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Le suicidé mis en pièce – L'!NSENSÉ
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Le suicidé mis en pièce

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Il est un peu plus de 22H00, dans la carrière de Boulbon, quand commence la première de Le Suicidé qui durera 2H30. Une pièce de Nicolas Erdman, écrite en 1928, après un premier succès Le Mandat produit peu avant. Patrick Pineau, le metteur en scène, revient ainsi au Festival d’Avignon, après la cour d’Honneur du Palais des Papes qu’il occupa en 2004, avec Peer Gynt : une autre épopée si l’on veut bien considérer que celle de Sémione Sémionovitch Podsékalnikov (interprété par Patrick Pineau lui-même) tient lieu d’un récit épique aux accents étonnamment clownesques et bien trop souvent caricaturaux…
Des suicidés Sémione, Essenine et les autres…
« Je suis un dilettante en ce domaine » répondait Staline à la demande de Constantin Stanislavski d’autoriser les répétitions du Suicidé, pièce qu’avait commandée Vsevolod Meyerhold à Erdman, aux alentours des années 1930. La pièce ne sera jamais mise en scène, censurée par le REPERTKOM qui oeuvrait sous la houlette du RAPP (association russe des écrivains prolétariens), à écarter les « déviants » : l’avant-garde de la fin du XIXème siècle. Ceux qui, participant aux mouvements futuristes ou constructivistes, produisaient un art en réponse à « l’art bonasse » des bourgeois, dirait Badiou. Mais l’époque a changé, les purges de 32 seront terribles, la dékoulakisation ira son train : déportations et exécutions des grands propriétaires, des intellectuels aussi et de tous les « russes » qui n’épousent pas le réalisme socialiste. Fin 37, un homme nouveau est né : l’homo sovieticus. Le « boudetlianine » est arrivé, comprenez « l’homme de l’avenir ».
Erdman, trop proche de l’Ecole des imagistes de Sergueï Essenine (poète suicidé ou assassiné alors qu’il a écrit : « Non, non, non, je ne veux pas mourir »), verra ainsi Le suicidé – Samoubjica en russe – censuré en 1932 au motif qu’elle est « politiquement fausse et extrêmement réactionnaire ». Déporté trois ans en Sibérie, il ne reviendra jamais au théâtre, mais sera distingué à maintes reprises, pour ses scenarii, par le prix Joseph Staline : petit père des peuples de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques.
Le Suicidé, en ces pages, n’ignore rien de toute cette histoire même si les détails cruels, au regard de la chronologie, ne peuvent être connus par Erdman qui, au prétexte sans doute d’une satire, peint une autre fresque, en limite d’un absurde qui se fonde sur un saucisson.
Du Saucisson à la Pravda
Le Suicidé ou l’histoire d’un saucisson de foie… est ainsi le motif sur lequel s’ébranle la machine caustique d’Erdman. Et la scène conjugale et nocturne, autour de ce qui est aux yeux des russes, comme des soviétiques, un aliment fondamental de l’art culinaire au même titre que la Vodka, les champignons ou les cornichons, n’est rien moins qu’amusante. Motif ridicule de départ donc, et imbroglio par la suite puisque la conversation entre Sémione et sa femme Maria Loukianovna nourrira une rumeur qui veut que le chômeur Sémione veuille se suicider. Se suicider pour un saucisson, certes, mais surtout parce que sans emploi, vivant au crochet de sa femme et de sa belle-mère, il n’accepte plus d’être dans l’absence de reconnaissance sociale, refuse d’être dans l’assistance ou de figurer un poids mort dans le mouvement d’une histoire qui édifie le socialisme au-dessus de toutes les autres transcendances. Et cette fiction qui ne concerne que les affres d’un foyer, et n’est d’aucune manière un événement qui devrait contrarier le cours de l’Histoire, devient sous la patte d’Erdman une affaire nationale. Le leitmotiv d’une saga tumultueuse et folle où, la rumeur agissant, toutes les figures d’un monde en mutation voient dans le geste de Sémione un acte de résistance. Sur ce quiproquo, Sémione est alors démarché par tous les voisins de son quartier, d’ailleurs et de plus loin, qui lui demandent de faire don de son suicide pour une cause qui excède la sienne. Dans ce destin qui semble s’écrire sans lui, Sémione le résistant, verra ainsi passer à son chevet le voisin, la romantique évaporée, l’intellectuel mis au ban, « l’homme de l’avenir » en uniforme, le pope clandestin, un orchestre tzigane… qui tous, représentants de commerce d’autres pensées et d’intérêts privés, tenteront de payer de sa mort leurs propres intérêts.
