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La Discipline Jan Fabre – L'!NSENSÉ
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La Discipline Jan Fabre

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Le Pouvoir des folies théâtrales (1984-2013),

mise en scène de Jan Fabre

21 septembre 2014, Théâtre des Célestins,

dans le cadre de la Biennale de la danse de Lyon


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Els Deceukelier par Robert Mapplethorpe


À un peu plus de vingt ans, avec des moyens de fortune et une quinzaine d’amateurs, Jan Fabre débute dans la mise en scène par une trilogie qui le fait reconnaître internationalement : en 1980 à Anvers, c’est d’abord Le Théâtre écrit avec un « K » est un matou flamand ; puis, toujours à Anvers, en 1982, C’est du théâtre comme c’était à espérer et à prévoir ; enfin, en 1984 mais à Venise, Le Pouvoir des folies théâtrales. Ces deux derniers volets sont devenus à ce point mythiques que Fabre les a repris récemment, l’un à Vienne en 2012, l’autre à Lyon en 2014.


Dans le phénomène, qui dépasse le seul cas du flamand, de reprises récentes de spectacles d’avant-garde qui avaient marqué les années 70-80, on a pu discerner le risque de « transformer un geste d’énonciation, au potentiel subversif, en énoncé, qui devient un objet de contemplation nostalgico-fascinée », la possible conversion de « spectacles inscrits à la marge lors de leur création » en « œuvres de répertoire », autrement dit un « processus d’institutionnalisation de l’avant-garde », se manifestant aussi par l’embauche de « professionnels » à la place des « amateurs » d’origine, la rigidification d’une « exploration collective » en nouvelle « “méthode” » de direction d’acteurs et un public devenu averti entre-temps à qui on ne la fait plus.[[Voir Giulio Boato et Catherine Bouko , « Jan Fabre au risque de la reprise », Agôn [En ligne], Dossiers, (2013) N°6 : La Reprise]]
Mon désir d’écrire sur Le Pouvoir des folies théâtrales vient d’ailleurs. Une expérience d’abord : celle du spectateur que j’ai été d’une représentation, non à Vienne en 2012, mais au Théâtre de Gennevilliers à Paris en février 2015. Une séquence où les acteurs-danseurs écrabouillent sous leurs pieds des grenouilles vivantes m’a mis très mal à l’aise et un questionnement sur la violence de ce spectacle travaillait déjà à l’intérieur de moi. L’autre point de départ est une trouvaille. Dans le Journal de nuit (2012) que le metteur en scène insomniaque tenait entre 1978 et 1984, je suis tombé sur cette note datant du 14 février 1984 :
« En guise de préparation au travail, / je dévore et pille un livre du philosophe français Michel Foucault. / Je le lis en anglais : Punishment and Discipline. / L’espace théâtral est la prison. / Les acteurs sont les prisonniers. / Les danseurs sont les corps disciplinés. / Les acteurs et danseurs doivent devenir des guerriers. »
Fabre reconnaît cette dette également à l’occasion d’entretiens donnés lors de la reprise, que ce soit à Libération (« Sur la notion de corps discipliné, Michel Foucault m’a énormément influencé. La matrice de ma réflexion sur ce qu’est un corps dans l’espace de la scène vient entièrement de Foucault » ) ou à Télérama (« Ma plus grande source d’inspiration à l’époque, ce fut le philosophe Michel Foucault et son livre Surveiller et Punir. Quand il est mort, je lui ai d’ailleurs dédicacé le spectacle »).

