L’archéologue et l’architecte : l’IMEC au fond
Le cumul est comme la constitution d’un stock, il n’est pas le contraire de la rareté, mais un effet de cette même rareté.
Gilles Deleuze, Le Nouvel archiviste, Fata Morgana, 1972, p. 16
Au lieu de l’abbaye d’Ardenne, l’Institut Mémoires Edition Contemporaine concentre de nombreux fonds d’archives. Notamment des archives de théâtre dont la diversité est fascinante. L’occasion nous a été donnée de les consulter. Et nous avons cru y percevoir, comme le dit Olivier Corpet le Directeur et fondateur de cet institut, le chuchotement des archives entre elles.
NOTES PRELIMINAIRES
Qui consulte les fonds de théâtre de l’Imec [[L’Imec vient de publier aux éditions du même nom le Répertoire des collections. Un ouvrage qui fait état de tous les fonds déposés à Ardenne.
]] est contemporain d’une histoire du théâtre de la fin du XIX au XXI siècle. Un territoire privilégié s’offre ainsi au chercheur. Pas un lieu de culte, mais un espace où l’archive -pièce documentaire avant toute chose- permet d’interroger l’agencement de l’histoire et les dispositifs qui la réfléchissent. L’analyse de l’archive : son examen critique, suppose alors trois étapes où, explique Michel de Certeau, le chercheur peut adopter une stratégie qui l’oblige à distinguer la phase documentaire de la phase explicative qui précède la phase représentative de mise en forme de celle-ci. Mon exposé s’inscrira dans cette perspective.
Par ailleurs, devant cet ensemble labyrinthique, si une approche génétique était envisageable au regard de la densité des documents étudiés, notre propos essaiera plutôt de montrer la complémentarité et la continuité qu’il y a entre les archives. Dès lors, si les fonds se présentent comme des îlots qui peuvent être abordés indépendamment les uns des autres, nous avons choisi de les considérer comme un archipel où chacun d’eux, s’il est reconnu pour sa topographie propre et ses différentes strates, n’est en aucune manière étranger à l’ensemble dans lequel il prend forme et fait sens.
Cette approche imposait une sélection qui peut nuire à la représentation de la diversité des fonds. En fait, la possibilité du choix révèle que la lecture des archives est ouverte. Ce que nous livrerons n’est donc rien moins qu’une petite histoire du théâtre. Moins une réécriture qu’une lecture qui se fonde sur l’archive. C’est-à-dire des informations publiques/privées qui forment un jeu de relations, des phrases éparses que l’archive associe et constitue en discours, des documents qui renvoient bien sûr à leurs auteurs mais aussi à des espaces communs nés du théâtre, un assemblage de matériaux qui revient d’un fonds à l’autre sous d’autres angles, d’autres légendes, annoté de graphes différents…
Toutes choses qui font du chercheur « un nouvel archiviste » : un archéologue et un architecte qui, dans une réciprocité indépassable, à partir des fouilles de l’un et des plans de l’autre, reconstituent une histoire et en saisissent les répétitions à des échelles que seules les archives rendent possibles.
L’ARCHEOLOGUE
Avouons-le, devant l’archive, le regard et le touché sont éprouvés par la matière plurielle des supports[[ Nous ne pouvons tout développer. Selon les époques, les archives sont composées de nombreuses photos, films, cassettes, enregistrements, disquettes… Sur la nature des archives papier, il est impossible aussi de souligner la diversité des cahiers, carnets, programmes, journaux, revues, articles… Une sélection s’imposait. Chaque fonds sera signalé par l’utilisation d’un caractère gras. Et pas un nom propre ou patronyme de cet article n’est étranger aux fonds. C’est la seule règle.
]] Les formats et les grains du papier qui ont pour nom chine, hollande, japon, vélin, kraft, papier collant, carbone, buvard, calque, cristal, sulfurisé… accentuent le rapport entretenu au temps. Temporalité du papier qui n’est pas étrangère aux pratiques éditoriales où les feuillets légers d’un article ou d’un manuscrit accompagnent un bristol plus rigide : une carte de visite glissée dans une enveloppe, ou la couverture glacée d’une carte postale. Emploi du papier respecté recueillant les caractères dans la presse, ou détourné parce qu’il sert à protéger une photo, une plaque de verre ; à empaqueter une liasse d’imprimés ou qu’il a été découpé puis recollé comme c’est le cas pour les articles de journaux ou ces rectangles ajoutés aux marges d’un livre en cours. De la même manière, les graisses d’encre retiennent l’attention. Elles racontent, du siècle dernier à aujourd’hui, en passant par la clandestinité observée par les écrivains engagés, d’où qu’ils aient été, une histoire de l’impression de la linotypie au flashage, du dessin exécuté pour la presse qui dépose une poussière grisée sur les doigts, à la photo de revue en polychromie qui reste intacte. Parfois, un même fonds souligne ces mutations. À travers ces transformations techniques, on distingue ainsi la carrière d’un acteur qui, reconnu, voit son visage conservé par le biais d’une photo, quand ses partenaires sont promis à une disparition liée au lent effacement de l’encre qui réfléchit, finalement, leur anonymat.
