère, éructe, bave, mâche et ne mâche pas ses mots, crache, vomit, déblatère, « déblablatère », articule et désarticule, susurre, insinue, mange et bois, murmure, braille, hurle, hulule, libellule et funambule… au fil des mots, il aime s’en tordre la bouche à proférer les mots, à les dégurgiter, les malaxer, les incuber, les incarner… Fabtrice Adde déclame ! Sans micro ! A priori, la technologie ne l’intéresse pas ! Lui ce qu’il veut, c’est « viander » les textes. S’en faire bonne bouffe ! Avec passion, sans savoir si c’est bien ou mal, alcoolo du déclamatoire. Un art qui se perd dont F.A. ne cherche pas à en raffiner l’usage. Non, il éructe, avons-nous dit, il veut la viande. Déclamer ? Antoine Vitez fut un des derniers, peut-être le dernier à en réclamer et en soutenir et en promouvoir la pratique[11].
Avec le texte de Gherasim Luca, Fabrice hoquette « pa… pa pa » ! On imagine le père penché sur le berceau du bébé, sollicitant le bébé de lui dire : pa pa pa ! « Dis papa à ton papa ». Le bébé par un jeu d’identification mimétique absolue d’amour fou bredouille un « pa », puis deux et on voit le père hurlant à sa compagne : « il l’a dit – chérie ! – papa ! Si si, j’te jure, il l’a dit ». « Mais oui mon chéri » lui répond la maman « bien sur qu’elle l’a dit…mais c’est pas la peine d’alerter tout le quartier pour ça ». « Elle l’a dit » conclut, épuisé, le père. « Notre petite Carmen ira loin ! Moi je te le dis ». De « pa » en « pa » ahanés et hoquetés… du son finit par s’articuler en sens.
Cette histoire là comment voulez-vous que Carmen l’ignore ? Carmen regarde son papa faire l’acteur et dans ses yeux y’a du « je t’aime pa pa » bien plus que tu le penses… Plus loin que toi ! Quelle merveilleuse démonstration que cette mitraille de sons enraillés, déraillant en raillerie criarde, en bout en train, à toute vitesse, mots attrapés au vol, langue balbutiée, triturée, mandibulée et démantibulée… Epatant : donner bouillie de mots au bébé pour qu’il grandisse en parlêtre[12] ! T’inquiètes pas ma petite, tu finiras par le trouver le sens, et trouver raison de vivre… faudra alors que tu perdes un peu, beaucoup de cette raison pour trouver l’amour. Plus tard, plus loin : avec un peu de chance, y’aura du théâtre pour te sortir d’embarras[13].
La place du Parc d’Avroy a dû retentir du rire des liégeois quant elle a résonné des « pa pa pa pa pa » de Ghérasim Luca. Les textes en main font savoir qu’un acteur c’est aussi et peut-être, et surtout : un lecteur… On n’a plus notre cher Claude Régy pour s’en assurer et encore moins la Marguerite dur dur Duras[14]. Heureusement, y’a des Carmen en pagaille et l’école de plus en plus obligatoire qui s’agrandit de filles qui s’éduquent partout dans le monde. Plus que jamais faudra du « théâtre » (lequel ? ) pour la plasticité et le mouvement et le « tourbillon d’la vie »[15].
En se dégageant du balbutiement Gherasim Luca, Fabrice A. va chercher le sens chez des chasseurs de son d’envergure que sont Didier-Georges Gabily ou Joris Lacoste écrivant un « cela s’appelle crier » sombre et bouleversant. Un texte ou il faut savoir tenir les silences. Texte douloureux et pudique.
Tous les enfants veulent de l’insensé, veulent qu’on leur parle sans retenue comme si ils étaient grands, comme si ils étaient avenir et à venir.. La petite a le temps devant elle, et il sera toujours devant elle… le temps de la compréhension, du savoir, de l’amour… Elle n’en veut que la promesse. Que l’avenir soit promesse et tout ira comme elle voudra bien que ça lui chante.
Pour le moment elle écoute papa qui fait chant de Joris Lacoste ou de Didier-Georges Gabily et pour le moment elle trouve que l’amour de papa c’est trognon de trognon, bon à vivre. Et maman dans tout ça ? Et qu’en est-il des deux, du couple ? Par sa voix, par la liquidité de sa voix Fabrice et les textes qu’il profère crée le bain de jouvence -le jaillissement des origines- dans lequel baigne Valentine dans le rôle de sa vie terre-mer entre deux eaux.
Se crée devant nous un entre eux : un théâtre-ventre en forme de rideau de pluie (pluie des postillons de Fabrice en défi au corrida virus en cours). Pluie d’eau douce. Bénédiction. Merveilleuse Valentine.
Théâtre baptême du Feu. Ordalie.
Commencement. Verbe.
