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Mademoiselle Julie, un contemporain classique – L'!NSENSÉ
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Mademoiselle Julie, un contemporain classique


Gymnase Aubanel, Frédéric Fisbach présente sa dernière création, Mademoiselle Julie d’August Strindberg, avec dans les rôles titre Juliette Binoche, Nicolas Bouchaud et Bénédicte Cerutti. Avec la complicité de Laurent P. Berger à la scénographie, Fisbach signe une mise en scène volontairement actualisée et contemporaine de cette tragédie naturaliste, selon les propres mots de l’auteur. Histoire d’une passion amoureuse se déroulant le temps de la nuit de la Saint Jean, la pièce écrite en 1888 se présente comme un champ de bataille entre guerre des sexes et lutte des classes dans lequel des êtres complexes s’affrontent non pas avec des armes mais des mots.
Un cube scénique blanc en lieu et place de la scène enferme d’emblée les personnages. Divisé en deux espaces, une cuisine et un salon à l’avant-scène clôturés par des baies vitrées coulissantes laissent apercevoir, au fond, l’extérieur de la demeure signifié par des bouleaux, comme plantés dans cette scénographie volontairement aseptisée. Cette blancheur clinique revêt une valeur polysémique évoquant tour à tour la white box des arts visuels, un laboratoire scientifique et la cage d’un zoo arpentée par des êtres au désir animal. Les caractères strindbergiens nous sont alors exposés, soumis à notre regard entomologiste à travers lequel la blancheur raconte à la fois notre monde sans aspérité et celui d’une apparence immaculée où le désir pourrait être amour. Tout cela n’est pourtant qu’une illusion car point d’amour dans ce qui nous est montré mais des désirs dessinant une lutte de pouvoir jusqu’à la mort. Cette illusion est aussi un renvoi direct à l’art du théâtre, dont l’avènement de la mise en scène est coalescent de la dramaturgie de Strindberg. La scène rappelle en effet l’aventure d’André Antoine avec le Théâtre Libre – expérience qui voit la suppression des toiles peintes par l’implantation de véritables mobiliers et accessoires et surtout l’instauration d’un quatrième mur virtuel pour les comédiens, transparent pour les spectateurs. Dans la mise en scène de Frédéric Fisbach, cet historique quatrième mur est matérialisé par des parois vitrées coulissantes et renforcé par l’utilisation de micros HF qui rejettent les comédiens dans un monde clôt et sans issus où les sons du quotidien sont exacerbés. Avec André Antoine, à la convention d’un théâtre déclamatoire et emphatique succède une convention qui recherche la reproduction de la vie quotidienne et aujourd’hui Fisbach, à la suite d’autres metteurs en scène, s’amuse à conjuguer cette description du milieu avec une adresse face public, dialectisant la part matérielle et immatérielle de la pièce de Strindberg.
A cette tension provoquée par l’architecture s’ajoutent les lumières qui participent non pas au découpage de l’espace mais à la scansion du temps qui passe. Les jeux d’éclairage, rythmés par les noirs créent d’abord une progression d’une certaine continuité dans la première partie (avant que Mademoiselle Julie et Jean n’aient fait l’amour), puis servent un séquençage heurté soulignant les différentes étapes de la lutte à laquelle se livrent les deux amants. Quant à l’éclairage aux néons à l’arrière du cube, il donne au jardin des allures de dance floor, véritable boîte de nuit où les cadavres de bouteilles, à cour, viennent moquer les arbres longilignes, à jardin. Cela contribue aux relations interpersonnages, renforçant les rapports de force avec les jeux de volumes et de lignes brisés, en dernière instance, par un soleil qui vient brûler les protagonistes au sortir de leur nuit blanche. D’ailleurs, à ce moment-là, une lumière rouge inonde le plateau, Julie et Jean sont aux deux extrémités du plateau, à l’avant-scène, face public, délivrant leurs dernières injonctions, ultime négociation à l’issue fatale.