Et de constater que le papier, sous toutes ses formes, sera le support privilégié de l’archive. Précieux par son contenu, employé de façon inattendue, parfois sans intérêt, il revient sous maintes variétés liées à son emploi. Dépliant touristique, ticket de métro, billet de train et d’avion, jeu de cartes postales, plan d’une ville, lot de lettres rangées, invitation, affiche, programme, correspondance de travail et courriers amicaux, agenda… Un inventaire à la Perec qui grossit de l’inévitable convocation, du formulaire administratif, du procès-verbal, de l’entête du papier officiel, du livret et du bulletin scolaire, de l’album de photo de famille, de la carte d’adhérent, du livre dédicacé, de l’ouvrage personnel de la bibliothèque, du diplôme, du mémoire et du rapport de soutenance, de la lettre de recommandation, des notes de cours, des cahiers d’écoliers, d’une photo (qui est la version imprimée de la diapo, de la planche contact, de la plaque de verre, du négatif, du film, de l’esquisse et du croquis), de l’entretien retranscrit enroulé avec élastique autour de cassettes audio, de l’imprimé qui révèle le contenu de toute disquette, du brouillon…
Pour autant, ces premiers indices ne disent pas les pratiques singulières. L’affection d’un tel pour les pages quadrillées, les montages, le goût de la page blanche –expression ambiguë renvoyant à la page vierge qui ne fait pas oublier les couleurs qu’elle peut prendre– et le plaisir de certains à protéger ce papier, c’est selon, dans une chemise cartonnée, un cartable en cuir, un fichier de bois, une petite valise métallique, un porte-document, une pochette plastifiée…
Cet ensemble de signes privés rend compte de façon plus ou moins énigmatique de vies publiques qui furent d’abord l’histoire de destinées personnelles. Vie en noir et blanc ou en couleurs consacrée à la recherche, à la création, à la lecture et à l’écriture obéissant à des pratiques de collectionneur, d’inventeur, d’ingénieur et de bricoleur. Le théâtre qui s’est imposé à eux, auquel ils ont contribué, qu’ils ont parfois agencé en en renouvelant les enjeux et en en dégageant la pertinence, et dont ils sont les représentants. L’archive montre alors –en même temps qu’elle souligne des périodes– des modes de vie nomade ou sédentaire, propres aux migrateurs et aux aventuriers, propice à la formation de groupes ou de solitudes… Figures endossées alternativement par les uns et les autres qui renvoient à des lieux et à des rencontres, à des plateaux de théâtre, à des festivals, des hôtels occupés le temps d’une conférence ou à des retraites à la campagne, à des cités symboliques, à une université, à une adresse, un café… Dans l’attraction de ces villes et de ces pays où les langues se mêlent, là où une esthétique et une pratique ont permis au théâtre d’être distingué, les uns et les autres se sont nourris de ces horizons et de ces va et vient. L’archive en restitue la trace et les parcours.
À une autre échelle, s’arrêtant sur le contenu de ces documents –l’angle de vue d’une photo, la symbolique d’une carte postale, la préférence pour un timbre, la prédilection pour un format de papier, une encre ou une couleur, une manière d’écrire ou d’annoter, une bulle sur une lettre…– le regard s’ouvre à des pratiques intimes. La pièce documentaire souligne une manière de voir perceptible dans les écrits. Un art de penser lisible dans les phases successives de la construction d’un plan de travail. Une pratique d’écriture qui, distante des contraintes et de la rigidité, use du trait libéré : le raturé, le souligné, le biffé, l’encadré et l’entouré, le grossi et le disproportionné… Soit autant de manifestations de l’important et du déchu, du supérieur et de l’exclu, du retenu parfois abandonné. Un geste qui n’est jamais neutre. Qui, chez le metteur en scène, renseigne sur sa façon de se frotter au texte, aux idées et aux pensées. Cette manière que l’écriture a de chercher sa place sur une page, à l’ombre d’un grand texte, dans ses lignes ou dans sa marge. Et qui, chez l’intellectuel, fonctionne comme les tiroirs d’un secrétaire où s’affirment la rigueur d’une idée et la nécessité d’une correction.