Un poème dans le tourbillon des origines
Dans le tourbillon des origines où elle s’affaire Valentine. Que ce dit-il du lieu de son ventre de terre mère ? Que peut-il s’entendre ?
Le « plus loin que toi » peut s’entendre d’un enfant à venir. À venir ou pas : le couple se pense et se conçoit dans le dépassement des égos : dans l’agrandissement du jeu, des je, de la trame de tous les constituants de la rencontre, du 1 +1 compris de l’enfant qui ne se fait ou pas. Ne peut pas se faire. Ne se fera jamais. Mettre un enfant au monde c’est – pardon – bête…à mourir ! Car c’est bien mettre au monde un qui va mourir. Un qui. Quel un aura loisir d’apprécier le tourment qu’il peut en advenir.
Océan de larmes ! À rire aux larmes ! Etourdissant, dirions-nous, heureux malheur ou malheureux bonheur ?
Valentine incarne un dépassement de soi qui prend figure de beauté divine. Beauté inhumaine. Etreinte d’infini douceur. Envoûtement. Flirt avec l’absolu. Inoubliable. Etat d’ivresse. Tourbillon des origines. Big bang. Rendez-vous avec l’impensable. Valentine G. ne nous dira-t-elle pas le chant de mère amer et cruelle de Marguerite Duras ? L’impossible barrage à l’océan, au flux, à la vague, aux liquides.
C’est l’histoire de la goutte. « La goutte et le tourbillon sont les deux états extrêmes des liquides – de l’être »[16]
De la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Il fait déborder le vase d’un enfant ou deux ou d’eux. Il fait déborder le vase de rien du tout : la goutte d’eau se noie dans un ocean de gouttes d’eau. Comme le dit remarquablement Agamben : « Le sujet ne doit pas être conçu comme une substance, mais comme un tourbillon dans le flux de l’être » et il développe ainsi son point de vue : « Dans le tourbillon de la nomination, le signe linguistique, tournant sur soi et s’enfonçant en soi-même, s’intensifie et va jusqu’à ses propres limites, pour se laisser ensuite réabsorber au point de pression infinie où il disparaît comme signe et réapparaît de l’autre côté comme pur nom. Poète celui qui s’immerge dans ce tourbillon dans lequel tout redevient nom pour lui. Il doit reprendre au flux du discours les mots significatifs un à un et les jeter dans le tourbillon pour les retrouver comme noms dans le vulgaire illustre du poème. Ces noms, nous ne pouvons les rejoindre – si jamais il nous est donné de les rejoindre – qu’au terme de la descente dans le tourbillon de l’origine » [17]
Avec « Je t’aime plus loin que toi » Fabrice et Valentine nous invitent au tourbillon des origines, dans le flux de la langue. Valentine est enceinte : elle est deux… en répétition, duplication d’elle -même… et d’un homme, ils nous racontent cette histoire qui leur échappe et qu’elle danse en ankoku butô. Nous sommes bien dans la communauté des quelconques c’est-à-dire « la communauté qui vient » de Giorgio Agamben[18].
ELLE
Valentine Gerard entre en rituel par ventre à terre, en connivence avec le sol : elle s’y répand et s’origine dans une danse que l’on peut dire du ventre. Elle danse ainsi avec l’infans, une danse « perdue » fort bien décrite par Pascal Quignard dans « L’origine de la danse » : « danse de la conception qui engendre le concept (le concept, le foetus)du corps avant même que le corps existe et qu’il évolue dans le monde obscur »[19] ou bien encore « … il y a une danse perdue (dans le corps tombé, natal, désorienté, souillé, atterré, vagissant) lors de la nativité des enfants…La cérémonie de la danse perdue, en japonais, c’est l’ankoku butô »
Cette danse, Valentine Gerard nous l’offre comme ne l’ayant apprise que d’elle-même ou de l’infans, voire de sa Carmen qui l’observe. Apprise aussi de ce que l’homme érigé lui souffle ; le poème qui s’énonce par la voix du père. Tout cela se reçoit dans une terrible beauté des choses. Dans l’inaccessibilité du monde qui nous a vu naître. Quelle chute, quelle opacité, quel drame ? quelle farce que d’arriver là…Alors la comédienne va chercher voix et douleur reconnue, éprouvée, écrite dans la mer-mère de Marguerite Duras et son inlassable mal de mère. Indomptable, immense et monstrueuse sauvagerie de la mer. Il n’y a d’oeuvre écrivait Anne Dufourmantelle que par une « terreur surmontée »[20]
Ainsi Valentine prend-t-elle à bras le corps, à plein ventre la terreur océane… la mort en son jardin d’écumes. Inoubliable déesse qui soudain suspend le temps comme seul le théâtre en permet l’occurence. Fulgurance et éternité. Et le monde prend corps et le théâtre sens. Ce dimanche d’Août 2020, le 27 précisément, le théâtre fortuitement, de retour dans la vie sociale, mi-clandestin mi-public, fait de nous des spectateurs quelconques dégagés de toutes préoccupations esthétiques, ou critiques. On part en dérive et on s’extirpe du temps présent, de la fatigante et lancinante emprise de la politique se déclinant en corrida virus et on suit jovialement Soeren Kierkegaard cultivant sa solitude dans la loge 5 ou 6 links du Kônigstâder Theater : « …discrète nymphe auprès de qui je venais chercher refuge, lassé des hommes et de moi-même, tant j’avais besoin de l’éternité pour me reposer, si triste qu’il me fallait une éternité pour pouvoir oublier. Jamais tu ne m’as refusé ce que les hommes voulaient me dénier, en rendant l’éternité aussi agitée et même plus terrifiante que le temps »
Vertu du théâtre qu’offrir mise au point sur soi-même et le monde. Mouvement et jeu de langue. Naître ? C’est où ? c’est quand ? Elle et lui – un instant- nous offre une mise à jour -naissance- étrange et familier avec les modalités du poème. Cela se passe sous nos yeux et …on n’en croit pas ses oreilles ! Vivant … c’est épatant ça : vivant !