Cruauté et discipline

Pourquoi Fabre s’est-il tant intéressé à Surveiller et Punir (1975) au moment où il préparait Le Pouvoir des folies théâtrales, au point de rappeler cette dette encore aujourd’hui ? Sans doute parce que c’est un livre qui traite indirectement du théâtre, celui du pouvoir. Chaque type de pouvoir produit sa propre théâtralité. Foucault étudie comment la France passe en quelques décennies de la théâtralité éclatante du supplice à celle, paradoxale, de la discipline. Le corps reste au centre de ces deux types de théâtralité, mais de manière radicalement opposée. Dans l’économie du pouvoir monarchique, le supplice répare moins le crime commis à l’encontre d’un des sujets du roi que l’attaque indirecte envers la personne même du roi via un de ses sujets. C’est pourquoi le supplice se doit d’être une peine manifestement disproportionnée et le corps du supplicié le lieu d’une dissymétrie déchirante qui devrait à la limite le pulvériser totalement. La présence du peuple est nécessaire à cette démonstration de puissance qui, un instant blessée, rétablit d’autant plus pleinement son intégrité. Le supplice est ainsi donné en spectacle. Il en existe toute une dramaturgie, proche d’un duel entre le bourreau et son patient, avec exposition, nœud, péripéties et dénouement, scène surélevée, machine de mort et accessoires terrifiants, dernières paroles attendues… On guette le coup de théâtre d’une grâce royale au dernier moment ou un signe divin qui sauverait l’âme du supplicié à défaut de sa vie, théâtre transcendant doublant ainsi le théâtre immanent. Surtout, les réactions souvent excessives du public font que le pouvoir risque un détournement carnavalesque de la cérémonie et une héroïsation subversive du criminel par le peuple alors qu’il croyait ainsi l’édifier.
En quelques décennies, environ au milieu du 19e siècle, le supplice disparaît au profit de la prison comme peine uniforme, entre l’amende et la mise à mort, avec comme seule variable la durée de détention. Toute trace de l’ancienne théâtralité du supplice est progressivement abolie. Foucault prend l’exemple du transfert des criminels vers leur lieu d’emprisonnement : la farandole des bagnards est ainsi remplacée en 1837 par une voiture cellulaire fermée aux regards. L’idéal type de cette nouvelle théâtralité est incarné par le Panopticon de Jeremy Bentham à la fin du 18e siècle : une tour au milieu d’un cercle. Les prisonniers, isolés les uns des autres, sont offerts chacun au regard de surveillants situés dans la tour. Mais eux ne perçoivent pas l’intérieur de cette tour. Les surveillants voient sans être vus, les détenus sont vus sans pouvoir voir. « Pouvoir voir » : précisément, cette expression dit bien une intrication de plus en plus serrée entre pouvoir, voir et savoir. L’important est dans l’effet de croyance suscité par le seul dispositif architectural : il suffit que le prisonnier sache qu’il peut être observé n’importe quand pour qu’il intériorise la contrainte de se bien comporter. À la limite, kafkaïenne, il n’est même pas nécessaire qu’il y ait quelqu’un dans la tour centrale. Le panoptique est un bâtiment théâtral où le pouvoir n’a plus besoin de s’exposer, revenant ainsi à l’étymologie theatron qui désigne le « lieu d’où l’on voit ». Foucault donne une parfaite définition de la mise en scène en définissant ainsi ce concept de pouvoir supposé par le panoptisme : il « «a son principe moins dans une personne que dans une certaine distribution concertée des corps, des surfaces, des lumières, des regards» [[Michel Foucault, Surveiller et Punir. Naissance de la prison [1975], Gallimard, coll. « Tel », 1993, p. 235.]].
Que Fabre pointe l’importance du livre de Foucault au moment où il crée son spectacle, ou plus de trente après, incite donc à retrouver dans ce livre ce qui en fait aussi un traité sur le théâtre du pouvoir et le pouvoir comme théâtre. Le cadre général du livre de Foucault ainsi redéfini dans cette optique, on peut se demander maintenant s’il n’y a pas des passages plus précis auxquels le jeune metteur en scène se serait intéressé avant tous les autres. On peut en trouver au moins un. Foucault y évoque la peste.