En cela, aucune des archives n’est étrangère aux évolutions du théâtre. Chaque fonds constitue un détail nécessaire à la compréhension d’un mécanisme historique qui recouvre un intérêt chronologique, mais permet surtout de distinguer les enjeux poétiques, politiques et idéologiques inhérents à la pratique du théâtre. À cet endroit, la matière des fonds renseigne encore sur la manière dont les « acteurs » du théâtre sauront s’affranchir des modes éditoriales, se libérer des contraintes, se soustraire à la critique, se trouver de nouveaux espaces, se dégager de nouvelles marges… ou, au contraire se résigneront à servir un ordre et un jeu social. Le lieu des archives n’est jamais consensuel.
L’ARCHITECTE
Devant cette concentration de matériaux dispersés, les archives offrent donc un ensemble homogène où, si le détail professionnel et amical des fonds d’auteurs[[ « Auteur » est à prendre au sens large et désigne aussi bien l’acteur, le metteur en scène, l’écrivain, le critique, le scénographe, l’universitaire que le chercheur.
]] et d’éditeurs recouvre un intérêt central, c’est aussi la récurrence, la constance et la persistance de documents (parfois identiques ou analysés différemment) qui forment un espace de signification.
Les fonds sont ainsi liés entre eux par de multiples patronymes qui, s’ils ne se confondent pas aux archives originales des auteurs, en constituent le ciment. À commencer par les cotisants du Syndicat et Association des journalistes (Robert Abirached, Georges Banu…). Miroir de l’activité théâtrale, cette critique (journalistique ou universitaire, de radio, de revue ou d’édition savante) fait non seulement écho à l’histoire de la représentation, mais elle est aussi un espace encyclopédique, parfois informel. À côté des fonds Esprit et Jean-Marie Domenach, Critique et Jean Piel, Théâtre populaire et Roland Barthes ainsi que Bernard Dort ou, pour la radio, Moussa Abadi avec « Images et visages du théâtre aujourd’hui » ainsi que « Le Masque et la Plume » ou encore « Graines de Drame » voulus par Jean Tardieu, on trouve un nombre considérable d’exemplaires[[Nous avons croisé des exemplaires de : La Revue théâtrale éditée par Bordas, celle des Deux mondes, Teatret teori og teknikk, interscena, Rebelote, Das Wort dirigé par Brecht, la revue du TEP, Europe fondé par Romain Gary, Action, Empreintes, The Mask, VH 101, Littérature/science/idéologie, la Revue (éditée par Aubervilliers), Théâtre et université, La Table ronde, Etudes, Les Lettres Nouvelles, Communications, Tel quel, la Revue d’histoire littéraire de la France, Change, Esthétique, Acteurs, Verve, La Nouvelle Revue Française, Dialogues, Les Temps modernes, Les Cahiers de la Maison Jean Vilar, Les Cahiers littéraires de l’ORTF, Les Cahiers de la comédie de l’Est, Existences, Conferencia, Les Annales, La Pensée, les Cahiers Renaud Barrault, Envol, Lire, Panorama, Perspective du théâtre, l’avant scène, Atlantiques, French Review, Le Magazine littéraire, Paraboles, Les Cahiers de Louvain, Les Cahiers de Varsovie, Obliques, Politis, Les Cahiers de la république, Démocratie nouvelle, Loisir, Art Press, Esprit, Travail Théâtral, Théâtre/Public, La Revue d’Histoire du Théâtre, Démocratie nouvelle, Révolution, Le Libertaire, Carrefour, Comoedia, Le Monde Dimanche, Les Lettres-Françaises, L’Observateur littéraire, Candide, Le Quotidien, Beaux-arts, Les Cahiers du Chemin, Le Nouvel Observateur, France Observateur, Forces Nouvelles, L’Express, les Nouvelles littéraires, Ce Soir, Combat, La Gerbe, Libération, Le Monde, Le Figaro…
]]de revues et de journaux isolés et conservés. Signe d’une activité théâtrale d’horizons et de pays distincts, ces numéros égarés constituent des traces rares qui mettent sur la voie d’un parcours artistique ou d’une recherche, mais également précisent une histoire dans l’Histoire… On prêtera particulièrement attention à ces archives qui sont souvent le lieu d’écrits ponctuels et singuliers à la marge des œuvres. C’est là que le dialogue de cette « communauté théâtrale » a pris forme et qu’apparaissent les premières signatures de « jeunes » auteurs à qui plus tard on confiera une rubrique, la direction d’un numéro dont ils seront le maître d’œuvre ou le centre.