[1] « Néanmoins » est l’adverbe approprié à la situation puisque Valentine est enceinte d’un futur enfant et Carmen aura alors l’occasion d’une angoisse d’ordre ontologicométaphysique : suis néanmoins née en moins ou toujours la plus proche prochaine de mes parents , terrible épreuve dont Carmen sortira grandie certes néanmoins fort troublée.
[2] Yannick Butel Essai sur la présence au théâtre, Paris, L’harmattan, 2006. On peut trouver d’éminentes critiques de cette personne sur le site : insensé-scènes.
[3] Soeren Kierkegaard, La répétition, Paris, éd. Rivages Poche, 2003, p. 70.
[4] Qui peut prétendre être comédien aujourd’hui sans se confronter à La solitude des champs de coton de Koltès ? Signalons pour les plus curieux de la chose koltésienne , le Bernard-Marie Koltès d’Arnaud Maïsetti publié aux éditions de Minuit en 2018.
[5] Ceux qui s’intéressent à « l’impensable maternel » liront avec intérêt La sauvagerie maternelle de Anne Dufourmantelle édité chez Payot/Rivages, en 2016. Marguerite Duras avec son Barrage contre le pacifique témoigne comme l’ensemble de son œuvre de ce qu’il en est de la sauvagerie maternelle.
[6] Privé de festival d’Avignon l’Insensé-scènes n’a pu que se regarder le nombril dans la présente période. Ce qui in fine fut fait sous forme d’auto-critique, d’une remise en question de à quoi nous servons-nous de nous. Quel « nous » nous lie. Nounou ou doudou … dormirons-nous sur nos lauriers? Quel dépassement de soi peut-on attendre de « nous » ?
[7] Paroles d’Eugène Guillevic dont les œuvres sont publiées par Gallimard collection Poésie.
[8] Jean Genet dans « J’étais et je n’étais pas », NRF Gallimard, 2010, p. 41-42.
[9] Nous pourrions définir le « jadis » de Quignard comme une aporie. Utilisation du temps passé comme modalité du présent. Adéquation parfaite à la « cinquième saison » (autre Quignarderie) pour laquelle le temps ne passe pas.
[10] Pessoa, Le livre de l’intranquillité, Paris, éd. Christian Bourgeois.1988, p. 37.
[11] Puissance du corps. De la pensée qui se fait dans la bouche de Tsara à la voix travaillée ou pas. Ce que peut la voix. Puissance décuplée, nuancée si usage de micros mais d’abord penser la résonance . La « réson » est la raison du poète. Faire sonner la langue comme batailler avec elle serait s’accorder (scordatura) qu’une pensée nouvelle puisse s’entendre.
[12] Clin d’oeil. Serait-ce le fameux effet incarné de la lalangue d’un certain Lacan
[13] Evidemment je pense à tous mes amis de l’insensé-scènes en quête de ce théâtre rare et précieux qui nous égare au cœur de nos vies.
[14] Claude Régy décédé ce 26 Décembre 2019, Marguerite Duras Mars 1996
[15] Autre chant de Jeanne Moreau de Rezvany qui fait partie du concert.
[16] Giorgio Agamben, Le feu et le récit, Paris, Payot Rivages, 2018, p. 92.
[17] Ibid., p. 93-95.
[18] Giorgio Agamben, La communauté qui vient, Théorie de la singularité quelconque, Paris, Seuil. 1990.
[19] Pascal Quignard, L’origine de la danse, Paris, Galilée, 2013.
[20] Anne Dufourmantelle que la mer nous arracha le 21 Juillet 2017 a écrit La sauvagerie maternelle, Paris, Rivages Payot, 2016.