Rappelons au préalable une conférence prononcée à la Sorbonne en 1933 et recueillie au sein du Théâtre et son double, « Le théâtre et la peste », où Artaud nie la pertinence de la médecine moderne et de l’enquête historique pour rendre compte de la peste. Il privilégie au contraire ses descriptions littéraires, bibliques et antiques. La peste relèverait selon lui moins de l’organique que du psychique. La contagion se ferait par contact mental plus que physique. À la limite, ne lui importe pas l’existence d’un virus qui véhiculerait la maladie. Il s’intéresse exclusivement aux cas, inexplicables par la rationalité, de contagion ou d’absence de contagion : « Personne ne dira pourquoi la peste frappe le lâche qui fuit et épargne le paillard qui se satisfait sur des cadavres. » Son texte s’ouvre sur le rêve que fit le vice-roi de Sardaigne qui se vit contaminé, ainsi que son minuscule royaume, prémonition qui l’incita à refuser l’accès d’un navire qui bifurqua du coup vers Marseille, lieu de naissance du Momo et point d’origine d’une recrudescence brutale de la maladie en 1720. Le vice-roi serait entré dans une relation avec la peste assez forte pour en rêver, mais assez faible pour ne pas être tué puisque ce n’était qu’un rêve. Intéresse également Artaud les ravages que la peste opérerait à tous les niveaux, tant individuel que cosmique, en passant par le social et l’étatique : « La peste établie dans une cité, les cadres réguliers s’effondrent, il n’y a plus de voirie, d’armée, de police, de municipalité […]. »
Il mêle dans ses descriptions registre clinique et régime métaphorique : la peste figure pour lui le « théâtre de la cruauté » qu’il appelle de ses vœux. Ainsi, elle métaphorise non seulement « l’état de l’acteur », mais aussi le rapport du théâtre aux spectateurs, suscitant entre autres des « poussées inflammatoires d’images dans nos têtes brusquement réveillées » : une expression relevant du lexique médical, du symptôme somatique (« poussées inflammatoires »), est transférée au domaine mental. Davantage, la peste figure également la fonction du théâtre au sein de la société : « vider collectivement des abcès ». Artaud joue encore ici avec le sens littéral et figuré. La fonction du « théâtre de la cruauté » ressemble donc à s’y méprendre à l’antique catharsis – ce n’est pas un hasard si Artaud l’inscrit dans une généalogie qui remonterait aux « Mystères d’Éleusis » – mais la différence est néanmoins flagrante puisqu’il s’agit moins chez lui de purger, voire de purifier, les passions que de les libérer de tout refoulement social.
Artaud déploie donc une utopie anarchiste de la peste et du théâtre. Dans le passage de Surveiller et Punir sur lequel nous revenons maintenant, Foucault prend le contrepied de cette utopie. Il exhume une archive de la fin du 17e siècle qui est l’envers disciplinaire de l’anarchie rêvée par Artaud. Il s’agit d’un ensemble de mesures préconisées en cas d’épidémie et fondées sur le principe d’un « strict quadrillage spatial », d’une « inspection » incessante et d’un « système d’enregistrement permanent » des individus. Foucault oppose ainsi à la « fiction littéraire de la fête » inspirée par la peste – nul doute qu’il pense ici à Artaud sans le nommer – un « rêve politique de la peste, qui en était exactement l’inverse ».[[Ibid., p. 228-231.]]
Le Pouvoir des folies théâtrales : dans le titre de Fabre, il y a « folies » mais il y a aussi « pouvoir ». Il me semble que Fabre est à l’exact point de jonction, celui d’un chiasme, entre le « théâtre de la cruauté » d’Artaud et ce qu’on pourrait appeler un « théâtre de la discipline » tel que mis au jour par Foucault. Fabre a vécu la logique disciplinaire dans son propre corps très tôt puisqu’il raconte dans un entretien que, né gaucher, on l’a obligé, selon la coutume du temps, à devenir droitier. Dans une note de son journal datée du 17 février 1984, cette tension s’exprime ainsi : « La discipline, un instrument qui sert à créer l’exactitude. / Le corps discipliné se révoltera. » Il ne cesse de revenir sur cette tension séminale, par exemple dans cet entretien en 2005 : « mes pièces se construisent de sorte qu’elles deviennent des structures contre lesquelles ils [les acteurs-danseurs] doivent combattre, pour perdre ou gagner ». Le gauchissement hante donc toujours la rectitude. À la rigueur, celle-ci ne s’instaure que pour susciter ce gauchissement qui la remet en question. Dans Tragedy of a Friendship (2013), spectacle inspiré par la relation tumultueuse entre Wagner et Nietzsche, cette tension devient celle entre le dionysiaque et l’apollinien.