Disons aussi que ces archives se confondent avec l’histoire de la presse (principalement écrite) et renseignent sur la place du théâtre qui, de centrale, est devenue périphérique et se retranche désormais au sein des institutions théâtrales ou universitaires pour trouver une expression éditoriale. La question de l’espace est donc déterminante et renvoie à la visibilité du théâtre. En cela, les archives montrent qu’à côté de ces supports écrits, le théâtre s’est fait –se fera– toujours dans des lieux que certains conservent précieusement.
Le fonds Denis Bablet est à ce titre l’un des plus fascinant. Directeur de recherche au CNRS, son intérêt pour la scénographie l’a conduit à archiver ces espaces photographiés et vidéographiés où se mêlent les villes et les décors, de l’antiquité au théâtre polonais, de Josef Svoboda au Théâtre National de Prague, de Craig au Théâtre Royal de Londres, de Kantor à la Cricothèque rue Kanonicza à Cracovie, des Pitoëff dans la salle communale de Plaimpalais à Genève, de Brecht jouant dans la rue une Moritat avec Karl Valentin à Munich dans les années 20, de la Freie Volksbühne, du Berliner Ensemble, du théâtre de la Commune d’Aubervilliers, du Théâtre national Belge de Bruxelles à l’occasion de la mise en scène d’Hamlet par Krejca en 1965, du Théâtre Maison de la culture de Seine Saint-Denis en 1983 avec l’ami Mehmet Ulusoy… Articuler l’image et le conceptuel fut un programme de recherche à part entière.
Villes réelles objets de fiction, architectures théâtrales subordonnées à des enjeux esthétiques, espaces scéniques dévolus à la pratique d’un genre, festivals de rue, université, cabaret…, tous liés, ont parfois fait l’objet d’études et de livres. D’un fonds à l’autre, le chercheur voyage à mesure qu’il consulte les archives et s’embarque dans des courriers. Au propre comme au figuré, il revient sur ses pas et modifie son savoir.
Il s’étonne que les travaux de l’ethnopsychiatre Georges Devereux sur la tragédie et la mythologie grecque soient trop souvent délaissés. Barthes les prit-il en compte, quand il écrivait son article « Sur une représentation moderne d’Œdipe » ? Que penser de la Sphinx et de Jocaste toutes deux incestueuses et épouses de leurs propres fils ? L’histoire s’écrivant en excluant certains aspects, les représentations de la gardienne de Thèbes s’appauvrissent : son cannibalisme est commenté, sa sexualité oubliée. Devereux, encore, qui fouille méticuleusement l’histoire de la Grèce archaïque non pas dans la perspective d’une lecture sociohistorique, mais plutôt pour révéler la complexité de ces figures légendaires récurrentes à la scène. Rares seront les acteurs, les scénographes, les metteurs en scène, les écrivains, les critiques et les universitaires qui ne s’affronteront pas, au moins une fois à ces mythes anciens, copiés et réécrits par les classiques et renouvelés par les contemporains. Que l’on songe à Antoine Vitez qui, en 1971, à Ivry, propose Andromaque à une classe de 3ème comme si c’était un Lehrstück ; à Didier Georges Gabily qui écrira ses Gibiers du temps ; au Thésée de Chaillot en 1958 joué par Alain Cuny (divinisé déjà par la critique) et Maria Casarés qui seront l’objet d’une critique de Lucien Goldmann. Que l’on pense à Koltès qui, regardant celle que la presse appellera la Reine Lear et jouera aussi Médée, lui donnera l’envie du théâtre et lui inspirera le personnage de Cécile dans Quai Ouest qu’elle interprétera à Nanterre, en 1986, dans la mise en scène de Chéreau. Qu’il découvre les notes de cours d’Henri Berr sur ces chef-d’œuvres et son souci de rappeler que Racine fut influencé par Virgile. Aux disques enregistrés chez Bordas de Horace, Polyeucte… ou relise le numéro spécial de la revue Esprit de mai 1965 où Domenach écrira sur « la résurrection du tragique » et remerciera Lindon de son aide précieuse concernant Beckett. Numéro auquel fera écho celui de 1987 où l’infra-tragique viendra ponctuer une histoire du théâtre. Deux numéros dont les sommaires se lisent comme une synthèse des grands courants théâtraux du XXème siècle : sa « planétarisation », avec leurs chefs de file, leurs troupes et leurs compagnies, leurs publics. Chaque fonds restitue le détail de ces enjeux où le nom de Brecht semble la matrice d’un théâtre populaire et politique, quand celui de Beckett induit une autre voie que Bataille, dans Critique (n°48, 1951) titre « Le Silence de Molloy », après qu’il a écrit « La mère tragédie, le voyage en Grèce » en 1937.
