L’Homme… frigorifié
L’Homme, mise en scène de Gael Leveugle
d’après Charles Bukowski
à la Caserne, Avignon Off.
Si un temps on a considéré que le théâtre réfléchissait le monde, dans un héritage où la scène actualiserait celui-là et en soulignerait le sens et la signification ; si un temps on a pensé le théâtre comme un « remake » de notre quotidien au prisme d’esthétiques évoluant en fonction des libertés que l’on prend avec l’époque… il y a, à l’endroit de la pratique des arts, en musique, en danse, au théâtre, en arts plastiques… des penseurs et des artistes qui se sont toujours affranchis de toutes les contraintes. Par le choix de convoquer Charles Bukowski, Gaël Leveugle s’inscrit à l’endroit de ces voix anarchistes, en lieu et place d’une parole libérée de toute omerta, là où l’interdit est défunt. Là où, au plateau, les pensées viennent des viscères et où les mamelles de la poésie s’apparentent au goulot des bouteilles, aux tétons gonflés de muses alcoolisées, aux sexes mouillés et à la profonde solitude qui en est l’humus.
Frère des poètes crottés et maudits promis à l’errance et au gibet, jumeau du vagabond qui écrira une Saison en Enfer, reflet de Van Gogh, d’Artaud, de Lowry, d’Antoine Blondin… Bukowski appartient à la famille des poètes dont Derrida a saisi le trait essentiel puisque leur folie s’apparente à une « crise de raison ». Bien loin de l’esprit des Lumières et d’un monde organisé ou sous contrôle, leur poésie se livre dans l’excès, la démesure, là où « la vie d’artiste » les tient en équilibre sur le fil d’un rasoir. Avec Bukowski, au tournant du XXIè siècle, le pas s’est accéléré et le geste libertaire a gagné en radicalité, s’écartant définitivement, de la poésie de salon et du bon goût bourgeois. Bukowski ne verra donc pas dans la littérature ce qu’y voient ses contemporains en leur majorité et Pivot en sera catastrophé lui qui cherchait le Buzz médiatique avec ses émissions littéraires à « deux balles » qui avaient néanmoins le mérite d’exister. C’est que Bukowski, quant à la littérature qu’il peut pisser ou produire est clair, c’est « une activité stupide […] un jeu de cons, un jeu de pharisiens et de profs de lettres, un jeu de lourdauds. […] Mais boire, ça c’est le nirvana ! ». Et d’ajouter qu’il ne cessera, pour écrire, de boire, comme on dit « plus que de raison ». Sans doute, comme il s’en expliqua, parce que l’alcool l’a sauvé de la destruction et lui a épargné une « normalité » qu’il détestait et qui est porteuse d’indifférence et d’inhumanité. Et parce que « Boire est une affaire de quantité » rappelle Deleuze, et que l’alcoolique cherche à rester debout, Bukowski s’apparente à l’ivrogne deleuzien qui tire de l’alcool l’écriture qui le tient debout : Le ragout du septuagénaire, Women, Le Postier, les poèmes… nous le disent.
Au plateau, Gael Leveugle , qui s’est entouré de la comédienne Charlotte Corman, et des acteurs Julien Defaye et Pascal Battus joue un agencement. Soit, une même scène, reprise et respectant la seule règle qui vaut : la répétition. « Répétition d’un agencement » pourrait être l’autre nom de L’Homme. Parce que, d’une certaine manière, le syndrome de la répétition vaut pour la métaphore d’une obsession. Obsession qui se donne sur le mode de la variation et où la reprise ne vaut jamais pour l’identique, mais ressemble à celle qui la précède. Et observant ce principe de construction, l’Homme s’augmente de détails, s’épaissi à mesure que la ritournelle s’accomplie. L’Homme de Gael Leveugle campe ainsi trois figures génériques, prises à l’œuvre de Bukowski, qui au piège de l’espace se regardent comme prisonnières d’un monde dont elles ne peuvent s’échapper. Monde interlope, pris dans la glue des relations « humaines » obsessionnelles où il est question de l’intello, de la chatte, du Whisky, du plaisir donner à une femme, de violences… Et tout le temps de la représentation, soumise à répétitions et différences, ce que travaille Gael Leveugle porte sur une image et un son. Une image, insolite, redondante, incongrue, hypernaturaliste ou au contraire inquiétante. Un son, différé, décalé, travaillé ou brut… C’est que jouant d’agencements en agencements, Gael Leveugle s’introduit dans le langage de Bukowski, dans la langue de l’américain où les mots n’ont pas pour fonction de nommer, mais de se rapprocher d’une sensation à identifier, d’un intérieur à dénouer, d’une profondeur qu’il faut toucher… là où, sous la croûte des mots, il y a l’ossuaire des pensées.
Une comédienne recourt au playback, un homme monte sur un escabeau et tombe inerte sur un lit avant de recommencer, un canapé accueille les confidences d’une femme qui s’inquiète de son sexe, un « bruitiste » en fond de scène fait des expériences sonores, un bar portatif donne l’occasion à tous de boire sans retenue et infiniment… un 9 millimètre est utilisé et ponctue de détonations une lettre lue, la scène soudainement est habillée de papier alu… A la première image, dans un espace enténébré, un type esquisse une danse… Une porte s’ouvre et se ferme qui ne donne sur rien.
Au terme de L’Homme, dans ce théâtre qu’est la Caserne, on songe à cette énième phrase de Bukowski, « la position d’Homme Frigorifié, c’est autrement plus invivable qu’une simple position mais c’est histoire de vous faire considérer ce corps insensible avec un tant soit peu d’humour, sinon vous ne supporteriez pas la noirceur de la situation ». Contrat rempli pour cette mise en scène qui prend le parti d’une immersion dans le petit monde plissé de Bukowsk qui se signait H.F. (homme frigorifié). Non pas les bas-fonds, mais plutôt le monde des arrières pensées.