Au point que le Suicidé est, au terme de la pièce, un rendez-vous avec une mort organisée. Un horaire : midi. Un banquet, en guise d’adieu. Une communauté soudée autour de celui qu’elle expédie dans le monde à l’envers. Et, last but not least, un suicidé qui voudrait vivre, ne se résigne pas à se sacrifier et à mourir. Soit un coup de théâtre, pour un monde qui croyait encore que l’homme pouvait avoir définitivement abandonné tout discernement, tout jugement logique, tout rapport à soi. Soit, un frère lointain de Peer Gynt où « être soi-même » se découvre au long d’une épopée faite de rebondissements comiques, de phrases de bon sens qui font mouches et rire. Histoire drôle ou presque, si un voisin (et il faut entendre ce mot, ce voisinage qui dit le cousinage de pensée) ne se suicidait vraiment lui, pour tous les motifs qui feront que Sémione se détournera de ce projet.
Cruelle vérité que cette issue finale où un personnage, absent tout au long de cette épopée, renvoie les présents à un tragique indépassable. Où le comique, comme l’écrivait Heiner Müller, n’est qu’un tragique vu de dos, où le léger est la partie émergée de la profondeur. Curieuse comédie russe ou tragédie soviétique qui, écrite sur le motif d’un saucisson, nous laisse entrevoir qu’il est aussi la métaphore qui met en jeu : le partage, la pénurie… Et qu’artifice a priori dévolu au registre du risible (ici se retrouve vraisemblablement le rire appréhendé par Gogol), il n’en est pas moins, comme un grain de sable, ce qui vient à faire dérailler la comédie et la jeter dans un empirisme funèbre où la tentation de mourir (socle de toutes les tergiversations graves et drôles) est rattrapée par une mort brutale qui coupe la parole au Suicidé et fait un entendre un silence inattendu. Celui, rare, du moment où les consciences saisissent l’échelle exacte du prix d’une vie.
Le suicidé mis en pièce
C’est ce silence ou ces nuances, disons cette ponctuation finaude, qui aura manqué le plus souvent dans la mise en scène de Patrick Pineau qui semble se rattraper à la dernière seconde. Silence qui semblait faire le guet à l’ombre d’un gigantesque mur gris béton bardé de néons et appelait l’image d’un paysage sous surveillance. Silence préliminaire qui surplombait les logements bunkerisés qui serviraient à accueillir cette histoire de famille. Car tout au long de cette pièce, où la carrière de Boulbon a davantage été investie comme une piste de cirque, le groupe d’acteurs dirigé par Patrick Pineau (qui joue le rôle principal), s’installe dans le registre d’un comique excessif, parfois excédant. Non qu’il faille nier son plaisir à quelques phrases d’Erdman où le bon sens dispute à l’esprit sa verve critique. Exemple : Ce qu’un vivant peut penser, seul un mort peut le dire » ou « l’homme est une cellule ». Ce qui corrobore les pensées d’Hamlet : « Il y a quelque chose de pourri au royaume de Danemark », vers qui viendra à servir d’oraison funèbre dans ce dédale de sketchs et de saynètes que déroule Le Suicidé. Celle de l’apprentissage de l’hélicon par Sémione en reconversion et formation pour chômeur longue durée pouvait rappeler, finalement, celui de Sim et de son sketch : « je joue de l’hélicon ». Un marcel en guise de queue de pie, dans un froc de bidasse, et la tête du type qui souffle à s’essouffler, ou qui pavoise au premier son de la méthode Schulz pour apprendre la musique fera toujours sourire. Une belle-mère envahissante, en blouse à pois, et fichus sur la tête, miroir de sa femme qui prend le même chemin de rides et de travers… confirmera toujours dans l’esprit des époux trahis qu’il y a là une destin inéluctable. Une blonde platine à lunette noire du quartier voisin, copie conforme de l’américaine léopardée, au brushing laqué inaltérable et rouge à lèvre flash sera toujours regardé comme une pin up ou une poupée russe. Un intello en imperméable, casquette vissée sur la tête masquée par des lunettes à écaille et qui porte un cartable comme