Dans cette odyssée où le tragique s’est détaché de la tragédie, la planète[[Le mot vient encore quand l’édition du Monde du 27 mai 1993 propose le dessin de la constellation des auteurs qui gravitent autour de Beckett, d’après une enquête de Valérie Villégié.
]]théâtre s’est affranchie de sa gravité hellénique. D’autres « centres » se dessinent et autour d’eux apparaissent de nouvelles constellations dans l’attraction desquelles se forment de nouveaux cercles.
Autour du Piccolo Teatro (fondé en 1947), Louis Althusser et Dort – que Barthes qualifie en 1971 de « savant et de combattant du théâtre »– se rejoignent pour parler du brechtisme de Strehler et Grassi pour Goldoni. C’est la suite d’une conversation née en1958 alors que Dort, à l’ouvrage sur Corneille, partageait nombre de points de vue sur le livre du « Caïman » consacré à Montesquieu. Brecht les réunit, mais au-delà de celui qui pensait écrire un anti-Godot, pour la conscience spectatrice de l’un et de l’autre, c’est l’idée que les personnages brechtiens sont « des hommes complets, engagés dans la vie, dans le monde »[[Bernard Dort, « La Leçon », Cité Panorama, Janvier 1959. L’article oppose le personnage beckettien au personnage brechtien.
]]. Perspective sans doute partagée par Jean-Michel Palmier qui aura fait la critique de L’Opéra de quat’sous de Strehler et qui, au prétexte, en rappelle le titre initial « La Canaille ». Pièce dont Ernst Bloch, avec lequel il dialogue, estimait que la Chanson de Jenny devait être l’hymne national de l’Allemagne. Palmier qui, se promenant dans Berlin, prend soin de photographier le clocheton de l’enseigne cerclée du Berliner. Signe d’une fascination qui durera une vie, les travaux de Palmier sont essentiels pour qui veut apprendre sur l’expressionnisme, l’exil des intellectuels allemands, l’influence du Bauhaus, l’esthétique kitch nazi, l’importance de Piscator et la vie théâtrale périphérique à l’histoire de Weimar, qu’elle se tienne dans les grands théâtres ou à Sanary, près de Toulon, au café de la Marine. Là où Brecht, guitare en main, jouait comme dans les bars de Munich. Fonds passionnant où, à côté d’une photo avec Maria Piscator devant la fondation Piscator à New York où s’était réfugié Grozs qui réalisa les caricatures du brave Soldat Schweyk, on trouve nombre de documents concernant le théâtre d’ici et d’ailleurs puisque la vie de Palmier est une archive. Qu’il raconte une anecdote précisant les conditions de sa rencontre avec Ko Mirobuschi -le maître du Butoh- à Tokyo, en 1981, à une table du cabaret Lotus ; qu’il confie que c’est à son collègue Duvignaud qu’il doit d’avoir écrit un livre sur Berlin débarrassé de la théorie ; qu’il corresponde avec Aniouta Pitoëff, qu’il s’emploie à conserver toutes les traces du Mephisto de Klaus Mann mis en scène par Mnouchkine à la Cartoucherie ; qu’il conserve un livre de Paul Virilio sur le sens et l’architecture des bunkers, se passionne pour les promenades de Baudelaire qui inspirent aussi bien Dubillard que Béjart ou conserve soigneusement les coupures de presse souvent hostile au Concile d’amour d’Oscar Panizza défendu dès 1919 par Kurt Tucholsky[[Ce dernier souhaitait que la pièce soit jouée en signe d’abolition de la censure au lendemain de la chute de l’empire et que Max Pallenberg joue le rôle de Dieu, lui qui s’était illustré dans le Schweyk de Piscator.
]] mis en scène par Lavelli et publié plus tard par Pauvert en 1969. Goût de la provocation et de la liberté chez l’éditeur et chez l’argentin qui cultivent des affinités avec son compatriote Raul Damonte dit Copi, publié par Christian Bourgois, dont l’une des œuvres, Madame Lucienne, rassemble la communauté hispanisante Casarés, Copi, Lavelli.
À l’évidence, il n’est de limites aux fonds.
