La justesse du faux. Leçon d’équilibrisme par Pascal Kirsch
Le spectacle proposé par Pascal Kirsch se joue de la beauté de la langue de Maeterlinck en proposant un jeu justement faux. Entre retenue et lyrisme, La Princesse Maleine déséquilibre l’écoute du spectateur de façon grisante et ludique et fait sentir, par instant, une beauté à la gravité fragile.
Le mistral était à l’honneur pour nos retrouvailles avec Avignon. Retrouvailles avec les insensés au calme et les rues bondées du centre, avec le chant de cigales infatigables et, surtout, avec le théâtre après plusieurs semaines de jachère scénique. Retrouver Avignon et découvrir (pour nous) le cloître des Célestins en compagnie de Pascal Kirsch. Sa mise en scène de Pauvreté, Richesse, Homme et Bête de Hans Henny Jahnn, présentée au Théâtre de l’Echangeur à l’automne 2015, avait déjà intrigué par la force et la beauté d’un récit théâtral magistral né d’une maquette placée au centre du plateau. Souvenir du regard d’alors qui devait, pour débuter, se frayer un passage entre les épaules des spectateurs amassés tels des abeilles autour d’une ruche.
Cette fois, nul besoin de se déplacer ou de se tordre : la scénographie explore la largeur entre les deux platanes du cloître et propose un espace de regard frontal allant par instant se perdre sous les arcades sombres que découvrent et recouvrent des écrans mobiles. Écrans qui, malgré quelques utilisations trop illustratives, permettent par instant de faire apparaître en contre-jour les corps des acteurs aux contours soudain pixelisés et irréels et qui ouvrent un espace pour des matières rêvées – l’eau, le feu, les nuages. Rassemblés autour d’une grande tablée juchée de blocs de glaces, les 10 acteurs de La Princesse Maleine vont, pendant plus de 2h40, faire entendre et jouer la langue « pulvérisée » de Maurice Maeterlinck dans une mise en scène de Pascal Kirsch qui mêle poésie grotesque et ironie tragique. Une mise en scène et un jeu, surtout, qui suit un fil ténu sur lequel les acteurs marchent tels des équilibristes, au risque, parfois, de chuter.
Car, disons-le d’emblée, les acteurs de La Princesse Maleine jouent faux. L’artificialité de la gestuelle théâtrale est mise en avant dès les premiers mots du spectacle, avec ce monologue de Godelive, la mère de cette princesse Maleine dont le mariage sera empêché, inaugurant le drame « non statique » dont elle sera l’héroïne malheureuse. François Tizon, à l’avant-scène, fait face au public dans une longue jupe sombre et prononce avec un soin affecté les mots de Maeterlinck tout en enroulant et déroulant sans cesse ses longs doigts qui entraînent dans leur mouvement son corps filiforme. C’est l’étrangeté de cette langue impossible à dire qui résonne alors : une étrangeté que le metteur en scène rapproche de ce « réalisme magique » qu’il cherche à faire sentir en refusant la verticalité du symbolisme. « Je m’inquiète toujours de trop coller » dit ainsi Pascal Kirsch [1]. Et de fait, on a l’impression que les acteurs cherchent sans cesse à décoller – ou du moins à entailler – ce vernis symboliste dont on recouvre trop souvent Maeterlinck, à créer un interstice entre ce texte et son élocution, entre cette langue poétique glissante et la mécanique enrayée de leur corps. De sorte que si, de fait, ils jouent faux, ils le font avec justesse. Et c’est là toute la difficulté et le danger de l’entreprise dans laquelle les entraîne Pascal Kirsch : trouver une justesse du faux.
