L’Entêtement : ecce homo
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En alternance avec Paranoïa, Elise Vigier et Marcial Di Fonzo Bo présentent L’Entêtement de Rafael Spregelburd.Seconde création qui, après que Paranoïa nous a conduit dans l’espace artificiel des Telenovelas, revient à la réalité et à l’histoire de l’Espagne prise dans l’étau de 1936. Pièce radicalement différente de la première, même si, en définitive, la langue hispanisante unit l’une à l’autre, L’Entêtement rappelle ce que parler veut dire, ce que prendre la parole induit, ce que le langage porte d’essentiel, de vital, d’originaire. Soit deux pièces, Paranoïa où la parole est juste désuète et économique, quand L’Entêtement explicite que le discours est politique, que le langage est un enjeu ontologique. Salon presque philosophique à Vedène…
Enracinement
Sensible dans Paranoïa, sans que l’on puisse prendre réellement la mesure de l’enjeu qu’est le langage, L’Entêtement est vraisemblablement la pièce de Rafael Spregelburd qui pose de manière récurrente la question de l’ordre du discours. Au point que le motif de la fiction : la mise au point d’un dictionnaire à même de saisir l’essence même de toutes les langues, trouve des contrepoints pluriels à travers une succession de personnages qui sont tous emblématiques et symboliques d’un usage du langage. Ainsi peut-on parcourir divers états de celui-ci, via le langage illuminée ou poético-mystique de la jeune fille malade Alfonsa, le langage révolutionnaire de John des Brigades internationales, le langage religieux de Francesco le prêtre, le langage politique ou la langue de bois des commissaires politiques, le langage de l’art via celui de l’artiste ou de l’écrivain Anthony, le langage scientifique etc… Soit autant d’usage que d’ordres qui sont liés par des rivalités ou des complicités générés par des conflits d’intérêts ou des intérêts communs.
En d’autres termes, L’Entêtement (qui procède d’un langage au service de la fiction) s’entend comme le territoire d’une enquête philosophique sur ce que « Parler veut dire » ou, et ça serait une question qu’a traitée Walter Benjamin, une réflexion sur l’esprit adamique et linguistique du langage. En soi, et pour les philosophes du langage ou les poètes dramaturges, un questionnement qui conduit à interroger la surface des mots, leur emploi arbitraire, leur capacité à articuler l’intériorité (la pensée) et l’extériorité (l’expression, la parole), car il ne va de soi, loin de là, que le système linguistique soit à même de nommer ce que nous voyons, ce que nous pensons, ce que nous réfléchissons. En son temps, Ferdinand de Saussure aura pointé lui aussi ces enjeux en distinguant le langage (formidable espace virtuel des possibles), de la langue (système ordonné et arbitraire qui permet l’agencement et le fonctionnement des communautés à l’intérieur d’une ère culturelle), de la parole (usage privé et singulier, lieu de la poésie et de la création).
Et nombre de traités, d’essais, mais aussi d’œuvres auront souligné ces différents aspects du langage, la manière dont il est mis en place et occupe des zones distinctes dans le champ social. Parmi les travaux qui comptent, ceux de Michel Foucault et son étude des champs énonciatifs, (un énoncé est déterminé par l’espace dans lequel il est produit), et ceux des linguistes américains Sperber et Wilson (sur les situations de communications), demeurent toujours pertinents et justes. Dès lors, parler, recourir au langage (linguistique, artistique, musical, plastique…) c’est toujours, explicitement privilégier un ordre. C’est-à-dire un ordre politique et moral où la syntaxe et le lexique sont le résultat d’une exclusion d’autres ordres. Parler n’est ainsi jamais neutre. Et une société se juge toujours au regard de ce qu’elle accepte, dans la différence et la pluralité, d’entendre.
L’Entêtement, à sa manière, est une contribution à ces études. Contribution d’autant plus intéressante qu’elle n’est pas étrangère à l’histoire de cette Amérique latine ou la parole interdite (la censure qui pesait sur le langage et les idées) jalonne, entre autres, l’histoire de l’Argentine et sa junte, le pays de naissance de Di Fonzo Bo, celui aussi de Rafael Spergelburd.
L’Entêtement, Pièce de Spergelburd, qui met en avant, elle, la schize d’un commissaire politique tenu de bâillonner l’Espagne dont Franco accouche (le ventre de la bête immonde est encore fécond, se souvient-on à la fin d’Arturo Ui) et qui, dans le même temps cherche une langue unifiante qui rassemblerait presque tous les peuples. Utopie positive, a priori, qui révèle, à bien la fouiller, un rêve totalisant lequel, toujours, est le propre des utopies négatives.
Entre quatre murs
Une voix inquiète, presque plaintive, s’élève dans le noir et la silhouette indistincte d’une jeune femme s’en extrait. Elle narre un rêve comme s’il s’agissait d’une prophétie que porte parfois cet autre endroit de la conscience. A sa suite, sur un plan incliné, apparaît une maison en coupe qui permet d’un coup d’œil d’embrasser tous les espaces de cet intérieur. Sorte de labyrinthe vu de dessus, soumis à un jeu de découpes lumière, cet espace, à l’image de l’histoire qui s’y tiendra, est fait de zones d’ombre, de recoins obscurs ou de refuges, de salle à manger qui se confond avec un commissariat où il faudra passer à table, de chambre plus ou moins claire apparentée à une taule ou une infirmerie, de couloirs qui sont autant de sorties de secours provisoires, de portes et de fenêtres qui n’accueillent plus aucune des couleurs de Matisse mais captent seulement la lumière d’une lampe de bureau politique, le néon d’une administration policière, et parfois un éclat plus lumineux qui vient défaire ce monde gris. Précisément, vert de gris : la couleur à la mode, en 1936, qui s’oppose au Rouge.