Brecht, bien sûr, en est un symptôme même si Cuny s’en désole « Brecht, Brecht, Brecht, ils sont ivres de lui ». Et de le retrouver encore dans le dessin de Yannis Kokkos adressé au dos d’une carte postale à l’effigie de Victor Hugo début janvier 1990. Un clin d’œil du scénographe[[Un ciel étoilé encadre une faucille et un marteau lorgnés par un savant à lunette.]] à La Vie de Galilée, dernière mise en scène de Vitez à quelques mois de sa mort, le 30 avril 1990. De le trouver dans la correspondance qui lia Guy Dumur (préfacier de la première édition de L’Espace vide de Brook) à Barthes, alias « Babar », quand Jean Duvignaud qui écrira que « le théâtre, c’est bien plus que le théâtre » (qui fut le professeur de Gabily à Tours) lui donne rendez-vous aux Deux Magots, etc.
Pour autant l’histoire du théâtre n’est pas réductible, loin s’en faut, à cette figure autour de laquelle s’articule, pour une part, la pensée sur le théâtre. En arpenteur curieux, le chercheur ouvre d’autres boîtes, remarque que la critique d’Abirached de L’Héritier de village, mis en scène à Sartrouville en 1966, souligne encore la brechtisation du geste de Chéreau, en cela bien étranger au travail de Michel Deguy. Il se souvient que cette pièce sera accueillie en 1973, à la Comédie de Caen née de la volonté de Jo Tréhard auquel Michel Dubois succèdera. Il repère dans le fonds Adamov le livre de David Bradby. Un ouvrage capital qui recense tout ce qu’a écrit le traducteur de Strindberg, tout ce qui s’est écrit sur l’un des auteurs majeurs de l’Arche. Adamov dont s’éloignera Jacques Audiberti au moment de Paolo-Paoli mis en scène par Planchon en 1957 ; alors que Maréchal, qui lui succèdera au Théâtre des Marronniers, honorera l’auteur du Cavalier seul en 1963.
La guerre d’Algérie, depuis les événements de Constantine en 1945 est là. Les signataires du Manifeste des 121 se heurtent à l’autorité et à la censure. En 1959, l’Etat, soucieux de prévenir tout débat sur le nucléaire militaire, interdit à Vilar de monter au TNP Le Drame de Fukuryu-Maru de Cousin. En 1960, Marguerite Duras s’interroge sur les raisons du silence du président Audiberti qui ne l’invite plus aux réunions de la commission consultative du cinéma dont elle est membre. La même année, Dort, suspendu avec 1/4 de son traitement évoque le début d’une « chasse aux sorcières ». La Guerre : la grande, la seconde, les coloniales et la froide, génère son lot de pièces de guerre (diraient Bond et Françon) documentaire et métaphorique.
Yacine « l’errant », soutenu par Albert Béguin, publiera Le Cadavre encerclé dans la collection Esprit, au Seuil de 54 à 55. Jean-Marie Serreau l’aura mise en scène en 1959 au Théâtre de Lutèce et se le verra reprocher par Oudard critique au quotidien Carrefour qui interdit cette « pièce fellaga à Paris ». Lindon est mis en procès pour l’édition de Le Déserteur de Jean-Louis Hurst alias Maurienne. Vinaver confie à Planchon Les Coréens (d’abord titré « aujourd’hui » et aussi dans une autre version « La chanson de Belair ») joué pour la première fois au Petit Théâtre de Comédie de Lyon en 1957 dont Barthes rendra compte dans le n°23 de Théâtre Populaire de mars 57. « Babar » s’interrogera encore en avril 1959, dans Les Lettres Nouvelles sur « l’emploi du verbe être dans « L’Algérie est française » ». Weingarten publie Les Charognards, Peter Brook met en scène US, Gatti s’approprie le V, le détournant de son effet, dans V comme Vietnam, Planchon joue Dans le Vent et Peter Weiss écrit Ballade pour un fantoche lusitanien, pièce sur l’Angola… Liste incomplète et étrangère aux chronologies puisque le théâtre convoque les spectres, aussi, de Don Juan revient de Guerre de Horvath joué en 1936, de Mère Courage présenté au Deustches Theater en 1949, dans les décors de Otto Téo, de L’Instruction mis en scène par Piscator qui a confié à Schmückle le soin de faire de la scène un tribunal peuplé de mannequins inertes et pétrifiés devant un grand écran en surplomb où défilent les images des tortionnaires et des victimes d’Auschwitz… des Mains sales de Sartre, mis en scène par Pierre Valde en 1948, au Théâtre Antoine, où une photo rapproche Cuny ce « Christ » de Sartre l’« Athée ».
