La chatte à Mémé, Saison sèche
Vedène, Avignon 2018
Avec Saison sèche, la chorégraphe Phia Ménard reprend son travail là où Belle d’hier, en 2015, l’avait laissé : la lessive faite, les costumes congelés fondus, les princesses s’attaquent désormais aux attributs du patriarcat. Leur stratégie : un rituel de possession et la force de leurs corps, qu’ils soient nus ou travestis.
Didier Deschamps n’en peut plus qu’on lui parle de sa chatte. Le fait qu’il gagne à chaque fois qu’il est présent dans une équipe, comme joueur, capitaine ou entraîneur, ne serait selon certains experts qu’un coup de bol. On peut comprendre son agacement pour un homme qui préfèrerait sans doute qu’on dise de lui qu’il a des couilles. La langue se défait difficilement du poids du genre. Avoir des couilles : être courageux, être volontaire et déterminé ; avoir de la chatte : avoir de la chance, bénéficier d’un concours de circonstances bienheureux.
Il faudrait pour qualifier la dernière création de la compagnie Non Nova réussir à forcer la langue française et à en changer le genre : avoir de la chatte comme on dirait avoir des couilles. Et celles des danseuses de Phia Ménard sont grosses et font du bruit. Pendant 1h30, les femmes que la chorégraphe qualifie de drag kings se rient des représentations du patriarcat et font l’épreuve par leurs corps nus puis travestis de la violence de sa domination. L’objectif est clair : se laisser posséder par le patriarcat, l’épuiser, le mettre à terre et l’abandonner dans les ruines de son château. Une stratégie que Phia Ménard emprunte au rituel des Haouka qu’a rendu célèbre le documentaire ethnographique de Jean Rouch, Les Maîtres fous.
Apparue dans les années 1920 en Afrique noire, la secte des Haouka révèle les effets de la colonisation sur des jeunes quittant la brousse pour découvrir les villes occidentalisées. Les images du film témoignent de la violence de leur rituel annuel durant lequel les jeunes sont possédés par les esprits des Dieux Nouveaux : un conducteur de locomotive, le gouverneur, un caporal. Esprit du colonisateur européen, esprit du patriarcat, dans les deux cas, le rituel de possession fait violence au corps et s’affirme comme acte guerrier.
Apaisés par la fraîcheur de la salle après un trajet jusqu’à Vedène en plein cagnard, les spectateurs attendent patiemment que le spectacle débute. Depuis la régie, Phia Ménard descend calmement les gradins et va se placer à l’avant-scène, face au public. Elle porte une robe jaune, a mis des fleurs dans ses cheveux blonds, du noir sur ses yeux et de hauts talons. Un léger sourire aux lèvres, elle approche le micro de sa bouche, fait entendre une respiration puis prononce d’une voix posée : « Je te claque la chatte ».
Première claque.
La deuxième ne se fait pas attendre longtemps. Le plateau apparaît écrasé sous un plafond bas, sol et murs blancs. Dans une demi pénombre, sept femmes sur le dos, jambes écartées en direction du public, la chatte offerte aux claques. Doucement, les genoux se rejoignent et l’une après l’autre les danseuses se redressent, rampent, se cognent contre les murs et le plafond. On croirait voir des insectes, mantes religieuses aux pattes longues et fines qui s’agitent et font des angles étranges. Dans un bruit sourd, le plafond s’élève, leur offrant une liberté de mouvement qui n’est qu’un court répi puisqu’à plusieurs reprises le poids du patriarcat, dont ce ciel bas et lourd est la métaphore architecturale, leur retombe sur la tête.
Noir. Le ciel, enfin, s’ouvre un peu plus. Château blanc. On retrouve les femmes assises en cercle, nues. Devant chacune d’entre elles, une poupée de tissu. C’est le début du rituel pour se préparer à la guerre. Dans chacun des membres de cet enfant qu’elles ne cajolent pas, de la peinture. Le visage, d’abord, de couleur vive. Une bande colorée sur les seins, ensuite. Et enfin des poils : moustaches ou barbe selon chacune et cercle noir faisant disparaître la chatte. Les guerrières sont bientôt prêtes. Elles éventrent les poupées et en sortent des slips noirs emplis de billes qu’elles enfilent.
Désormais, les drag kings ont des couilles qu’elles s’agrippent et font s’entrechoquer pour accompagner le bruit de leurs pieds qui frappent le sol tandis qu’elles dansent en cercle. Le rituel guerrier a bel et bien débuté.
Images d’un rituel d’amazones peinturlurées, étrangeté de ces corps féminins qui, par quelques touches de couleur, changent de genre et troublent par leur ambiguïté puissante.
Mais la possession n’est pas encore complète. Deuxième étape du rituel : le travestissement. Chacune se construit, vêtement après vêtement, son identité masculine. Caleçon ou slip kangourou d’abord, chaussettes, pantalons ou short, etc. Les identités sont volontairement caricaturales : on a le militaire qui enfile d’abord un slip moulant dont déborde une fesse et sa casquette, le curé qui déplie soigneusement chaque vêtement, le sportif, le rebelle à capuche, l’homme d’affaire et sa surcharge pondérale, etc. Au fur et à mesure que le costume se complète, la métamorphose contamine les gestes et les corps des danseuses. Travestir le masculin : en emprunter les apparences tout en désignant son artificialité. Devenir le patriarcat.
Le rituel, alors, atteint son paroxysme. L’esprit du patriarcat s’incarne dans ces corps de femmes guerrières. Le plafond s’élève et ouvre l’espace. Musique rythmée, aux basses profondes. Les drag kings entament une marche guerrière impitoyable. Les mouvements sont désormais militaires, les voix crient le décompte des pas pour ne pas perdre le rythme. Lignes droites, visages tournés vers le public ou vers le lointain. Se superposent alors à ces corps travestis les images des troupes fascistes et de tous ces soldats marchant vers la mort au nom d’une patrie ou par désoeuvrement. Les femmes sont en marche, et ça dure. C’est qu’il faut du temps pour venir à bout des forces du patriarcat. Mais Phia Ménard et ses drag kings ne lâchent rien. Les pieds claquent sur le sol, la transpiration commencent à perler sur le maquillage mais celui-ci tient bon. Peu à peu, un corps bute et tombe, puis un autre. Le patriarcat montre ses premières faiblesses. Reste à abandonner son château.
La marche s’achève et laisse place à des mouvements désordonnés, chaos où chacun fait mine d’abattre ou d’enculer l’autre. Les maîtres du patriarcat sont devenus fous. Ils quittent enfin les murs blancs de leur château laissé vide. La scène est une architecture affirme la chorégraphie, c’est donc cela qu’il faut détruire. Les parois du plateau se gorgent d’eau et deviennent des chattes, mouillées par la jouissance du rituel de possession. Des meurtrières en hauteur coule un sang noircit qui vient souiller le sol immaculé. Les femmes alors, renaissent et brisent nues l’hymen du château patriarcal. La guerre est terminée, du moins sur la scène. Reste à la mener ailleurs.
Qui veut des claques ?