Cette page requiert que JavaScript soit activé pour fonctionner correctement. / This web page requires JavaScript to be enabled.

JavaScript is an object-oriented computer programming language commonly used to create interactive effects within web browsers.

How to enable JavaScript?

Kristin star de cinéma – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
illustration article

Kristin star de cinéma

——-
À la marge d’Avignon et de son effervescence intramuros, le 65e festival propose à la scène nationale de Cavaillon : « Kristin, Nach Fräulen Julie » mis en scène et en images par Katie Mitchell, Leo Wagner dans le cadre d’une création de la Schaubühne Berlin en 2010. Ce spectacle présenté pour trois représentations fait écho à la Mademoiselle Julie proposée au Gymnase Aubanel, au chœur de la cité des Papes par Frédéric Fisbach. Deux visions, deux spectacles qui impriment au texte de Strindberg leur lecture. D’un côté une vision assez classique dans un décor contemporain [[ Voir l’article sur l’insensé https://www.insense-scenes.net//site/index.php?p=article&id=210]] et de l’autre une scénographie classique pour un regard original. En effet, Katie Mitchell a décidé d’exposer Kristin, la cuisinière, la « fiancée » de Jean : « c’est comme ça que nous disons » répond-elle à Julie. C’est le point de vue du personnage en retrait, en coulisses de cette pièce. Personnage qui devient l’héroïne du film mis en scène dont nous sommes spectateurs de sa fabrication à sa réalisation. C’est à travers ce personnage que nous sommes les témoins de cette nuit de la Saint Jean où Julie « la maîtresse de maison » et Jean « le valet » vont sceller leurs destins. Les caméras suivent la discrète Kristin, spectatrice malheureuse et digne de ce drame.
Il est à remarquer que lors de la création à la Schaubühne, ce spectacle avait pour titre « Fräulein Julie » et pour sous titre « frei nach August Strindberg » qu’en France on traduit avec une prévenance surannée pour le public « français ». Spectateurs en France qui ont tendance à savoir ce qu’est le « vrai » mode de présentation de tel ou tel texte. Dans ce titre francisé, on nous explique bien que ce n’est pas « Mlle Julie » de Strindberg mais une occurrence, une interprétation. Car notre culture de ce texte serait troublée si on nous avait présenté cette pièce sous son titre initial « Mlle Julie ». Effectivement du texte de August Strindberg, les réalisateurs n’ont conservé que les parties dont est ou peut être témoin Kristin. Katie Mitchell a même ajouté des poèmes de Inger Christensen[[ Inger Christensen (1935 – 2009) était une poète danoise, romancière, essayiste et éditrice considérée comme à l’avant-garde de la poésie de sa génération. Le thème central de son travail était la distance entre le langage et l’expérience, la réalité et les mots.]] C’est même ce qui ouvre le spectacle, des mots en voix off, comme une pensée intérieure de Kristin. Voix off qui se montre à la scène, dans une cabine d’enregistrement où on entend l’une des deux actrices dire le texte, pendant que la seconde fait la cuisine comme les didascalies de Strindberg l’indiquent. Sur la scène, un décor en trois dimensions avec des murs coulissants. Ce sont les espaces d’une maison bourgeoise de la fin du XIXème siècle où se déroulent le drame. La réalisation de la scénographie s’apparente à un décor de cinéma. Les détails sont minutieux. Les portes, les fenêtres, les objets, les costumes indiquent la temporalité dans laquelle se joue la pièce. La manipulation de ce décor nous donnera à voir la cuisine, un couloir, la chambre de Kristin. Ce réalisme, ce soucis d’une inscription dans un temps historique est relativisé par la présence de cinq caméras d’une part et d’autre part par l’avant scène qui est occupée par les bruiteurs qui tout le long du spectacle fabriquent le son, des pas dans un escalier à une allumette qui craque en passant par le remplissage des verres de vin. De l’autre côté, à jardin, devant une cabine d’enregistrement des voix off, l’espace est réservé pour les plans serrés sur des détails, une main qui coupe un rognon, un œil qui épie dans l’entrebâillement de la porte. Surplombant le décor, un écran de cinéma en 16/9ème donne à voir en direct le film en construction, le montage est précis, préétabli et en direct. Tout se passe à vue, les cinq caméras visibles filment ces espaces en travaillant les cadres et les lumières pour donner une atmosphère picturale aux images. Ce sont des images où la lumière est extrêmement travaillée faisant penser à la peinture de Vermeer.
C’est l’histoire de Kristin qui se raconte. Deux actrices jouent ce rôle et permettent au montage d’alterner un plan large de la cuisine dans laquelle Kristin prépare à manger et un plan serré sur ses mains. Deux autres acteurs les accompagnent, Fräulein Julie et Jean. Ils sont les alibis à l’histoire dont est témoin Kristin, mais ils sont aussi les cadreurs et les caméramans de Kristin. Ils passent d’une scène de Strindberg au déplacement d’une caméra pour voir la réaction de Kristin. Ce sont les personnages principaux de la pièce qui font de Kristin un personnage de cinéma. Dans la préface, Strindberg indiquait que cette pièce était : « un conglomérat de civilisations passées et actuelles, de bouts de livres et de journaux, des morceaux d’hommes, des lambeaux de vêtements de dimanche devenus haillons tout comme l’âme elle-même est un assemblage de pièces de toutes sortes. » Cet assemblage est à l’œuvre dans ce spectacle ou le XIXème côtoient la technique du XXIème siècle, les costumes datés des personnages partagent la scène avec les bruiteurs et cadreurs habillés de sobres habits noirs. Le texte de Strindberg s’absente mais la plongée dans la réception toute en retenue de Kristin de ce dialogue amputé nous donne à entendre l’au-delà des mots. Cette part vide des mots est prise en charge par les images, le jeu des comédiens qui parlent le texte comme une confession. Les mots peuvent être durs, violents, les acteurs les lâchent simplement, sans démonstration, dans une économie de l’expression du sentiment. On repense alors à l’écriture de Inger Christensen et aux premiers vers d’Extension :
« Dans le silence de l’écriture / le silence de l’écrivant 