D’évidence, le théâtre entretient un lien consubstantiel à la guerre et à ces batailles qui parfois gagnent la salle. Les Paravents de Genet, publié d’abord chez l’Arbalète par Barbezat puis chez Gallimard, qu’offrira en 1966 Roger Blin à l’Odéon Théâtre vaudra même au Figaro des querelles internes. Quand Sennep au bas d’un dessin publié le 25 avril légende « n’êtes-vous pas gêné par ce qu’il y a de génial dans le gênant génie de Genêt ? », dans l’édition de la veille, Jean-Jacques Gautier se fendra encore d’une sotte critique qui n’aura épargné pas plus Genêt, que Cuny, Casarés,Vilar, Panizza, Beckett… Turlupin de la critique et Monsieur propre de l’orchestre, il s’égosillera un 10 février 1969 « O liberté, que de saletés on commet en ton nom ». C’est bien, semble-t-il, le seul énoncé aux accents éluardiens incompris par Gautier qui l’ait jamais guidé.
Sans doute Barrault, directeur de l’Odéon, en aura-t-il souri, alors qu’en 1958 il promettait à Georges Schéhadé de « pleurer des larmes de sang » si l’ami d’Andrée Chedid ne lui permettait pas de mettre en scène ce manifeste anti-guerrier qu’est Histoire de Vasco.
Genêt ou l’autre théâtre, objet des cours de Dort et Goldman, des commentaires de Tardieu, de Bataille[[Georges Bataille, « Jean Paul Sartre et l’impossible révolte de Jean Genêt », Critique, n°66, 1952.]] entre autres, et d’une phrase de Beckett, un 4 mars 1958, qui sort de son silence : « la nouvelle pièce de Genêt, Les Nègres, est très belle », ou d’un dialogue entre Barthes et Alain Robbe-Grillet[[Alain Robbe-Grillet, Pourquoi j’aime Barthes, éditions Bourgois, 1971
]]. Ecoutons :
RG : Le Genêt de Sartre ?
RB : Je considère pour ma part que c’est le plus beau livre de Sartre.
Robbe-Grillet ou le contemporain d’un théâtre que les éditions de Minuit portent au-delà de la pièce dialectique, distant de tout réalisme et toutefois prompte à éclairer les recoins du réel. Se profile alors le cas Beckett, l’autre « B », indépassable et comme Brecht incontournable. Et de découvrir chez Robbe-Grillet le programme du Théâtre Hébertot qui, en 1956, après le Théâtre Babylone dirigé par Jean-Marie Serreau, accueillera En Attendant Godot mis en scène par Blin, la première fois, un 5 janvier 1953. Programme à l’intérieur duquel figure le passage d’un article de R.G. sur Beckett. Article et pensée repris par Dort, à l’occasion du colloque du 8 octobre 1981, à Beaubourg où l’ex membre de Théâtre populaire écrit dans « Beckett ou rien que le théâtre » : « Je suis comme Dumur l’a rappelé un beckettien de vieille date. En Attendant Godot dans la mise en scène de Roger Blin nous avait fait découvrir ce que Robbe-Grillet avait alors appelé « un théâtre de l’être-là ». C’était rafraîchissant (…) par la suite je me suis détaché de Beckett, peut-être à cause de Brecht ». Déclaration surprenante, moins un revirement qu’une amnésie chez Dort, si on se souvient avoir lu un article de lui en mai 1953, à propos de Godot dans Les Temps Modernes : « Il est à craindre que, refusant toute action, inscrivant sa pièce dans un mythe en trompe-l’œil, Beckett ne l’ait dangereusement réduite et que, loin de nous faire découvrir l’insignifiance comme la plus profonde assise de toute vie, il n’ait acculé ses héros et son œuvre à une sorte d’insignifiance (…) n’aboutirait-elle pas à un théâtre mort ? (…) ce spectateur que Samuel Beckett oublie trop, à moins qu’il ne s’emploie à le berner ».
Jugement sans aucun doute moins méprisant que celui de Claude Sarraute au Nouvel Observateur aveugle à la naissance de ce que Bernard Pingaud intitulera « Beckett le précurseur »[[Publié d’abord dans Les Temps Modernes, cet article servira de post-face à l’édition de Molloy au Livre de poche, collection 10/18 chez Plon.
]], mais tout aussi insolite quand on se souvient que les rédacteurs d’Esprit, dès 1949, s’interrogeaient sur les premières manifestations d’un « théâtre moderne » où Brecht comme Beckett se côtoyaient dans le sommaire. Avis d’autant plus étrange chez Dort, que Brecht comme Beckett ont participé, chacun à leur manière, à la naissance d’un nouveau public initié à une dramaturgie étrangère au schéma aristotélicien où la « distanciation » peut être considérée comme un humus commun aux deux B.