Certes, on est frappé dans Le Pouvoir des folies théâtrales par les cris, les excrétions, la nudité, l’excès, ce que Bataille appelait la « dépense » ou la « part maudite », l’épuisement, la violence tournée vers les autres ou vers soi, le saccage, l’animalité… Mais tout ceci n’est rien sans la rigueur afférente, la précision du placement des corps à l’aide de repères adhésifs sur le plateau, la décomposition de chaque geste, le dépouillement scénographique (vingt-trois ampoules suspendues, un plateau nu et un rideau blanc qui recouvre le fond de scène), l’uniforme noir et blanc de la troupe et les symétries suscitées par le nombre variable d’acteurs-danseurs présents sur le plateau (un contre un, quatre contre quatre…).

Répétitions

Mais c’est surtout la répétition qui est au principe non seulement de ce qu’on appelle justement les « répétitions » d’un spectacle mais aussi des spectacles mêmes de Fabre. Telle est la discipline Fabre condensée en une note de son journal du 17 juillet 1982 : « Le principe de base du théâtre est la répétition. » Elle est ensuite plus précisément développée dans une note fondamentale du 2 août 1982 :
« Ma dynamique de travail consiste essentiellement à examiner les diverses formes de répétition et leur signification. / I/ la répétition d’inconsciente à consciente : / par exemple, respirer et hyperventiler, / marcher et faire du sur-place, / essayer de voler et tomber par terre. / 2/ les cycles de la répétition : / mettre en scène une action qui se répète indéfiniment, / et que je peux déplacer sur le devant ou dans le fond de la scène / au cours de la représentation, par exemple s’habiller et se déshabiller / et y ajouter des émotions jouées. / 3/ la répétition mimétique : / essayer de copier et de réitérer une action mise en scène, / sans y apporter le moindre changement physique ou mental. / L’accumulation et le point final de la mimésis coïncident avec sa / disparition. / 4/ la répétition interchangeable : / le même mouvement, texte ou la même action est interprété par différents / acteurs ou danseurs. / 5/ la répétition immobile : / ne pas bouger, rester immobile (ne rien faire ?). / Le mouvement et l’action les plus difficiles qui soient. / Et qui devrait dégager le plus d’énergie. / 6/ l’impossibilité de la répétition : / due à la force primaire du changement (par la répétition). »
On pourrait trouver au moins un exemple pour chaque type dans Le Pouvoir des folies théâtrales : pour la « répétition d’inconsciente à consciente », une scène où les acteurs-danseurs courent surplace à la face ; pour les « cycles de la répétition », « s’habiller et se déshabiller » est aussi une des scènes du spectacle ; pour la « répétition mimétique », la reprise de 2012 ; pour la « répétition interchangeable », l’écrabouillage des grenouilles ; pour la « répétition immobile », un acteur-danseur entièrement nu mais avec une couronne sur la tête reste dos aux spectateurs en tenant un sceptre à la main droite. L’« impossibilité de la répétition » a quant à elle un statut transcendantal qui l’excepte des autres tout en étant leur fondement.
