Les enfants du quartier Monclar ouvrent la 65ème édition du Festival d’Avignon
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Ça commence, la 65ème édition du festival s’ouvre avec une conférence de presse sous le signe de l’ouverture, du plaisir et de « l’enfant ». Boris Charmatz raconte comment le titre « Enfant » s’est imposé comme une évidence dans sa simplicité, au singulier alors qu’il présente une pièce avec 26 enfants et une dizaine d’adulte. Ensuite Anne-Karine Lescop parle de son « Petit projet de la matière », une création avec 16 enfants de 6 à 11 ans. Le travail s’est imaginé à partir de la création du « Projet de la matière » d’Odile Duboc qui a commencé en 1993 et à laquelle Anne-Karine Lescop a participé en tant que danseuse. Elle se souvient qu’en 1993, Odile Duboc venait de prendre la direction du CCN de Belfort et qu’elle avait pris le temps de travailler avec son équipe. C’était le début du « Projet de la matière » qui allait modifier profondément le rapport qu’Odile Duboc entretenait avec la danse et le mouvement. Ce travail autour de la matière a été manifestement une aventure essentielle pour Anne-Karine Lescop puisqu’il y a deux ans, elle a voulu le transmettre, ou plutôt le questionner et le partager avec des enfants de cour élémentaire. Cette volonté ou cette nécessité a reçu l’appui d’Odile Duboc, elle qui a refusé à ses pièces de se produire après sa disparition en avril 2010.
En ce début d’après-midi, sous la chaleur, nous débutons notre aventure critique de l’ensemble des propositions du 65ème festival d’Avignon par ce « Petit projet de la matière » d’Anne-Karine Lescop au Gymnase du Lycée Mistral. Ce projet a commencé en 2009, à Rennes où avec des enfants, Anne-Karine Lescop a travaillé au passage de la création d’Odile Duboc à cette création. Ce projet s’est poursuivi à Avignon au quartier Monclar. Depuis janvier 2011, elle travaille avec des enfants sur ce projet pour l’ouverture du festival. La volonté d’Hortense Archambault et Vincent Baudriller était d’ouvrir ce festival par un spectacle fait avec des avignonnais et gratuit. C’est d’une certaine manière Avignon qui présent à travers ces enfants accueille et ouvre le festival par de la danse.
À l’installation, on sent une effervescence des parents, adultes ou enfants, qui attendent leur enfant, frère ou sœur se produire sur scène. Sur le plateau vide et dans le noir, on distingue des formes géométriques rectangulaires et oblongues. Dans le noir et dans le silence, nous entendons les enfants danseurs se placer. La lumière dessine un couloir en avant scène laissant apparaître à cour un enfant de 8 ou 9 ans. Les autres enfants sont pour la plupart allongés au sol, les autres sont de dos contre les tableaux rectangulaires en fond de scène. L’enfant, le premier décrit traverse de cour à jardin dans une chorégraphie de ces mains et ces bras qui entrainent le corps. Il se dessine dans sa danse deux intentions contradictoires, une qui est de traverser la scène et une autre qui est de l’ordre de l’abandon de cette direction pour être présent au plus près et au plus simple dans ces mouvements de bras. Ensuite au cours de la trentaine de minutes les enfants semblent vivre le spectacle entre jeux et rendez-vous. Ils jouent avec la matière des coussins mous, du sol et des parois. Ils se rejoignent pour se lover l’un sur l’autre ou pour se porter. Tout ceci se passe dans une douceur et dans une énergie sereine et joyeuse. Un peu avant la fin, ils se retrouvent tous au sol et tandis que la lumière diminue, ils jouent à sautiller sur place et toujours allongés. À la manière de têtards qui seraient presque grenouilles. Ce qui impressionne c’est leur capacité à se concentrer et en même temps ils semblent détacher de ce qu’ils donnent à voir. Anne-Karine Lescop parlait en matinée, lors de la conférence de presse de fraternité qui transpire dans cette proposition mais il y a aussi la beauté de la simplicité qui se présente dans cette communauté d’enfants. Cela fait penser à Hétérotopies un texte de Michel Foucault : « Il y a donc des pays sans lieu et des histoires sans chronologie ; des cités, des planètes, des continents, des univers, dont il serait bien impossible de relever la trace sur aucune carte ni dans aucun ciel, tout simplement parce qu’ils n’appartiennent à aucun espace. (…) bref, c’est la douceur des utopies. (…) Voici ce que je veux dire. (…) On vit, on meurt, on aime dans un espace quadrillé, découpé, bariolé, avec