L’éducation populaire et le théâtre — le public d’Avignon en action | Jean-Louis Fabiani
Le livre s’appuie principalement sur l’observation systématique des débats organisés au cours du Festival d’Avignon 2005. L’édition 2005 a été particulièrement agitéeâ : elle a été marquée par une campagne de dénigrement de la programmation et par une contestation assez forte, émanant d’une partie de la presse, de l’artiste invité Jan Fabre. Avignon s’est construit, depuis 1947, un mode d’articulation particulier entre culture et politique, entre théâtre et service public. Il existe un pacte fondateur du Festival, et tous les constats portent à croire qu’il n’a pas été profondément modifié au cours du temps.
Assurément c’est un complice. Il ne faut pas le cacher, les sociologues de la culture en général et ceux qui ont arpenté assidument le festival d’Avignon en particulier sont des militants. Autrement dit des chercheurs engagés qui ne se contentent pas d’enfiler leurs lunettes sociologiques pour appréhender et décrire un objet d’étude selon une grille de lecture et une méthode scientifique rigoureuse en répondant à une question (ce qui n’est déjà pas si mal), mais avec l’ambition d’un positionnement explicite relatif à un problème. Alors il faut commencer par la dernière phrase de cet ouvrage signé Jean-Louis Fabiani : « si ce livre permet une meilleure connaissance des actions qui permettent à la culture de demeurer un enjeu public, d’affirmer sa centralité dans la cité, il aura atteint son but. »
De quoi s’agit-il ?
Une collection essentielle pour les sciences humaines intitulée « Art, Culture, Publics », l’articulation de ce triptyque dynamique ne va pas de soi et c’est déjà en soi un geste politique et symbolique fort que de réunir ces notions que l’on a tendance à opposer de façon stérile ou à traiter de façon sectorielle et autonome. La restauration de cette relation à l’initiative de Jean Caune et Emmanuel Ethis permet de se confronter aux communautés de « partage sensible ».
Une crise. Des crises, celle de l’éducation populaire, celles du théâtre qui trouvent dans le festival d’Avignon une caisse de résonance sans précédent, celle du rapport entre culture et politique. Sans se livrer à une crisologie complexe, jean-Louis Fabiani a décidé de retenir une « crise » ou « polémique » comme élément contextuel, l’édition controversée de l’été 2005 et d’observer comment s’est organisée la prise de parole des « publics » en réaction à la programmation dans un cadre particulier : les débats animés par les Ceméa au Festival d’Avignon. Car on parle beaucoup à Avignon, mais qui parle ? Pas seulement les experts mais aussi des spectateurs ordinaires invités à prendre la parole. Ces prises de parole « communes » sont l’objet de l’enquête.
Cette étude à caractère monographique qui se lit avec un certain plaisir, il convient de le souligner, tente d’analyser et de proposer des éléments de réponses aux questions suivantes :
Comment passer de la réception d’une oeuvre, naturellement subjective qui se présente à l’appréciation collective, à la constitution d’un public ? Comment traiter l’appropriation des productions artistiques par des publics hétérogènes en prenant en compte la nature de l’expérience esthétique ? Comment s’opère le passage du « moi, je » de l’ordre du ressenti, de l’émotion intime à un « nous » distancié porteur de mémoire collective ? Quelles sont les conditions (égalitaires) d’une prise de parole authentique des spectateurs-citoyens à la manière d’une démocratie participative ?
En s’appuyant sur les mutations des mouvements d’Education populaire depuis le Front populaire à nos jours, croisant ces transformations avec les grands mouvements de politique culturelle dont la décentralisation théâtrale, Jean-Louis Fabiani dresse un tableau clinique minutieux des spécificités de l’action des CEMEA, partenaire historique du Festival d’Avignon, dans le concours à la perpétuation d’une utopie productive en maintenant des espaces publics laïques ouverts à tous, véritables laboratoires civiques.
Après quelques précautions terminologiques et méthodologiques nécessaires et efficaces quant l’appréhension de l’objet « public » – ce qui, au-delà d’une émotion partagée par un collectif occasionnel, fait « public » ainsi que le sens et les liens qui se tissent au-delà de l’illusion communautaire – L’auteur aborde l’évolution de l’intervention des CEMEA au Festival d’Avignon depuis la genèse à ses formes d’actions les plus contemporaines. A ce titre, l’auteur situe avec clarté les tensions relatives à l’action des mouvements d’éducation populaires dans le champ culturel à travers les tendances contradictoire à l’oeuvre initiées bien avant Malraux que les années Lang ont à peine édulcoré : démocratisation culturelle versus démocratie culturelle. Bref rappel, la première logique consiste en un projet de conversion de l’ensemble d’une société à l’admiration des oeuvres consacrées ou en voie de l’être dont les dérives potentielles peuvent se résumer de façon lapidaire : paternalisme bienveillant des élites et ethnocentrisme. La démocratie culturelle se trouvent quant à elle dans les limites de la démocratisation et consiste à une réhabilitation des cultures spécifiques ainsi qu’une révision des hiérarchies (notamment artistiques) établies. De là subsiste une méfiance réciproque entre les milieux de la création et le secteur socio-culturel. Dans ce contexte, l’ouvrage présente la façon dont les CEMEA à travers leurs dispositifs et les valeurs qui les sous-tendent ont sans cesse réhabiliter la question du sensible et du sens dans la place qu’ils accordent aux débats.
L’essentiel du propos de Jean-Louis Fabiani s’appuie sur une méticuleuse observation des dialogues entre publics et artistes pour expliciter comment dans les débats, à l’occasion du Festival d’Avignon 2005 particulièrement vif, s’est construit un espace de discussion à la fois loyal, respectueux de l’institution et des artistes et attaché à la prise de parole démocratique. Comment les spectateurs, réellement au travail, se sont-ils mobilisés individuellement et intimement (discours, corps, émotion) sans céder à une forme populiste d’expression grégaire et tout en constituant un corps pluriel producteur de mémoire collective ? Et comment à partir de l’expérience des CEMEA de nouvelles formes participatives pourraient émerger dans et autour de la cité politique ? Véritable gageure que l’analyse stimulante proposé dans ce livre parvient à éclairer.