« Principe », « formes », « signification », reste le but assigné à la « répétition », ce qu’une note du 22 septembre 1982 explicite ainsi : « “Répéter” consiste à supprimer les valeurs esthétiques et morales. » On ne peut mieux dire le désir qui transparaît dans la trilogie de Fabre, où le point commun entre chaque titre est justement de mentionner le théâtre, de faire table rase du théâtre préexistant et de la morale qui va avec. Esthétique et morale, pour ne plus être des préalables, mettent d’autant plus en question le spectateur. Fabre rend hommage sous forme de citations, verbales ou en acte, aussi bien au théâtre et à la peinture classiques qu’aux avant-gardes qui les ont déconstruits, de Wagner à des performers comme Joseph Beuys ou Marina Abramovic en passant par des chorégraphes et des plasticiens, avec comme point de continuité, de rupture, d’aboutissement et de relance : lui-même. Dans Le Pouvoir des folies théâtrales il n’y a pas d’autres types de parole que des airs d’opéra chantés par un des acteurs ou l’éructation de dates, de noms de metteurs en scène, de titres de spectacles ou de noms de lieux de représentation dont les acteurs-danseurs s’imprègnent intimement et se libèrent extatiquement.
L’ambivalence de l’amour-haine envers le théâtre est sans doute emblématisée au mieux par l’air du Penthésilée d’Othmar Schoeck qui ouvre et ferme le spectacle : « Non ? Je ne l’ai point embrassé ? / Déchiré, vraiment ? / Je me suis donc méprise / Enlacer, lacérer, cela rime / et celui qui aime d’un cœur ardent, / peut prendre l’un pour l’autre. »
Que la répétition soit en lien avec le supplice, tant au plan mythique qu’historique, Fabre en a aussi pleinement conscience aussi bien en évoquant dans son journal le mythe de Sisyphe qu’en proposant à ses acteurs-danseurs en devenir des improvisations « sur le thème du supplice, de l’interrogatoire, de l’interrogation ». On peut penser ici à une scène où quatre acteurs-danseurs ont derrière leur dos quatre autres comparses qui les interrogent sur telle ou telle date de l’histoire du théâtre et les punissent si ceux-ci ne donnent pas la réponse attendue. La répétition est ainsi à la croisée de la cruauté et de la discipline, du dionysiaque et de l’apollinien, du gauchissement et de la rectitude, de la révolte et de l’emprisonnement.
Dans Surveiller et Punir, Foucault montre que l’« exercice » est une des inventions fondamentales des sociétés disciplinaires. Il le définit comme « schémas de contrainte appliqués et répétés ».[[Ibid., p. 152.]] Le Pouvoir des folies théâtrales peut être vu comme un ensemble simultané ou successif d’exercices de répétitions ou de répétitions d’exercices, selon des durées variables mais assez étendues pour que le temps devienne une durée justement, voire une endurance, aussi bien pour les acteurs-danseurs que pour les spectateurs. La séquence de course effrénée sur place, à la face, des acteurs-danseurs alignés, dure ainsi le temps qu’elle dure : celui nécessaire à produire leur épuisement, la sueur, le halètement, d’autant plus que chacun doit proférer à plusieurs reprises une date marquante de l’histoire du théâtre. Après, ils fument une clope assis au bord de scène. Comme disait Bergson en une formule qui résume son concept de durée : « Si je veux me préparer un verre d’eau sucrée, j’ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde. » Une des conditions pour expérimenter ce temps réel est aussi que le spectacle dans sa totalité dure plus de quatre heures sans entracte et prenne ainsi l’allure générale d’un marathon.
Pourquoi Fabre fait-il de l’exercice et de la répétition – les deux termes se recouvrent donc – le principe dramaturgique de ses spectacles ? Il le dit et le redit : pour frotter le théâtre à la performance, passer d’un temps et d’une action fictionnels, tributaires de la mimèsis classique, à un temps et une action « réels ». Depuis ses débuts jusqu’à aujourd’hui, Fabre dessine – avec un BIC, son sang, ses larmes ou son sperme – et fait des performances solos souvent limites. La collision entre théâtre, performance, arts plastiques et danse dont Fabre est un des instigateurs depuis les années 80 est toujours si peu consensuelle qu’elle a donné lieu lors du Festival d’Avignon 2005 où il était l’artiste associé à une campagne de presse à son encontre, de gauche comme de droite, sans précédent. Olivier Py s’est fendu d’une tribune dans Le Monde en déplorant la relégation de la parole, dont il a une conception sacrale, par l’image, associée au barbare « temps d’avant l’imprimerie » et à la « “société du spectacle” ». On connaît la suite… Régis Debray a lui aussi immédiatement réagi par un opus au titre ironique, Sur le pont d’Avignon, chez Flammarion. Le ministre de la Culture (Renaud Donnedieu de Vabres) s’est senti obligé d’intervenir pour dire qu’il n’interviendrait pas tout en intervenant quand même. Fabre avait programmé notamment Marina Abramovic et Romeo Castellucci. Il reprenait lui-même un spectacle, risquait quatre créations (dont Histoire des larmes à la Cour d’honneur) et proposait une exposition de son travail plastique. C’en était trop.