des zones claires et sombres, des différences de niveaux, des marches d’escalier, des creux, des bosses, des régions dures et d’autres friables, pénétrables, poreuses. (…) Or, parmi tous ces lieux qui se distinguent les uns des autres, il y en a qui sont absolument différents (…). Ce sont en quelque sorte des contre-espaces. Ces contre-espaces, ces utopies localisées, les enfants les connaissent parfaitement. Bien sûr, c’est le fond du jardin, bien sûr, c’est le grenier, ou mieux encore la tente d’Indiens dressée au milieu du grenier, ou encore, c’est – le jeudi après-midi – le grand lit des parents. C’est sur ce grand lit qu’on découvre l’océan, puisqu’on peut y nager entre les couvertures ; et puis ce grand lit, c’est aussi le ciel, puisqu’on peut bondir sur les ressorts ; c’est la forêt, puisqu’on s’y cache ; c’est la nuit, puisqu’on y devient fantôme entre les draps ; c’est le plaisir, enfin, puisque, à la rentrée des parents, on va être puni. Ces contre-espaces, à vrai dire, ce n’est pas la seule invention des enfants ; je crois, tout simplement, parce que les enfants n’inventent jamais rien ; ce sont les hommes, au contraire, qui ont inventé les enfants, qui leur ont chuchoté leurs merveilleux secrets ; et ensuite, ces hommes ces adultes s’étonnent, lorsque ces enfants, à leur tour, les leur cornent aux oreilles. »
C’est un espace de jeu, de danse qu’ils appréhendent et sur lequel ils ne laissent aucune trace, aucune marque à la manière dont les grands coussins mous retrouvent leur forme après le passage des enfants. Les seules traces sont sans doute dans leurs mémoires et dans leurs esprits d’avoir ouvert le festival d’Avignon, d’avoir danser.
Pour éclairer ce qu’était le projet de la matière, retour sur ce que dit Odile Duboc à Thomas Ferrand dans Murmure 9 : « … La deuxième aventure, c’est Projet de la matière. À l’époque de cette création j’étais de plus en plus gênée de l’image que les danseurs me renvoyaient de la danse que je leur avais apportée : je la trouvais trop formelle. Certains souvent me demandaient comment placer un bras, combien de pas… ? Pour moi, c’était incongru, je savais que ça ne passait pas par là. Je venais de lire « Thomas l’obscur » de Maurice Blanchot qui m’avait profondément émue. J’avais envie de travailler sur ce roman sans parler précisément du récit aux danseurs, mais sur les états de corps qui y sont développés, sur les dérives de la pensée, les moments de vertiges et d’envols, sur l’abandon. Je me suis dit que la danse devait naître non pas du mouvement que j’apportais, mais d’éléments extérieur qui viendraient bouger le corps des danseurs. Et la meilleure image que j’avais était celle des « Montres molles » de Dali. La relation à la gravité, au poids et à la liquidité qui m’intéressait est directement donnée dans cette peinture. Puis j’ai rencontré la plasticienne Marie-José Pillet qui, dans ses expositions, invitait les gens à toucher ses œuvres. Je lui ai demandé d’apporter certaines de ces œuvres (un cousin d’air, un matelas d’eau et des tôles ondulées posées sur des ressorts) avec lesquels les danseurs se sont confrontés. Un jour j’ai eu l’envie (l’intuition ?) d’enlever ces objets et de demander aux danseurs de travailler dans la mémoire de ces éléments. C’est la mémoire sensorielle de ces volumes absents qui a nourri le projet. Cette musicalité est inhérente à l’écoute et au contact de notre corps avec d’autres corps. »
Dans cet entretien, Odile Duboc évoque comment sa recherche s’apparente à ce que nous pourrions appeler « l’involontaire mouvement ». C’est ce que nous retrouvons dans « Petit projet de la matière » où les interprètes, les enfants sont mues par cette volonté d’involonté. La contradiction de ce travail c’est que la fragilité et l’émotivité de ces interprètes produit cet involontaire en même temps que les enfants recherchent une sécurité et sont conscients de ce qu’ils doivent faire.
L’impression est que ce « Petit projet de la matière » est autant sur la matière « objet » présente sur le plateau que la matière « enfant » qui se développe. Je pense que cette transmission voulu par Anne-Karine Lescop est finalement le contraire de ce qui présidait à la naissance du projet. À savoir que ce sont ces enfants qui nous transmettent, qui nous apprennent quelque chose de la représentation du corps, du mouvement et de la danse.
Murmure 9 interview Odile Duboq par Thomas Ferrand p47 à 55
Hétérotopie de Michel Foucault aux éditions Lignes