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Les somnambules de l’Histoire : Les Émigrants de W. G. Sebald, par Krystian Lupa – L'!NSENSÉ
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Les somnambules de l’Histoire : Les Émigrants de W. G. Sebald, par Krystian Lupa

Les Émigrants (1992) de W. G. Sebald, adapté au théâtre par Krystian Lupa, Odéon – Théâtre de l’Europe, 13 janvier-4 février 2024, 04h15 avec entracte

Des quatre chapitres du livre de Sebald, Lupa en choisit deux. Il ne retient pas le premier, le plus court, consacré au Dr Henry Selwyn, jardinier sur ses vieux jours qui vit avec sa sœur dans une grande propriété du comté de Norfolk en Angleterre, avant de se tirer un coup de carabine en pleine tête. Il ne retient pas non plus le dernier chapitre, le plus long, qui s’attarde sur le peintre Max Ferber, dont la crépusculaire Manchester devient le tombeau noirâtre. Sebald a pu longuement s’entretenir avec ces deux hommes. Il a eu un accès direct à leurs dernières années. Tandis que dans les chapitres centraux sur l’instituteur juif-allemand Paul Bereyter, puis sur le grand-oncle d’Amérique Ambros Adelwarth, Sebald n’a eu qu’un accès indirect à la majeure partie de leur vie. Il a perdu de vue l’un après l’enfance. Il n’a qu’entr’aperçu l’autre lors d’une réunion de famille. Il lui a donc fallu enquêter : rencontrer des proches, feuilleter des albums, lire correspondance ou journal intime, chercher dans la presse, se rendre sur place et s’imprégner des lieux… C’est un palimpseste que l’écriture gratte jusqu’à toucher une énigme irréductible. Palimpseste que les images scéniques de Lupa transposent grâce à des projections sur un écran mi-opaque mi-transparent qui peut s’abaisser ou se relever à divers niveaux du cadre scénique : de la photographie à la vidéo, du noir et blanc à la couleur, de l’immobilité au mouvement, en passant par des états intermédiaires, instables, qui miment tantôt une auscultation patiente, archéologique, des images, tantôt une plongée dans la mémoire, comme un travail de deuil impossible, tantôt une hantise du passé au sein du présent, un spiritisme subliminal et mélancolique qui rappelle La Jetée (1962) de Chris Marker.

Ces deux chapitres sont aussi les seuls à tenter de retracer la vie d’un couple : Paul Bereyter et sa fiancée juive autrichienne Helen – incarnée de façon vivante, lucide et poignante par Mélodie Richard – qui meurt assassinée dans un camp après avoir été déportée ; Ambros Adelwarth et le fils excentrique d’un richissime banquier juif de New York, Cosmo Solomon. Quelle fut l’énigme de leur vie ? Chassé d’Allemagne pour un quart de sang juif, Paul y retourne malgré tout peu après, au point d’être enrôlé dans la Wehrmacht, parce qu’il a trois quart de sang aryen. « La guerre est un rêve », dit-il. Il n’apprend l’existence des camps qu’après-coup, en lisant le journal. Comment a-t-il pu être aussi aveugle ? Pourquoi est-il resté jusqu’au bout aimanté par l’Allemagne ? Pourquoi n’a-t-il jamais revendu son appartement ? Qu’est-ce qu’il a poussé un jour à s’allonger sur une voie ferrée non loin de là pour en finir ? Au contraire, à la façon d’un chiasme entre ces deux trajectoires, Cosmo Solomon aux côtés d’Ambros, son domestique attitré, mais bien plus que cela, est parti des États-Unis pour sillonner les casinos européens et se rendre jusqu’à Jérusalem, alors sous domination ottomane. Mais il souffre d’une étrange hyperesthésie, traversé par des visions d’horreur insoutenables. De retour à l’État de New York, il est interné dans un hôpital psychiatrique où il subit un traitement par électrochocs. L’énigme est qu’Ambros se rend à son tour quelque temps après dans le même hôpital pour y subir le même traitement – volontairement, de son plein gré. Il rejoint son amant dans cette dernière volonté d’effacement de la mémoire et d’anesthésie des affects. Ambros entre dans la mort dans une apparence déjà spectrale, au costume impeccable. 