Arts plastiques et performance sont liés chez lui depuis longtemps, ainsi qu’il le confie dans un entretien :
« Adolescent, en voyant toutes ces peintures du Christ par des maîtres flamands avec les scènes de flagellation, c’était comme si j’assistais à des performances. […] J’ai découvert plus tard que pour obtenir certaines nuances, les peintres flamands utilisaient du sang ou de la poudre d’os humains dans leurs tableaux. »[[Libération, 2 février 2015.]]
On peut se demander si en deçà même des tableaux et des performances, ce n’est pas le christianisme qui le fascine. Outre cette citation, on peut lire dans son journal cette note de 1978 qui développe un trajet libidinal singulier du regard :
« Je suis loin de tout comprendre, mais je ressens les choses physiquement. / J’ai observé, bouche bée et les yeux avides, des maîtres anciens et méconnus / qui glorifient la souffrance du Christ. / Les stigmates, ces plaies béantes. / Ce sont des lèvres rouges, / des bouches en sang, / des chattes en menstruation. »
On peut mettre en regard cette note avec une autre datant de la même année mais faisant le trajet libidinal inverse, à propos des films pornographiques : « Ces corps en extase feinte ont une théâtralité toute chrétienne. » Et Fabre d’évoquer également ici ou là l’iconographie de saint Sébastien et Le Christ au tombeau de Holbein.

Fables

Les différents exercices ont des liens entre eux qui relèvent moins de la narration que d’un montage jouant sur de multiples échos, avec notamment la projection de divers tableaux sur le rideau blanc qui recouvre le fond de scène. Mais la narration n’est pas totalement absente. Ainsi, le liant entre chaque séquence pendant une grande partie du spectacle est la présence de deux comédiens sculpturaux entièrement nus avec une couronne sur la tête. Il s’agit d’une citation du conte d’Andersen Les Habits neuf de l’Empereur : deux escrocs tisserands bernent un empereur obsédé par sa garde-robe en lui fabriquant un habit que seuls sont censés ne pas voir les sots et les malhonnêtes. Tout le monde, y compris l’Empereur, feint donc de voir l’habit extrêmement coûteux que les deux larrons disent avoir fabriqué, jusqu’à ce que lors d’un cortège, un enfant innocent crie la vérité : le Roi est nu. Les spectateurs ne perçoivent pas les costumes des deux danseurs de Fabre non par sottise ou malhonnêteté mais parce qu’ils sont bel et bien nus, Fabre nous plaçant ainsi du côté de l’enfant observant la parade.
Une séquence plus délimitée cite également Le Roi-grenouille des frères Grimm : une jeune princesse qui a promis à une grenouille, pour lui avoir retrouvé sa balle d’or égarée, de la prendre comme compagne, se voit obligée d’exécuter sa promesse sous les instances de son père, et donc de manger avec elle, dormir avec elle… jusqu’à ce qu’exaspérée elle jette la grenouille violemment contre un mur. Le batracien se transforme alors en charmant prince délivré d’un sort mauvais. Chez Fabre, les acteurs écrabouillent sous leurs chaussures autant de grenouilles vivantes préalablement attrapées dans des serviettes blanches qui se teignent ainsi de leur sang. Aucun prince n’apparaît.