d’autres une trousse à outil se verra toujours comme un facteur d’idées nouvelles, recyclables et dépassées. Une femme libérée, veuve ou pas donc, fumera toujours une cigarette en agitant un porte-cigarette comme Garbo. Un homme qui trompe sa femme aura toujours un problème avec son emploi du temps et ses gesticulations, mensonges incontrôlés, etc. sont « clonables » à vie. Un motard acquis à la cause des masses et du parti aura toujours des lunettes de protection sur le front, les jambes arquées et le verbe fort du minus qui terrorise son entourage…. Un pope sera toujours un pop, reconnaissable de loin, agitant de l’encens… Un groupe Tzigane chantera comme toujours et la gomina viendra sur le cheveu des hommes en complet pendant qu’une femme gitane fera tournoyer ses bras au-dessus de sa tête… Une bande de croque-mort organisée en légion sportive, avec « survet » bleu, rompt naturellement avec l’affaissement d’un corps pris dans le deuil. De quoi s’amuser, donc, de ce ballet militaire ! De quoi rire d’un jeté de belle-mère dans un décor d’appartement exigu où l’espace offert tient plus d’une canadienne que d’un espace à vivre.
Et le comique naîtra de ces silhouettes et de ces spectres réalistes. Il naîtra de la confusion qui gagne cette assemblée quand elle se retrouve autour d’un chariot métamorphosé en table de banquet. Image tchekovienne lointaine. Il naîtra des médiations sur l’élasticité du temps, à côté d’un sourd muet, d’un Sémione philosophant sur la « seconde », le « tic » et le « tac », le « chien » du pistolet et finalement sur « l’homme ». Le prévisible du risible se trouvant exactement dans la formule répétée « abordons « la/le … » sous l’angle philosophique ». Démonstration poussée aux limites de la logique naïve et répétitions garantissent le rire. Tout comme la contorsion, la course à l’échalote ou la déambulation incongrue… ont toujours amusé celui qui regarde et y retrouve une situation d’inconfort, de frousse : un souvenir pris à quelques vécus ou fictions. Lorgnant du côté du cinéma burlesque aux meilleurs endroits, rattrapé par l’esthétique du cirque qui permet d’occuper la surface qu’offre la carrière de Boulbon…. Patrick Pineau a fait le choix des hystéries collectives, des névroses communautaires, des solitudes idiotes, d’un comique de geste et de mimiques stéréotypées… et présente ainsi un Suicidé qui a définitivement gagné les rivages de la farce convenue.
Et l’on entend à peine le « laissez-nous le droit au chuchotement » ou l’on ne distingue plus vraiment la manière plus fine qu’il a de réunir les figures de ce quartier en un chœur qui fait entendre la condition humaine torturée par une culture soviétique qui est entrée en lutte contre une nature russe. Jusque dans le décor des appartements, les trappes et les portes, multiples et bancales rappellent qu’ici Feydeau pourrait être le modèle d’Erdman.
Parti pris de mise en scène et d’un grotesque revendiqué, le Suicidé de Pineau aura fait rire quelque nostalgique de la critique de l’homo sovieticus. On peut s’étonner qu’après différentes crises financières qui ont marqué ces vingt dernières années, le metteur en scène n’ait pas trouvé un texte qui fasse état d’un capitalisme tout aussi drôle. Certes, l’étude de caractères peut toujours satisfaire le souci que les uns et les autres ont de mieux reconnaître une matière humaine éternelle. Mais pour autant que cette étude pouvait convenir à qui veut entendre une énième fois ce qu’un homme est, alors on regrettera que l’immense espace de la carrière de Boulbon ait eu autant de difficulté à être occupée par une petite histoire qui tenait à des intimités, sur quelques mètres carrés. Sans doute cet espace aura-t-il pris au piège le Suicidé et gageons que la scène de la MC 93 de Bobigny saura révéler une intensité autre.
Du 8 au 15 juillet, 22H00, Carrière de Boulbon, départ navette de la poste.
Le Suicidé, traduit par André Markowicz, est publié aux Editions les Solitaires intempestifs.