Le chercheur comprend que la consultation des archives, si elle génère l’éclaircissement, produit parfois aussi de la confusion. Il pense qu’il lui faudra vérifier l’influence d’Emmanuel Bove sur Beckett et Sartre, quand en 1964, Louis Chavanne insinue que le fondateur des Temps Modernes et l’auteur de La Nausée se serait « inspiré » du roman Mes Amis. Il redouble d’attention quand Beckett recommande en 1977, dans le Journal Savoie-Leman, la lecture de Bove. Aveu ou reconnaissance qui complète l’article de Jacques Sternberg, pour Le Magazine Littéraire en décembre 1977, « Le moi Littéraire », où il rappelle que pour Topor « Bove annonçait à ses yeux la littérature morne et magique de Beckett ». Bove ou le troisième « B » encore associé à Beckett chez Paul Morelle, auteur d’un papier[[Le Monde, 3 décembre 1977.
]] titré « Avez-vous lu Emmanuel Bove » immédiatement sous titré « En Attendant Beckett ». Dans cette perspective, il se promet d’écouter les émissions consacrées à Bove par Peter Handke (son traducteur) et de regarder le fonds Colette qui fit publier son premier livre.
Il s’impose aussi de ne pas recourir aux archives comme à des pièces servant à la création d’un hypothétique tribunal. Bien au contraire, le savoir qu’il acquiert lui impose de réfléchir sur les barrières et les limites fictives de l’histoire littéraire et dramatique. L’hommage de Brecht à Georg Kaiser, de ce point de vue, n’est pas différent de celui de Beckett à Bove. La volte-face de Dort vis-à-vis de Beckett vaut vraisemblablement pour une pensée en mouvement. L’adaptation d’Hésiode « Les travaux et les jours », mis en scène en août 1941 par Jean Vilar qui exalte le travail et les champs, est plus complexe que le rapprochement que l’on pourrait en faire du programme du Maréchal… Seule la précision du livre de Serge Added, Le Théâtre en France dans les années Vichy, 1940-1944, le laisse sans voix. Pour le reste, il sait depuis longtemps que le théâtre génère des mouvements de révoltes et qu’en cela Artaud avait raison de l’encourager chez Prevel.
Au nom du premier, il se rappelle l’importance que Prieur et Mordillat prêteront à Momo, mais bien plus encore de la voix de l’acteur Cuny, à la MC 93 de Bobigny en novembre 1986, qui lira Derrida, Barthes, Deleuze, Bataille… et pointera ainsi le rapport que le théâtre entretient depuis longtemps avec la philosophie. Cuny comparé à Artaud par François Régis Bastide dans Les Nouvelles Littéraires un 5 mars 1970 : « On dirait qu’il invente, qu’il recherche (…) broyant sa folie dans ses maxillaires (…) comme Artaud qui dirait « les pieds et les poings, c’est ma philosophie ». Cuny qui, dès 1962, citait Le Pèze nerfs « un acteur on le voit comme à travers des cristaux », renvoyant toute définition de son métier à un horizon sans fin. D’évidence, à côté de Brecht et de Beckett, Artaud aura influencé la pratique du théâtre et en aura modifié les fondements qui permettront, entre autres, à Grotowski et à Vassiliev (édité chez pol) de cheminer d’autres voies.
C’est aussi ce spectre qui hante le théâtre et dont le fonds Michelle Kokosovski, inextricablement liée à celui de l’Académie Expérimentale des Théâtres, en montre les divers reflets sonores, graphiques, iconographiques, photographiques et filmiques. Grüber, Müller, Brook, Kantor, Littelwood, Cieslak, Merlin, Stein, Garcia, Wilson, Lassalle…. Que de noms auxquels font écho leurs travaux.
Fonds rares par la nature des documents qui y sont déposés qui, du festival du C.U.I.F.E.R.D de Nancy, en passant par le Théâtre Laboratoire de Wroclav de Grotowski puis à Pontedera, mais aussi la communauté d’une profession de la scène européenne et intercontinentale, des années 50 au début du XXIème siècle, délivrent leur flot de témoignages intimes et publics. Là, il faut imaginer une « Cité des théâtres » organisée au gré des enseignements, des pratiques, des réalisations, des rencontres, des expériences… où la constitution d’une archive n’est pas un acte testamentaire, mais la matière première d’un documentaire à écrire. Projet imaginable à partir des fonds de l’Imec qui forment véritablement un abécédaire aux entrées multiples où les noms de lieux, de personnes, de livres, de mises en scène, d’éditeurs… sont les petits mécanismes vivants du mouvement de l’histoire du théâtre.
Et d’apprendre que Jean-Luc Lagarce comme Valère Novarina viennent récemment de rejoindre l’Abbaye d’Ardenne, promettant à ce lieu de mémoire d’être sans fin.