Des dizaines de grenouilles sont-elles vraiment écrasées chaque soir de représentation, donnant lieu ainsi à une hécatombe quasi biblique depuis 1984 ? J’ai ressenti un doute dès la représentation. D’autres avaient une idée arrêtée dans un sens ou dans l’autre. Beaucoup se trouvaient placés face à leurs propres contradictions éthiques. Le statut des grenouilles oscillaient entre actants fictifs d’un conte et êtres vivants, entre anthropomorphisme et mise à distance, spécialité culinaire et peluches de l’enfance, cobayes à disséquer et clameur des étangs. Examinant le programme distribué à l’accueil du T2G, on peut lire en caractères minuscules : « La compagnie Troubleyn garantit qu’aucun animal n’est blessé ni maltraité pendant les représentations. » Faut-il la croire sur parole ? On peut aussi prêter attention à cette note du journal datée du 5 mai 1984 :
« J’ai travaillé toute la journée avec des grenouilles. / Les actrices et danseuses ont donné beaucoup de baisers aux grenouilles, / mais le prince n’est pas apparu. / Les grenouilles sont capturées avec une chemise, puis se font écraser. / Le sang rouge du prince apparaît alors. / Le conte, le mythe, se fait assassiner. / J’ai hâte de découvrir la réaction du public. / J’espère qu’ils savent qu’une grenouille est un animal à sang froid. / Autrement dit, qu’il n’a pas de sang rouge. / Je prédis la fête du choc. »
Et enfin ceci dans l’article sur le phénomène des reprises déjà cité : « Lors de la première [de la reprise] du Pouvoir des folies théâtrales en 2012, il y a eu énormément de hurlements dégoûtés émanant de spectateurs, lorsque ceux-ci croyaient que les acteurs écrasaient des grenouilles sur scène. » L’important est le doute instillé dans l’esprit du spectateur par ce probable tour de magie vieux comme le monde.
Toujours en 2012, une véritable polémique a enflé via les réseaux sociaux, aboutissant à des centaines de menaces et une agression physique contre le metteur en scène. Voulant reproduire à l’occasion d’un documentaire la photographie Dali Atomicus (1948) de Philippe Halsman figurant le peintre en apesanteur avec des chats et de l’eau, Fabre et ses collaborateurs ont pour ce faire lancé des chats du haut des marches de l’Hôtel de Ville d’Anvers. Malgré les tapis qui amortissaient leur chute et la présence de vétérinaires, l’un d’eux est mal retombé et s’est fait une entorse. Une vidéo a fuité sur la Toile, point de départ du battage médiatique. Sur le site de La Libre Belgique et du Point, Daniel Salvatore Schiffer, professeur de philosophie de l’art à l’École Supérieure de l’Académie Royale des Beaux-Arts de Liège, auteur d’une vingtaine d’ouvrages portant entre autres sur le dandysme et un des porte-paroles du Comité International contre la Peine de Mort et la Lapidation, peut développer cette thèse :
« Morale de cette sordide histoire flamande ? Ceci n’est peut-être pas une pipe, comme l’aurait dit un certain René Magritte, pape du surréalisme belge justement ; mais il n’empêche que ces chats-là s’y cassent quand même vraiment, eux, la pipe ! Et cela, ce geste criminel envers des êtres vivants et dotés de sensibilité (bien qu’Aristote et Descartes les réputèrent, à tort, dénués d’âme, c’est-à-dire, en termes modernes, de conscience, sinon, conformément à cette monstrueuse théorie de l’“animal-machine”, de pensée), est intolérable. »
Tout est dans l’ambiguïté de l’expression « casser sa pipe », qui signifie normalement « trouver la mort ». Schiffer sait bien qu’aucun chat n’est décédé lors de la séance de photographie de Fabre. Mais il laisse entendre le contraire tout en gardant un lien minimal avec les faits, puisque dans « casser sa pipe » il y a le verbe « casser », même si une entorse n’équivaut pas non plus à une fracture de la patte.
