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La quête du GRAL : Borderline(s) Investigation #2 de Frédéric Ferrer – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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La quête du GRAL : Borderline(s) Investigation #2 de Frédéric Ferrer

Borderline(s) Investigation #2 de Frédéric Ferrer et sa compagnie Vertical Détour, TNG (Lyon)-Pôle Pixel (Villeurbanne), 15-17 novembre 2022

Frédéric Ferrer, géographe de formation, aborde l’écologie sur les plateaux de théâtre depuis plus de vingt ans. C’est tout sauf un opportuniste. Il a sans doute trouvé l’espace scénique moins pesant et plus accueillant pour contribuer, autrement que par des congrès scientifiques, à une réflexion collective sur le réchauffement climatique qui a fini par occuper, ne serait-ce que par ses effets palpables autour de tout un chacun, le centre de l'attention.

L’intrigue de son nouveau spectacle est passionnante : étant donné que deux degrés supplémentaires sur Terre d’ici 2100 seraient fatals, comment sauver le monde ? Karina Beuthe Orr, Clarice Boyriven, Guarani Feitosa, Frédéric Ferrer, Militza Gorbatchevsky et Hélène Schwartz campent une kyrielle de personnages : un conférencier, des scientifiques et des penseurs de diverses époques et nationalités, un bobo « éco-responsable » qui fait lui-même son pain, partage un jardin et achète du chocolat brésilien, une habitante de Meurthe-et-Moselle pétrie de bon sens, et même Louis XIII et Anne d’Autriche… À l’ancien découpage en actes et en scènes se substitue l’examen successif des solutions actuellement explorées ou des facteurs répertoriés sur lesquels agir pour tenter de sortir l’humanité et la planète du désastre annoncé. Cet examen, mené tambour battant, prend vite l’allure d’un enchaînement de sketches, le conférencier endossant le rôle d’un M. Loyal. Le fil rouge du jeu avec les codes des colloques universitaires – le Groupe de Recherche et d’Action en Limitologie volant ici la vedette au GIEC – s’étoffe, se farcit, avec distance et humour, de divers tics reconnaissables de mise en scène : exhibition des procédés de la fabrique théâtrale et médiatique, filmage en direct des acteurs, polyglottisme (suédois, portugais, allemand, anglais, japonais…), inventaire démesuré de tout ce qui a été nécessaire pour qu’une simple paire de lunettes se retrouve dans les mains d’un des acteurs, grand-guignol avec pince de homard géante, viscères en carton-pâte et faux sang qui gicle, reconstitution burlesque d’un événement historique… Il s’agit du deuxième épisode d’une série dont le conférencier rappelle succinctement le contenu du premier, représenté quatre ans auparavant. Sur le mode d’un lever de rideau avant la pièce principale, sont présentées avec un art virtuose de la synthèse deux enquêtes, l’une portant sur la grande migration annuelle des rennes à la frontière de la Suède et de la Norvège, l’autre sur le capucin à poitrine jaune en danger critique d’extinction.

Mais le gros du spectacle est occupé par la discussion d’une équation, établie par un scientifique japonais pour le GIEC, qui permet de mesurer à l’instant T la quantité de CO2 dont est responsable l’humanité :

CO2 = population + richesse par habitant + intensité énergétique + part d’énergie carbonée dans le monde

Comment diviser par quatre la quantité de gaz ? Sur quel facteur agir ? Quel levier d’action manœuvrer ? La réflexion qui se déploie est aussi palpitante à suivre qu’une intrigue avec son nœud, ses péripéties, sa catastrophe. Lorsque le spectacle semble aboutir à une conclusion qui revient au constat pessimiste du début, alors même que nous avaient été annoncées des solutions, on peut s’étonner qu’une bonne partie du public applaudisse. C’est sans doute qu’on croit applaudir alors la fin d’un spectacle, tout comme auparavant on applaudissait certains morceaux de bravoure, numéros d’équilibriste et prouesses des acteurs. La partie silencieuse du public reste quant à elle abasourdie par la réaffirmation d’une inéluctable fin du monde.

Un épilogue vient damer le pion à cette conclusion déprimante. Frédéric Ferrer et sa compagnie Vertical Détour concoctent un double dénouement. On y rejoue la conception du futur Roi-Soleil lors d’une nuit d’orages, ce qu’on pourrait traduire par cet axiome poétique : « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve. » (Hölderlin) À condition que « ce qui sauve » ne prenne pas la figure d’un homme providentiel. Sur ce point, le conférencier avait réservé un traitement décapant au projet « Atlantropa », datant des années 1920, de l’architecte allemand Herman Sörgel, aussi délirant que celui d’Elon Musk visant à coloniser et à terraformer la planète Mars. La troupe invite à prendre au pied de la lettre cette métaphore : « Il faut ouvrir d’autres portes. » C’est ici que se produit rien de moins qu’un coup de théâtre. En effet, l’équation qui avait tant occupé l’attention jusque-là, il se trouve : 1. qu’elle est totalement hors-sol, comme si on pouvait mathématiser le vivant ou enfermer l’avenir dans une formule ; 2. qu’elle restreint considérablement le nombre de facteurs qui permettraient de diminuer les émissions de CO2 ; 3. qu’elle relève donc, plus ou moins consciemment, d’un choix politique de la part du scientifique qui en est à l’origine. Il faut chercher et ouvrir de nouvelles portes – peut-être en dehors du cadre imposé par le « capitalisme », puisque celui-ci est nommé dans ce spectacle pour ce qu’il est. Rire, étonnement, peur, désespoir, espoir, réflexion…, on expérimente chaque affect. Via un didactisme assumé mais jamais surplombant ou condescendant, le courant passe, quelque chose se transmet qui n’est pas réductible à un stock d’informations et de données sélectionné dans les rapports des experts, ni même à l’énoncé des problématiques et des dilemmes que nous avons à trancher, mais qui touche à la manière même de les poser et qui encourage à élargir les perspectives. C’est in fine le geste le plus rassérénant de cette tragi-comédie d’une pensée (en) alerte qui s’ancre dans un plateau tant théâtral que terrestre.