© Simon Gosselin

Les deux parties du spectacle de Lupa correspondent aux deux chapitres centraux du livre de Sebald. Séparée par un entracte, chacune est d’une certaine façon autonome, avec distribution distincte. Mais quand on embrasse la totalité, quand on met par exemple en regard le début et la fin, la cohérence est implacable, les jeux d’échos insondables : d’une salle de classe en pleine montée du nazisme, que le metteur en scène polonais invite à percevoir en surimpression d’extraits de La Classe morte (1975) de Tadeusz Kantor – moments absolument bouleversants –, à une salle de traitement par électrochocs d’un hôpital psychiatrique désaffecté, dont les sièges vides qui nous font face, les instruments de torture rudimentaires, les graffitis sur les murs délabrés, sont hantés cette fois par la figure d’Antonin Artaud – laminé à l’hôpital de Ville-Évrard, puis de Rodez, sous l’Occupation allemande –, et peut-être par Les Bacchantes (1974) de Klaus Michael Grüber.

© Simon Gosselin

Deux séquences surtout entrent en résonance d’une partie à l’autre, séquences qu’on pourrait qualifier de parfaitement « lupiennes », parce qu’elles font du temps leur matière même : un temps non chronologique, un « temps de l’absence de temps » (Blanchot). L’acteur touche alors les confins dangereux du rêve où s’est enfermé pour toujours son personnage, il atteint le point d’effondrement, de non-retour, de son personnage. Le spectateur entre à son tour dans un état analogue, vide de tout événement, de toute vectorisation, état qu’à ma connaissance le théâtre de Lupa est un des seuls à faire encore sourdre aujourd’hui, une désaturation affolante du plateau qui nous met face à nos propres impasses imaginaires.

D’un côté, Paul (Manuel Vallade) et une amie fidèle (Monica Budde) doivent enfin vider son vieil appartement et repartir avec le train du soir, mais Paul ne fait rien, erre dans la pièce, retrouve le journal avec l’article sur la révélation des camps, donne un gilet, un châle et une aspirine à son amie qui a froid, mal à la tête et se repose sur le lit, prend un imperméable qui n’a jamais quitté le porte-manteau depuis toutes ces années. La scène s’étire, paraît interminable, figée dans une aporie de l’action. Mais c’est pourtant là qu’on pressent que Paul ira ensuite vers la voie ferrée. Quelque chose intérieurement prend le dessus chez celui qui a traversé l’Histoire comme un somnambule, puis se réveille de sa longue torpeur et se fracasse sur l’irréversible – la figure d’Helen à jamais enfuie. D’un autre côté, Ambros (Pierre-François Garel) accompagne Cosmo (Aurélien Gschwind) à Jérusalem. Ils se retrouvent dans une chambre d’hôtel qui n’a pas d’autre plafond que la voûte étoilée. Cosmo, spleenétique, allure christique, déçu par une ville sainte étouffante et jonchée d’ordures, divague, cherche à persuader Ambros qu’il y a des chauves-souris dans la chambre, qu’on peut même les entendre, lui avoue pour la première fois son amour, s’agite, se calme. Il ne se passe rien, et pourtant là encore tout se passe. C’est le moment, à la fois insidieux et soudain, de bascule dans un délire qui ne porte pas « sur papa-maman » mais « sur les races, les tribus, les continents, l’histoire et la géographie » (Deleuze & Guattari). 

© Simon Gosselin

Comme toujours chez Lupa, le cadre scénique est surligné en rouge : manière d’indiquer la frontière, à la fois poreuse et risquée, entre salle et plateau, fiction et réalité, rêve et vie éveillée, réalisation et fantasme… Cette frontière et son franchissement est mise en abyme lorsqu’est projeté le souvenir que Cosmo garde d’un film, Dr. Mabuse (1922) de Fritz Lang, plus précisément une séquence d’hallucination collective, orchestrée par l’hypnotiseur criminel, où une caravane sort du désert en plein milieu d’un théâtre. Mabuse est le frère ennemi de Lupa. Tous deux explorent les contrées de l’inconscient intime et collectif. Mais jamais Lupa ne perd acteurs et spectateurs dans une désorientation hypnotique. Toujours une balise vient rappeler la frontière et la fabrique de l’illusion. Ainsi, Sebald – joué avec une sobriété tranchante par Pierre Banderet –, double véritable de Lupa qui avait déjà adapté de lui Austerlitz (2001), rôde discrètement dans un coin du plateau. Nous n’oublions pas que nous percevons les vies de Paul Bereyter et d’Ambros Adelwarth par le filtre d’une subjectivité et d’une écriture. La Shoah comme césure de l’Histoire a meurtri à jamais les imaginaires. Mais c’est la fiction qui peut-être permet de retisser un lien fragile avec les disparus quand il ne reste d’eux qu’une poussière de traces.