L’Iliade par Pauline Bayle, ou un rêve de théâtre…
Iliade, d’après Homère, par Pauline Bayle, avec Soufian Khalil, Viktoria Kozlova, Loïc Renard, Paola Valentin et Charlotte Van Bervesselès, durée 01h25, Théâtre Croix Rousse (Lyon), 22 novembre-2 décembre 2023
Il y avait une magnifique promesse de théâtre, le rêve de ce qu’aurait pu être ce travail autour d’Homère. Alors que nous sommes dans le hall, divisés en deux grandes files d’attente, après retrait des billets et avant vérification, sur le seuil entre la ville et la salle, le brouhaha ambiant est interrompu par la colère d’une jeune femme à l’encontre d’un jeune homme, tous deux en vêtements du quotidien. L’une est appelée « Achille ». Elle interpelle « Agamemnon ». On se querelle sur les parts d’un butin, des femmes captives, qui passent d’une main à l’autre. Il est question d’aller guerroyer contre des Troyens. Un autre jeune homme intervient, déjà là parmi nous, « Ulysse ». Il essaie de tirer profit de la querelle. L’un représente le « pouvoir », l’autre la « force », l’autre la « ruse ». Achille, blessé dans son orgueil, se met en retrait. Ulysse, opportuniste, se met en avant. Il énumère à Agamemnon tous les autres rois qui vont participer à la guerre, des noms propres aux consonances grecques, ceux à peine mentionnés par Homère, tombés dans l’oubli, dont la plupart seront massacrés : c’est nous, tour à tour pointés du doigt, apportant qui trois vaisseaux, qui vingt navires, qui douze bateaux…
Ce début de spectacle au seuil du théâtre est tout sauf une démonstration de puissance : puissance de la fiction à partir de son impuissance même. Il mobilise ces moyens pauvres et simples que sont les mots proférés d’un poète, qui font silence par leur étrange familiarité, immémoriaux d’être venus ainsi du fond des temps, mais qui nous parlent encore de notre présent déchiré ; un dialogue qui tourne à l’agôn, un consensus brisé, peut-être irréparable, où trois postures éthiques se confrontent ; une adresse qui suffit à changer une file d’attente en un « peuple en armes », bientôt « en larmes » (G. Didi-Huberman) ; une indistinction entre public et comédiens, différences de degré et non plus d’essence, battement rythmique entre singularité et groupe qui est le cœur et le chœur d’une démocratie vivante.
Mais une fois dans la salle, au placement libre, après vérification des billets, cette promesse se referme. Il y avait là, en puissance, un Homère dénué des oripeaux qui font écran à sa force d’effraction, comme il y a eu naguère les Molière de Vitez, dont le geste avait été transmis par Gwenaël Morin au Théâtre du Point du Jour (Lyon) et aux Amandiers (Nanterre). Mais Iliade revient trop vite, comme si ce qui s’était passé dans le hall n’avait jamais existé, au dispositif frontal traditionnel, à la séparation scène/salle, aux costumes (tee-shirt et treillis gris), aux accessoires (lunettes noires pour telle déesse, pendentif en forme d’éclair pour devinez-qui), aux jeux de lumière visibles et lisibles, à la musique illustrative qui tambourine, aux pots de peinture rouge, aux seaux d’eau déversés, etc.
Le spectacle s’étant refermé lui-même dans ce cadre et ces effets qui nous replongent dans la culture dominante de la captation attentionnelle, reste malgré tout quelques beaux moments simples, en écho à la puissance de l’impuissance entraperçue tout à l’heure, ou il y a une éternité, dans le hall : ces comédiennes, jouant Achille, jouant Hector, qui font résonner l’impensé des valeurs viriles, le corps féminin traité comme butin et prétexte au carnage, mais qui aussi, jouant Hector, jouant Achille, ne sont pas ridicules, au contraire crédibles, pouvant endosser à leur tour ces valeurs viriles de brutalité déchaînée ; l’épopée réduite à l’os, à des listes de noms grecs oubliés et aux mille et une façons de périr sous les armes, la parole circulant d’un comédien à l’autre, disposés rythmiquement sur le plateau ; Achille en retrait derrière Patrocle, vivant comme par procuration les exploits guerriers de son ami, s’enthousiasmant de les narrer ainsi au moment présent, puis séché par sa mort abrupte d’un coup, d’un seul, d’Hector ; que ce soit cette mort-là, la philia blessée, comme point de basculement dans l’affrontement entre les deux armées, plus généralement que soit placé au centre l’enjeu du deuil mutilé, de l’acharnement sur les cadavres, lorsque même les morts ne sont pas en paix ; que les dieux, sourire de Molière, soient burlesquement représentés et redescendent sur terre ; que les feux de la rampe, quatre braseros dans la pénombre, suscitent enfin une image scénique vivante, somptueuse veillée d’armes et de larmes.
C’est ce juste flambeau qu’il aurait fallu tenir et ne pas éteindre.