Le vernis, c’est d’abord celui du conte. Une princesse aux cils blancs et à l’amour infaillible, un prince encore un peu trop timide, un roi en passe de devenir fou, une belle-mère incestueuse et assoiffée de pouvoir, une nourrice attentionnée, des malédictions à lire dans les étoiles et un bouffon : tous les éléments sont là. Et pourtant, Maeterlinck les malmène avec une ironie affectueuse : la beauté de la princesse est étrange et mal assurée, le prince ne sauvera pas sa belle faute d’avoir trouvé de quoi éclairer la chambre à temps, le roi est un Macbeth manqué et grotesque, la belle-mère est étrangement surprise par la difficulté d’étrangler quelqu’un, et lorsque la nourrice se décide enfin à pénétrer dans la chambre de sa maîtresse en dépit des ordres de la reine, la princesse est déjà froide depuis de longues heures. Ces quelques exemples pour dire que l’auteur, déjà, écorne son propre vernis. Et Pascal Kirsch de refuser, justement, de le peindre. Rares sont les éléments figurés et les lumières de Marie-Christine Soma suffisent à suggérer l’invisible que la parole décrit.
Mais c’est surtout avec la direction d’acteur proposée par Pascal Kirsch que le vernis Maeterlinck se fissure et laisse apercevoir un drame comique et grave dont les acteurs se jouent. Tout grince et vient éconduire les bons sentiments du spectateur : la déférence face à la beauté de la langue de Maeterlinck est tournée en répétitions entremêlées et saccadées ; l’attendrissement devant les retrouvailles des amants du spectateur se prend un seau d’eau jeté par un homme au visage blanchi et à la couronne retournée – ce sera le bouffon du roi plus tard ; à la frayeur ou l’effroi du meurtre fait obstacle le grotesque d’un dernier sursaut de Maleine « pas encore morte » ; autant de façons pour le metteur en scène de faire chuter le drame. Car s’il y a bien un plaisir à entendre cette langue si souvent célébrée pour sa beauté, c’est encore plus grisant de la faire buter. Telle tirade à la longueur infinie sera ainsi tenue en un seul souffle, quitte à ce que le corps s’affaisse avec la voix qui doit courir pour atteindre le dernier mot, les « oh » et « ah » d’exclamation tragique ou contemplative sont répétés dans une égalité tonique artificielle qui donne l’impression que l’acteur a cédé la place à un mannequin dont la mécanique se serait enrayée, comme un disque rayé. Ainsi de ces cris de douleurs du roi qui prennent avec le jeu de Vincent Guédon des allures irrésistibles et magistrales d’un chant de clown à l’agonie. Ainsi encore de la répétition quasi chantée par Florence Valéro du mot « Pluton » – le nom du chien de Maleine – tout au long du dernier monologue de la princesse en proie à une crise hallucinatoire tragique et prémonitoire, comme s’il s’agissait pour l’actrice de déséquilibrer le déroulement de son ultime fil narratif par des entailles étrangement burlesques.
La mise en scène de Pascal Kirsch multiplie de tels écarts de jeu, se rit de la langue de Maeterlinck et, par cette attention ironique, en affirme toute la puissance théâtrale. Les acteurs jouent à la lisière d’un naturalisme désaffecté et d’une dimension onirique nettoyée de tout merveilleux sirupeux. Florence Valéro est une Maleine d’une rare justesse, toute en maladresses et engourdissements et son jeu parvient à maintenir côte à côte froideur et sensibilité – à travers les larmes disait Grüber. Si les acteurs chutent parfois et que le « faux » ne sonne plus juste, c’est que l’exercice est difficile. Et l’on pourrait, certes, trouver dans ce spectacle des facticités moins heureuses renouant avec une tentation illustrative que le metteur en scène cherche pourtant à éviter. Mais d’autres les ont déjà notées avec ce soupçon de condescendance de ceux qui ont les deux pieds au sol et se tiennent droit dans leurs bottes. Pascal Kirsch met en danger ses acteurs, avec les risques de chute que cela implique. Ce faisant, il se joue de cette langue impossible de Maeterlinck et on redécouvre avec lui le plaisir de marcher sur une corde tendue et de côtoyer les déséquilibres, quitte à se faire quelques égratignures.
Reste que le plaisir en vaut la peine.
Notes
[1] Voir entretien reproduit dans le programme du spectacle.