Au final, face à ce drame intime qui se joue entre les trois personnages (Mademoiselle Julie, Jean le valet et Kristin la cuisinière), la scénographie fait éclater la sphère privée, brisant toute frontière entre espace intérieur et espace extérieur. Sous le double regard des spectateurs (nous public et les danseurs de la nuit de la Saint Jean), l’intime explose, découvrant la colère de Strindberg, « Si ma tragédie semble triste à la multitude, c’est la faute de la multitude. Quand nous serons aussi forts que les hommes de la première révolution française, nous éprouverons du plaisir et de la joie à voir la forêt domaniale débarrassée de ses vieux arbres pourris qui ont trop longtemps empêché les autres de pousser et d’accomplir leur cycle de vue.[1] »
Si selon Frédéric Fisbach, Mademoiselle Julie est « l’expression d’une époque charnière pour l’histoire des idées en Occident[2] », en opposant le monde ancien et le monde moderne à travers une série de thème qui va de l’égalité entre les êtres, à la lutte entre riche et pauvre, homme et femme, en passant par le poids des conventions et l’importance grandissante de l’inconscient dans les relations sociales, la pièce permet aussi une actualisation qui rend compte du monde d’aujourd’hui. Outre la scénographie, les costumes et la musique soit le cadre énonciatif, c’est sans doute dans le traitement des personnages que se manifeste le plus cette volonté d’actualisation. Kristin, interprétée par Bénédicte Cerutti n’est pas le personnage secondaire décrit par Strindberg dans sa préface de la pièce. Elle n’est pas un personnage à peine esquissé, mais celle qui précipite le drame vers son dénouement mortifère. Et Jean (Nicolas Bouchaud) n’est plus un laquais mais un homme conscient de son pouvoir. L’énergie avec laquelle Nicolas Bouchaud retourne les reproches de Mademoiselle Julie contre elle-même confère au personnage une dimension tragique. Dans la mise en scène de Fisbach, Jean n’est pas supérieur à Mademoiselle Julie, même en tant qu’homme (contrairement à ce qu’affirme l’auteur), car il porte en lui sa malédiction, nous assistons à sa propre réification. Quant à Mademoiselle Julie, interprétée par Juliette Binoche, dont le retour sur les planches après plus de vingt ans d’absence a été largement souligné par la presse, elle apparaît comme la victime volontaire de sa propre chute. Selon le souhait de Strindberg, elle est un type tragique, « offrant le spectacle d’une désespérée contre la nature, [le type] est tragique en tant qu’héritage romantique dissipé aujourd’hui par le naturalisme, qui ne veut que le bonheur ; et le bonheur exige des espèces fortes et bonnes.[3] »
Ainsi, si le metteur en scène français fait une lecture contemporaine des personnages, sur le plateau, cela se traduit avant tout par un engagement des corps dans les relations entre les personnages. Les acteurs se touchent, se séduisent, se respirent, s’embrassent, se repoussent, se contraignent, se font violence. L’acte interprétatif relève lui davantage de l’incarnation que de la distance critique, voire historique, conférant au jeu un certain classicisme.
A rebours d’un cadre scénique résolument contemporain qui rejette l’espace privé dans la sphère publique, « un dedans dont la vocation serait de se retourner vers le dehors[4] » dirait Jean-Pierre Sarrazac, le jeu des comédiens se distingue par la lutte des corps désireux et désirés, laissant les personnages entre eux, soumis à leur propre enfermement.
Ce décalage est d’autant plus surprenant que Frédéric Fisbach avait habitué le spectateur à une direction d’acteur qui refusait la psychologie pour rechercher un ancrage de la parole hors de toute vraisemblance. L’art de l’acteur passait par différentes médiations. On se souvient de Bérénice, co-mise en scène avec le chorégraphe Bernardo Montet, où les langues d’origine des différents interprètes s’unissaient pour dire la tragédie de cette reine de Palestine. On se remémore Les Paravents, magnifique hommage au Bunraku, avec, entre autres, Christophe Brault pour récitant, et plus récemment L’Illusion comique où les acteurs ayant appris tous les rôles se les échangeaient chaque soir. L’expérimentation et l’actualisation se traduisait alors sur scène aussi avec le corps et la voix des acteurs et non pas seulement par la scénographie. Fisbach se réappropriait les techniques de l’acteur pour délivrer des lectures exigeantes des œuvres dont il s’était saisi. L’écart avec Mademoiselle Julie n’en est que plus creusé, comme si la tragédie naturaliste de Strindberg avait gagné la bataille. Nous le disions plus haut, ce drame est un combat, une lutte entre l’ancien et le moderne. Il est question de pouvoir, pouvoir sur soi, pouvoir sur les autres, pouvoir sur le monde dans lequel les personnages évoluent. Et dans cette mise en scène, il semble bien que ce soit l’auteur qui ait eu le dernier mot.
[1] August Strindberg, préface à Mademoiselle Julie, traduction de Terje Sinding, Belval, Circé/Théâtre, 2006, p. 10.
[2] Frédéric Fisbach, entretien avec Jean-François Perrier, publié dans le programme de salle de Mademoiselle Julie lors des représentations au Festival d’Avignon, au Gymnase Aubanel, du 8 au 26 juillet 2011.
[3] August Strindberg, op. cit., p. 14.
[4] Jean-Pierre Sarrazac, Théâtres intimes, Arles, Actes Sud, coll. Le Temps du théâtre, 1989, p. 166.