L’Entêtement pourrait être juste cette histoire de couleurs qui s’affrontent. Et les personnages qui déambulent dans cette Villa pourraient être saisis aussi via ce prisme chromatique. Histoire d’un kaki qui, au terme de l’écrasement des Brigades internationales, des républicains et du PUN, troque l’uniforme pour celui des costumes gris de flics en civil et de la police politique qui se confondent avec l’habit de l’homme de la rue. Ainsi, l’intérieur de cette Villa est-elle sous haute surveillance, micro-représentative, d’un terrain plus grand où s’organisent la chasse à l’homme, au rouge, aux anarchistes (pensées pour Lorca, pour Semprun et les autres).
Villa et foyer où les vies des résidents sont un amalgame nourrissant une Histoire en marche qui prend le dessus sur les vies privées, privées de vie, en quelque sorte. Histoire de couleurs que les uns et les autres ont épousées et qui habillent leurs idées. Celle du prêtre en soutane vaticane : docteur des âmes et violeur masqué, celle de l’ordonnance qui ne sait pas lire, celles de l’écrivain qui vit les derniers instants de sa maison d’édition, celle de la jeune fille révolutionnaire demi-sœur d’Antigone au fichu rouge, celle de sa sœur hallucinée en chemise de nuit de condamnée, celle du traducteur russe pas plus blanc que rouge mais commercial et VRP, celle du commissaire politique : léga franquiste et savant presque clandestin qui espère que le langage peut tout sauver.
La panoplie de personnages, dans L’Entêtement, est égale à la palette des couleurs de l’âme humaine, aussi changeante qu’imprévisible. Sans destin écrit, elle tourne au gré des vents révolutionnaires, fascistes, humanistes à Midi, barbares à minuit. Repères temporels qui, dans la littérature et la philosophie font que Jekyll n’est pas le double de Hyde, mais son fond caché et son intériorité rentrée où l’animalité dispute à l’humanité sa part.
Le décor tournoyant sur un axe met ainsi en place et en scène cette ronde infernale où chaque pièce de la maison est le lieu de délibérations contradictoires, parfois si absurdes qu’elles en deviennent risibles. Et dans ce ballet de pièces intérieures, c’est la logique qui vient à s’absenter ou qui est repensée et corrigée…
Le dictionnaire crypté de la « langue Kkatac » du commissaire politique, aussi fou que les travaux sur le langage conduits par Brisset que rapporte Foucault, devient alors emblématique des matières grises chauffées à blanc. Les choses s’emballent, et L’Entêtement oscille, tel un métronome, entre scènes déployant une forme de gravité et bien souvent des épisodes scéniques aux situations burlesques où le jeu des comédiens, comme les accessoires qui sont convoqués, produit des effets cocasses, voire comiques. Au panthéon de celles-ci, la Geste du prêtre et son crucifix (sorte de baise-en-ville spirituel) renvoient l’abbé à figurer un Dufrety défroqué, bien loin de la conscience meurtrie d’un Donissan. Et de regarder le clavier anachronique d’un ordinateur (genre Machine Enigma) comme le convertisseur insolite de la langue Kkatac, surprenante en ces règles lexicales, morphologiques et grammaticales. Et s’amuser de celle quand, ayant embrassé la complexité linguistique du monde, elle avoue un cas particulier qui concerne le chinois. Ou, au dénouement, regarder interloqué la domestique française folle que personne n’a deviné parce qu’elle parle mal l’espagnol, flinguer à tout va tout le monde avec un six coup, voire tomber 4 cadavres, et épargner le commissaire avec un pistolet qui refuse d’achever le travail.Logique comptable, mathématique, elle compte sur ses doigts le nombre de coup tiré, ne comprend pas… Et nous non plus.
Camper dans un décor fait de dégradés entre la lumière et le gris, sur un plateau incliné qui peut être la métaphore d’un redressement ou d’un basculement, orné de typographies glissantes sur les murs… L’Entêtement est une farce noire, jouée de manière réaliste, avec ici et là, quelques scènes appuyées qui concourent à rendre ponctuellement la mise en scène digne d’un cartoon. Entre Polar et huis-clos, sur fond de guerre mondiale à venir et de luttes intestines postrévolutionnaire, c’est un long dialogue tranquille et narratif que le dispositif scénique ponctue d’un mouvement circulaire. Ou l’éternel retour de l’histoire induit que l’être, toujours, est pris entre deux strates : les révolutions à échelle humaine, et les projets à l’échelle universelle. En définitive, L’Entêtement est un récit philosophique. Soit un théâtre comme le pensait Brecht qui présente l’homme : Ecce homo en quelque sorte.
Les 13 et 15 à 22H00, le 14 à 14H30, à l’Espace Vedène