la terrible machine à silence de l’écrit 


le monde disparaît / un monde après l’autre 

disparaît / s’enfonce dans un monde »
C’est cette disparition que nous voyons à travers ce personnage qui voit s’effondrer le monde auquel elle croyait, à l’ordre dans lequel elle avait trouvé une place.
Dans cette pièce, qui est à la fois une leçon de cinéma, de théâtre et de vidéo au théâtre, les acteurs réalisent une chorégraphie précise et rigoureuse. Cette précision, ce soin et cette rigueur les détachent d’une incarnation volontariste vis à vis de leurs rôles. Les personnages deviennent concrets dans la mesure où le spectateur projette sur eux un état d’être. Tout le travail est à construire à partir de tous les éléments éclatés qui sont à l’œuvre dans ce spectacle. La musique est elle aussi faite en direct par une violoncelliste qui accompagne et le film et la scène. On associe les éléments séparés, l’image, le son, le cadre. On fabrique sa propre dramaturgie à partir de cette mécanique qui montre la réalité de la construction d’une fiction. Tout est réel, tout se fait devant nous en « vrai » comme on dit aujourd’hui, mais tout ce réel est à l’œuvre pour la production d’une fiction. « Ce qu’il me faut, c’est absolument savoir. Et pour cela je vais faire sur ma vie une profonde, une discrète et scientifique enquête. Utilisant toutes les ressources de la nouvelle science psychologique, en mettant à profit la suggestion, la lecture de pensée, la torture mentale, […] je chercherai tout. »[[ August Strindberg dans la préface de Mademoiselle Julie]]. Dans cette proposition, les metteurs en scènes nous proposent de savoir comment cela se fabrique. Les artifices ne sont pas cachés et c’est à partir de cette « transparence » qu’émerge une densité.