Schiffer se lance ensuite dans un discours totalement délirant, mettant en garde contre « la tentation fasciste qui, sans ce minimum de garde-fous (c’est le cas de le dire lorsqu’il s’agit du “génie artistique”), risquerait alors de l’emporter en ses nauséabondes visions de toute-puissance : cet homme divinisé qui, privé de toute loi morale, fit naguère l’infecte lit du nazisme ». Il rattache Fabre au futurisme italien et en fait insidieusement un des facteurs du passage d’Anvers à l’extrême-droite. Par une dénégation manifeste, voire ironique (« Attention, cependant ! Loin de moi la volonté de verser ici, par je ne sais quel amalgame outrageusement réducteur, et donc de mauvais aloi face aux inaliénables libertés de la création artistique, en un quelconque discours normatif, voire moralisateur »), il reprend un célèbre article de Jean Baudrillard paru dans Libération en 1996 et qui proclamait la nullité pure et simple de l’art contemporain. Qui est le plus pervers ici ?
Fabre n’a cessé d’être attaqué par l’extrême droite flamande depuis ses débuts. Son rapport à ce mouvement est résumé dans une note de son journal datant du 12 septembre 1983 : « Comment est-ce possible qu’une démocratie tolère le Vlaamse Militante Orde ? / Une démocratie saine devrait se protéger contre des partis dangereux / qui cherchent à anéantir cette démocratie. » Quant au nationalisme, voici la note du 17 septembre 1984, alors qu’il jouait Le Pouvoir des folies théâtrales à Belgrade :
« Conflit avec le comportement nationaliste et socialiste. / Le festival BETIF voulait faire descendre le drapeau belge sur “mon plateau”, / tandis que résonnerait la Brabançonne pour “ma représentation”. / Je leur ai laissé le choix : cette mascarade nationaliste ou la représentation du Pouvoir des folies théâtrales. »
De même, Fabre a littéralement vécu avec des animaux depuis son enfance. Le salon de ses parents ressemblait à une ménagerie : pigeons, Saint-Bernard, deux chiens de rue, des tortues, un chat… Son père l’amenait au zoo d’Anvers pour l’entraîner au dessin, zoo qu’il a toujours fréquenté assidûment depuis, son journal se terminant d’ailleurs sur six notes évoquant cet endroit de prédilection. Mais, encore une fois, le zoo est un autre exemple de tension entre sauvagerie et contrainte. Lui-même a vécu avec deux tortues (Janneke et Mieke), ce qui lui a inspiré une scène controversée dans C’est du théâtre comme c’était à espérer et à prévoir ou l’affiche non moins controversée d’Avignon 2005. Il collectionne insectes et livres sur les insectes. Sa fréquentation des insectes innerve son travail plastique, comme en témoigne avec éclats le plafond recouvert de 1,4 millions de carapaces de scarabée de la salle des glaces du palais royal de Bruxelles que lui avait commandé la reine Paola. Il prétend même descendre de l’entomologiste Jean-Henri Fabre. Le critique littéraire Jean-Pierre Richard a pu dire que ce naturaliste élaborait une « Entomologie libidinale ». Richard montre ainsi la fascination de Jean-Henri Fabre pour le « bousier », dont une des espèces se dénomme « Sisyphe », insecte qui conjoint en un même être l’« oral », l’« excrémentiel », le « génital » et le « nutritif ». Il repère dans ses travaux « un monde assumé dans son énergie “bestiale”, dans le vertige aussi de sa minimité et de sa fuite ».[[Voir Jean-Pierre Richard, « Histoire naturelle », dans Pêle-mêle, Verdier, 2010, p. 83-91.]] Ne peut-on transférer cette étude à l’autre Fabre ?
Réduire le travail de Fabre à son côté cruel, anarchique, gauche, rebelle, etc. ou à l’inverse le rabattre sur son côté disciplinaire, militaire, rigoureux, droit, etc. est un double écueil qui ne cesse de diviser la réception de ses spectacles, entre public en transe à la fin et spectateurs qui quittent la salle dès le début. Il nous fallait donc remonter en-deçà de cette division, toucher « le point mort d’un désir furieux » (Blanchot) qui la suscite.